Lundi 23 mars 2020, Lucien Sève, grand philosophe français est mort emporté par le Coronavirus. Il avait 93 ans. Georges Gastaud, philosophe, lui rend hommage.
Au nom du PRCF, de sa commission philosophie et en mon nom personnel, c’est avec beaucoup d’émotion que j’apprends la mort de Lucien Sève, éminent philosophe marxiste, militant sincère du communisme, homme spirituel et attachant frappé à 93 ans par la terrible pandémie du coronavirus.
Malgré de fortes divergences politiques avec Lucien (notamment sur le socialisme d’hier et sur le communisme de demain), j’avais gardé des contacts amicaux avec lui ; à l’occasion du stage MAFPEN que j’avais organisé à Lille pour la formation des profs de philo autour de son intervention et de celles de Jacques Milhau et de Solange Mercier-Josa, c’est en toute sincérité que je lui ai dit alors publiquement que je lui devais beaucoup, « y compris nos divergences » – lesquelles ne nous ont d’ailleurs jamais empêché de dialoguer, voire de polémiquer fraternellement.
Alors qu’il était déjà très âgé, cet homme, l’un des plus intelligents qu’il m’eût été donné d’approcher, avait illuminé de sa présence quelques années plus tard le stage sur le marxisme organisé par le groupe philo du SNES sur ma proposition par notre ami commun, Jean-François Dejours. J’ai alors constaté que l’œuvre de Sève, méconnue et méprisée par l’Établissement philosophique français, était appréciée des jeunes professeurs de philosophie qui s’étaient majoritairement retrouvés à ce stage. Professionnellement, nous avions lui et moi conjugué nos efforts, lui – avec l’aide de J.F. Dejours – pour faire enfin entrer Marx au programme de l’agrégation de philo, moi pour qu’Engels figure enfin dans la liste des classiques du baccalauréat.
Sur le plan des positions philosophiques et théoriques, Sève fut un grand penseur de la personnalité, de la subjectivité et de l’éducation.
Héritier de la psychologie matérialiste des Leontiev, Vygotski, Politzer, Wallon et autres psychologues marxistes, Sève a forgé des concepts indispensables à une psychologie pleinement scientifique (Marxisme et théorie de la personnalité, 1968) tout en renvoyant dos à dos les conceptions spiritualistes et le biologisme plat (on se souvient de l’article-choc paru dans L’école et la nation, revue du PCF, sous le titre provoquant « Les dons n’existent pas »). Pour autant, le matérialisme non réductionniste de Sève faisait pleinement droit à l’espace propre de la subjectivité et à celui du projet en intégrant, avec l’aide d’Yves Clot, l’apport freudien, si ce n’est celui d’une forme rationalisée de l’existentialisme (voir « Je, trajectoires marxistes sur l’individualité« ).
Ainsi émergeait une approche marxiste objective de la subjectivité. Le marxisme n’a d’ailleurs rien d’un « collectivisme de caserne » et l’on est surpris du nombre d’occurrences que compte le mot « individu » dans l’ »Idéologie allemande », cette œuvre de jeunesse de Marx et Engels (1846) qui joue le rôle d’un « Discours de la méthode » du matérialisme historique…
Penser l’aliénation humaine (donc aussi la désaliénation et le communisme) d’une manière pleinement scientifique…
À l’occasion de ce travail philosophique de portée directement scientifique (je pense à la réflexion de Sève sur la dimension psychologiquement structurante de l’ emploi du temps et de son ancrage sociétal), Sève a puissamment développé la réflexion générale sur l’apport logico-catégoriel de Marx/Lénine, spécialement sur la dialectique des contradictions antagoniques et non antagoniques. Que ce soit dans l’ouvrage collectif « Lénine et la pratique scientifique » ou dans son œuvre la plus synthétique, « Une introduction à la philosophie marxiste« , Sève a subtilement éclairé les rapports objectifs de la dialectique matérialiste avec la logique hégélienne ; à la fois contre Garaudy et contre Althusser, un temps ses camarades de parti, Sève aura magistralement montré qu’il est possible de penser l’aliénation humaine (donc aussi la désaliénation et le communisme) d’une manière pleinement scientifique ;alors que l’ « antihumanisme théorique » d’Althusser rejetait sommairement cette notion d’aliénation, traitée comme une scorie idéaliste, et celle non moins capitale de négation de la négation, alors qu’à l’inverse Garaudy croyait pouvoir reconstruire tout le marxisme sur la base d’une conception idéaliste et fidéo-compatible de l’aliénation. L’enjeu de cette discussion est la fondation d’un humanisme communiste scientifiquement fondé qui forme le fil rouge de l’œuvre de Sève.
