suite de l’article Retour à la dialectique de la nature, par Georges Gastaud. Trosième partie.
LE MATERIALISME DIALECTIQUE, APPELLATION de la PHILOSOPHIE MARXISTE ou TENDANCE PHILOSOPHIQUE FONDAMENTALE ?
La forme souvent dogmatique sous laquelle fut diffusé le matérialisme dialectique au 20ème siècle provient pour une part de l’incompréhension du statut que comporte cette expression dans la philosophie de Marx et d’Engels. Le matérialisme dialectique n’est en rien le » nom propre » de la philosophie marxiste, ni a fortiori son » logo » ou sa marque de fabrique. Il faut au contraire partir du fait que la philosophie marxiste repose sur une analyse approfondie des ressorts profonds du développement historique de la philosophie. Ainsi pour Engels, le champ de la philosophie est-il structuré par l’opposition du matérialisme, issu de Thalès et Démocrite et orienté vers l’intellection du réel » sans addition étrangère « , et de l’idéalisme qui, à l’intérieur du champ démonstratif et conceptuel propre à l’idéologie philosophique, représente les intérêts de la religion et, à travers eux, ceux des classes dominantes. La philosophie marxiste est donc moins une nouvelle doctrine que la prise de conscience de cette » loi » interne de développement de la philosophie qu’est l’opposition (plus ou moins larvée selon les époques) des deux » camps » que constituent le matérialisme. Comment, dans le champ philosophique, prendre parti de manière conséquente pour le matérialisme, c’est-à-dire en pratique pour la science et la rationalité empirique qui lui est propre, et à travers elle, pour les classes populaires dont l’intérêt fondamental est de se délester des conceptions magiques et religieuses. C’est cette prise de parti conséquente en faveur du matérialisme qui va conduire Marx et Engels à » dialectiser » le matérialisme, la dialectique étant ce qui permet de restituer au devenir matériel la dimension rationnelle que lui a toujours contesté la métaphysique et à » matérialiser » la dialectique de Hegel. Le matérialisme dialectique n’est donc pas » une » doctrine philosophique mais la tendance matérialiste conséquente, la tendance matérialiste en tant qu’elle ne fait aucune concession de principe à l’idéalisme.
Cette tendance se manifeste dés les origines de la philosophie occidentale chez le penseur pré-socratique Héraclite qui fut le premier à exprimer de manière intuitive la dialectique matérialiste. Pour ce philosophe, » ce monde, le même pour tous les mortels, aucun des dieux ni des hommes ne l’a créé, et il fut, il est et il sera un feu éternellement vivant qui s’allume et s’éteint avec mesure « . Bref le monde est matière, il existe indépendamment de l’esprit (théorie matérialiste de la connaissance), il est constitué de » feu » (ce qui doit s’entendre de manière métaphorique : le feu est typiquement la matière en mouvement). Contrairement à ce qui s’écrit généralement (calomnié sous le surnom d’Héraclite l’Obscur, ce philosophe a été platement lu et » réfuté » à la fois par Aristote et par Lucrèce), Héraclite ne nie pas la rationalité du monde. Il est l’auteur d’une cosmophysique rationnelle grandiose qui explique que le feu-matière primitive en constante transformation n’est pas une pâte amorphe et inerte comme ce sera le cas dans le Timée de Platon ou dans la Physique d’Aristote. Cette matière ignée chatoyante dont le propre est de changer constamment de forme devient successivement » mer, vent tourbillonnant et terre sèche » (il s’agit moins ici des » éléments » chimiques que des états physiques de la matière dont l’enchaînement est régi par l’élévation de température) » selon la même mesure « . En clair, les changements qualitatifs d’état respectent l’égalité quantitative et si » tout s’écoule « , si » tout se transforme » comme dira plus tard Lavoisier, théoricien de l’équation chimique, rien ne se crée ni se perd. » Pas d’addition étrangère « , dira Engels pour définir le matérialisme. Héraclite a en outre l’intelligence de rapporter ce » mobilisme universel » au règne de la contradiction dans l’essence même des choses. » C’est la même route qui monte et qui descend « , » dans le cercle, fin et commencement coïncident « , » c’est la faim qui rend la satiété agréable « , et surtout » nous sommes et ne sommes pas « , ce qui universalise la contradiction en l’inscrivant au cœur même de l’être. C’est ici qu’apparaissent cependant les limites de cette dialectique intuitive. Contrairement à ce qu’entreprendra Hegel des siècles plus tard, Héraclite n’a pas cherché (à la lecture des textes qui nous restent de lui) à articuler la contradiction matérielle au principe logique de contradiction et cette brèche conceptuelle a facilité les contre-attaques de l’idéalisme éléate (Parménide) qui, paradoxalement va développer puissamment la réflexion dialectique en cherchant à démontrer… l’inexistence du mouvement au plan métaphysique. Il eût fallu, pour qu’Héraclite parvînt à articuler la contradiction matérielle aux exigences logiques de cohérence, mettre en place la catégorie dialectique centrale de » négation de la négation » ; seule cette catégorique (le fameux » dépassement » hégélien, la Aufhebung) permet de comprendre comment tout à la fois, l’identité d’une chose, non pas se conserve statiquement à l’écart du devenir, mais se reproduit de manière élargie en affrontant l’adversité, en l’intégrant et en la surmontant. Mais notre propos n’est pas ici de rendre compte de l’étincelante pensée d’Héraclite mais d’attester par son exemple fondateur que le matérialisme dialectique est bel et bien une tendance fondatrice et structurante du champ philosophique.