la dialectique de l’universel et du particulier permet de concevoir la germination empirique de l’universel dans des conditions historiquement données
Plus fondamentalement encore, Sève a montré sur la base d’une lecture fine de Marx, notamment du « Capital » et des textes de méthodologie économique (notamment de « L’introduction à la méthode de l’économie politique« ), que la dialectique de l’universel et du particulier prend chez Marx une subtilité telle qu’elle permet de concevoir la germination empirique de l’universel dans des conditions historiquement données. Ce qui permet de résoudre la vieille aporie sceptique qui interdit au concept universel de refléter adéquatement le mouvement et la diversité du réel empirique. La double convergence produite, du côté du concept, par ce que Marx appelle la production d’un « concret de pensée » (Gedankeskonkretum) et, du côté du réel, par la germination empirique de l’universel (par ex. la marchandise parmi d’autres qu’est l’argent incarne empiriquement l’universel abstrait de la valeur d’échange) rend possible une forme subtile de réalisme dialectique (la notion marxiste de reflet n’a rien de « grossier ») et permet de débouter sans retour les apories plates et décourageantes de l’ontologie et de la gnoséologie néopositivistes, aujourd’hui prédominantes.
J’aurai néanmoins à ce sujet une controverse, reproduite dans la Pensée, à propos de la portée ontologique de la philosophie marxiste, Sève tendant à confiner la philosophie de Marx dans une fonction gnoséologique, purement relative à la connaissance, donc à confiner la pensée philosophique dans l’étude du reflet par l’esprit des données matérielles : mais ce reflet mental n’est-il pas lui-même une fonction, voire un stade, de la matière en mouvement ? Car si le rapport entre esprit et matière est nécessairement inscrit dans la matière, cet absolu (du point de vue, du moins, du matérialisme), alors la matière n’est nullement circonscrite dans le rapport mental, cognitif qu’elle entretient avec l’esprit (la matière peut exister sans être portée par un reflet mental, alors que l’inverse est insoutenable sans tomber dans l’idéalisme). C’est parce que le reflet est, en dernière analyse, un « moment » de la matière en devenir, parce que le rapport entre matière et esprit est proprement matériel, qu’à l’inverse, le reflet peut s’accorder – serait-ce de façon tendancielle – aux données objectives dont il est le reflet, c’est-à-dire en devenir le reflet scientifique : un peu de criticisme éloigne de l’ontologie matérialiste, beaucoup implique une ontologie historico-dialectique et même, une « dialectique de la nature » qui germe aujourd’hui de dix mille manières dans les sciences de la nature. Bref, l’ontologie matérialiste et la dialectique de la nature sont les bases d’une approche critique de la théorie de la connaissance (et j’ajouterai : de la praxis révolutionnaire) ; si bien que procéder à l’inverse, nier la dimension centrale de l’ontologie matérialiste et résumer Marx à une gnoséologie critique ou à une philosophie de la praxis, c’est nécessairement dériver vers une resucée « marxienne » de l’idéalisme kantien ou vers une forme de romantisme existentialiste et subjectiviste.
Cependant les divergences les plus importantes entre Sève et le marxisme-léninisme surgiront surtout sur le terrain proprement politique. Durant les années 1960/1970, Sève avait vaillamment combattu les déviations droitières successives qui avaient dérouté les philosophes organiques du PCF ; confondant « dé-stalinisation » et « désalinisation » (= édulcoration), car ceux-ci sortirent presque tous par la droite de la période dite stalinienne.
le mépris de fer de l’Université et de ce que j’appellerai la doxa philosophique hors de laquelle nul ne fait carrière ni n’accède aux média
Sève avait ainsi combattu les dérives d’Henri Lefèbvre, puis celles de Roger Garaudy et enfin, celles de son vieux compagnon de l’E.N.S., Louis Althusser. Bien que son argumentation contre les trois personnes citées fussent de haute tenue, cette défense philosophique du matérialisme dialectique et du marxisme-léninisme a alors valu à Sève – jugé par les bien-pensants trop proche du PCF et de l’Union soviétique – le mépris de fer de l’Université et de ce que j’appellerai la doxa philosophique hors de laquelle nul ne fait carrière ni n’accède aux média. À l’Université, Sève était soit ignoré, soit brocardé dans les années 1970, quand ce n’était pas carrément traité de « flic théorique », alors qu’Althusser surfait sur la vague structuraliste et que, tout en restant au PCF, il bénéficiait de son demi-flirt très « tendance » avec les étudiants maoïstes. Quant à Garaudy, son crédit était mince à l’université comme l’était hélas son humanisme flou et sans rivage, mais il n’en bénéficiait pas moins d’un large appui médiatique puisqu’il semait la zizanie dans le PCF sur la base d’un positionnement antisoviétique et anti-léniniste.
le tournant euro-communiste
Hélas de notre point de vue, Sève a très mal pris le tournant eurocommuniste et « rénovateur » du PCF à l’époque où ce parti, débordé sur sa droite par le PS mitterrandiste, tiraillé à l’interne par l’aile droite et pseudo-intellectuelle du PCF (successivement les Fizsbin, Elleinstein, Juquin, Fiterman, Martelli…), la direction de ce parti a cru utile de lâcher du lest théorique pour, croyait-elle, se prémunir des incessantes campagnes antisoviétiques et anticommunistes des années 1970/80. La direction du PCF a ainsi cru habile de larguer sa référence au marxisme-léninisme, de renier ostensiblement sa solidarité historique avec le PCUS et de couper sa référence fondatrice à la dictature du prolétariat (22èmecongrès, 1976). La direction du PCF ne cessait de présenter son délestage théorique comme une démarche « novatrice », ringardisant et censurant ceux qui, dans le PCF, rappelaient à contre-courant que le marxisme-léninisme n’est pas un bazar rutilant dans lequel on fait son marché au petit bonheur. En réalité, la direction Marchais du PCF, poussée par la social-démocratie et par ses relais « communistes » internes a dynamité l’une après l’autre les digues idéologiques protectrices qui séparaient depuis 1920 le parti communiste du parti socialiste (porté par un mixte idéologique d’utopisme romantique et de pragmatisme européiste) : car les bases révisionnistes de la « mutation » huiste ont été jetées hélas bien longtemps avant l’avènement du veule Robert Hue, et le délestage « mutant » des concepts marxistes a finalement, comme l’auteur de ces lignes l’avait dit vainement en son temps, largement bénéficié à Mitterrand en vertu du fait que les gens préfèrent toujours l’original (un parti social-démocrate classique) à la copie (un PC déboussolé et… déboussolant)…
Abandon de la « forme-parti » du communisme
Comme il arrive souvent aux philosophes, qui sont professionnellement rompus à systématiser les positions, Sève s’est alors, pour la première fois de sa vie, retourné contre la direction du PCF en radicalisant la vision de plus en plus anti-léniniste et antisoviétique qui était celle des « refondateurs », emmené par Roger Martelli, Guy Hermier et d’autres. Quand on tire le fil rose des pseudo-novations théoriques, et que l’on se veut logique et conséquent, on va d’un coup aux conséquences ultimes : à l’inverse d’un Marchais, qui croyait abandonner « seulement » la dictature du prolétariat mais « garder » le marxisme-léninisme, qui abandonnait ensuite le marxisme-léninisme mais disait vouloir garder le socialisme et le centralisme démocratique, puis qui les répudiait à reculons aux congrès suivants, Sève a très vite compris que le démontage du marxisme-léninisme ne serait pas complet sans la rupture avec ce cœur de léninisme qu’est la théorie du parti d’avant-garde. Dès lors, ayant initialement fait le choix archi-décevant de défendre, contre Althusser, l’abandon de la dictature du prolétariat proposé par Marchais, Sève ne tarda pas à déborder le PCF sur sa droite : telle était sa radicalité théorique, propre à tout philosophe pour le meilleur ou pour le pire. Sève théorisa donc très vite, avec l’esprit de conséquence qui caractérise les vrais philosophes et autres logiciens, le nécessaire abandon de la « forme-parti » du communisme.En pratique, cela revenait à prôner pour une forme de mouvementisme amorphe. Sans aller formellement jusque là – histoire de ne pas laisser la place aux partisans d’une renaissance léniniste du PCF – les dirigeants du PCF se contenteront d’une mise à mort douce de leur parti, que la pré-mutation des années 76/93 et la mutation flamboyante des années 90/2000 allaient totalement affadir et priver de tranchant révolutionnaire. Avec en prime l’exode massif des « rénovateurs » les plus radicaux, jamais satisfaits des concessions toujours trop tardives de la direction nationale.
En particulier, Sève – qui s’est laissé fasciner par Gorbatchev – n’aura jamais compris la nature proprement contre-révolutionnaire des bouleversements géopolitiques des années 1990 ; face à l’évidence d’un basculement mondial favorisant outrancièrement le capitalisme-impérialisme au détriment du camp du travail et des peuples, il n’aura cessé de noircir l’Union soviétique, d’abonder la criminalisation intégrale de la période stalinienne et pour finir de relativiser radicalement le léninisme lui-même. On peut même dire tristement que, pour finir, il aura débordé sur la droite Garaudy, son adversaire initial, dans l’interprétation de l’histoire révolutionnaire du 20ème siècle.
Toujours mettre au centre de sa réflexion le communisme
Toutefois, contrairement à Garaudy – qui finit dans l’insignifiance théorique et dans l’errance historiographique– ce révisionniste intelligent qu’était devenu Sève sur le terrain sociopolitique n’a jamais suscité une forme de révisionnisme plat : Sève eut le mérite de toujours mettre au centre de sa réflexion le communisme (c’est-à-dire l’épanouissement solidaire des individus). Ce communisme que le PCF de Marchais ne mentionnait presque plus, ne parlant au mieux que du « socialisme », alors que pour Marx, Engels et Lénine (et toute l’expérience historique a montré, directement ou a contrario, la justesse de cette perspective), le socialisme doit nécessairement, sous peine de stagner et de régresser, se dépasser à tout moment en visant la perspective dés-aliénante d’une société communiste sans classes et sans État politique : pensons à Cuba qui, au plus fort de la sombre « période spéciale » qui suivit la chute de l’URSS, n’a jamais cessé de mettre en avant les principes proprement communistes du primat de la Recherche, de la médecine entièrement gratuite, de la solidarité internationale et de l’Éducation pour tous.
L’erreur antidialectique de Sève était alors, sous l’offre alléchante et apparemment gauchisante de la « visée communiste ici et maintenant », de dénier la nécessité de fer, – justement pour engager vraiment la construction du communisme dans la visée du « dépérissement de l’État de classe » – de la révolution socialiste : c’est-à-dire de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, de l’expropriation capitaliste suivie de la socialisation des moyens de production, de la dictature du prolétariat défendant le nouveau régime social et de la planification à la fois démocratique et scientifique de la production et des échanges en fonction des besoins sociaux. Bref, cette prétendue avancée au communisme ici et maintenant nantie de son florilège bavard d’ « autogestion » creuse (car s’exerçant sans expropriation préalable du capital), venait à point nommé, bien malgré Sève (qui n’aura jamais rompu avec l’idéal communiste de sa jeunesse), pour donner une apparence conceptuelle trompeuse au réformisme plat du « nouveau » PCF camouflant ses participations aux gouvernements maastrichtiens ou pré-maastrichtiens de Mitterrand et de Jospin sous l’enseigne écarlate de l’« avancée pas à pas au socialisme autogestionnaire ». On se souvient alors de la polémique proprement logico-dialectique de Sève contre l’idée engelsienne d’un saut qualitatif révolutionnaire séparant nécessairement les phases successives des processus naturels et historiques : comme si la nature elle-même devait, pour faire bon poids, se convertir à ce « réformisme fort » qu’avait inauguré le grand « novateur » italien Enrico Berlinguer. C’est pourquoi nous autres, militants franchement marxistes, avons dès longtemps coupé court à cette opposition creuse entre socialisme et communisme : nous parlons désormais de socialisme-communisme et nous articulons clairement, à la manière de Marx et de Lénine (lire ou relire L’Etat et la révolution), la révolution socialiste, la dictature du prolétariat et le dépérissement communiste de l’État, y compris celui de l’État socialiste. En somme nous faisons nôtre l’avertissement de Lénine selon lequel tous les ouvriers conscients doivent défendre leur État SOCIALISTE tout en surveillant de près l’ÉTAT socialiste. Si donc, un peu de « communisme » éloigne de la révolution socialiste « classique », beaucoup de communisme marxiste et prolétarien y ramène. D’ailleurs, tous ceux qui, en Amérique latine par ex., souhaitèrent quelque temps bâtir un « socialisme du XXIème siècle » contournant la dictature du prolétariat et le désarmement de la contre-révolution armée, sont en train, hélas, de mesurer et, espérons-le, de rectifier leur erreur.
L’un des plus grands concepteurs de ce que Jacquard appelait l’ « humanitude »
Cette dérive philosophique et surtout politique n’a pas pour autant conduit l’œuvre géante de Sève à perdre tout intérêt pour la pensée marxiste de l’avenir : peu ancré dans les luttes du présent et désormais détaché du PCF et de toute reconstruction organisée d’un vrai parti communiste, ce grand penseur passionné de bioéthique et informé de toutes les sciences qu’était Sève restera l’un des plus grands concepteurs de ce que Jacquard appelait l’ « humanitude » ; tant il est vrai que l’on ne peut plus guère penser dynamiquement la construction de l’humanité de l’homme sans la rapporter à un projet communiste où, comme le prévoyait le Manifeste du PARTI communiste, « le développement de chacun devient la clé du développement de tous ».
L’œuvre de Sève reste un point d’appui majeur pour la relance à notre époque d’une approche dia-matérialiste du communisme.
Si bien que, non pour encenser les déviations politiques du dernier Sève, ni pour durcir les quelques aspects faibles de son approche générale de la dialectique et de la théorie de la connaissance, l’œuvre de Sève reste un point d’appui majeur pour la relance à notre époque d’une approche dia-matérialiste du communisme. Les marxistes-léninistes de notre temps doivent en user avec lui comme Lénine avec Georges Plekhanov, l’éminent théoricien marxiste russe qui n’en fit pas moins le mauvais choix du menchevisme et du refus d’Octobre 1917 à un moment clé de l’histoire moderne : il faut en un mot se rappeler que, comme le disait malicieusement Lénine, « le matérialisme intelligent est plus proche de l’idéalisme intelligent que du matérialisme bête »… À ceci près que globalement, l’œuvre philosophique, logique, scientifique et anthropologique de Sève se tient fermement et créativement, du côté du matérialisme et de la dialectique. Or c’est sur ce front-là du combat que doit principalement être jugée l’œuvre d’un philosophe, y compris d’un point de vue sagement politique.
Sève a été emporté par la première pandémie mondiale liée à la mortifère mondialisation capitaliste
S’il est exact que Sève, certes très âgé, a été emporté par la première pandémie mondiale liée à la mortifère mondialisation capitaliste, cette circonstance tragique n’en montre que mieux combien notre époque est tenue de prendre parti pour le communisme, en théorie et en pratique, ou bien de s’abandonner à un capitalisme dont Sève m’accordait volontiers, dans nos discussions à bâtons rompus, le caractère foncièrement exterministe. Plus que jamais, camarade Lucien, « (le socialisme… et) le communisme, ou la mort ! ».
Un défenseur de la langue française
Je termine en signalant que pour moi, Sève est aussi un écrivain, voire un styliste de la langue philosophique. Je fus très honoré lorsque, exaspéré comme moi par le lâche abandon de la France d’en haut au tout-anglais, Sève a fait l’honneur à l’association COURRIEL que je préside de condamner avec nous le linguicide en cours de notre langue, et à travers elle si l’on n’y prend garde, l’éradication programmée de tout l’héritage philosophique du pays de Descartes, de Diderot et de Politzer.
J’encourage en tout cas vivement les jeunes intellectuels franchement communistes et léninistes du PRCF à lire avec esprit critique, mais aussi avec respect et grande attention, l’une des plus grandes œuvres marxistes de notre temps etje salue très tristement pour finir la mémoire attachante d’un homme accessible et bienveillant.
Georges Gastaud 23 mars 2020
Le seul écrit que j’ai pu lire en dehors de l’humanité des années 80, c’est « marxisme et théorie de la personnalité ». Par la suite j’ai découvert Spire, puis Marx, Engels, Hegel à l’université en sociocritique. Le plus difficile c’est d’être lu et entendu. Par des attitudes de rejet des points de vue, on finit par se demander si certains savent que le centralisme démocratique n’existe qu’à la condition que le militant de base ait toute liberté de ressenti, si discordant fût-il. Lucien Sève, aura montré une largeur d’esprit telle qu’il a longtemps hésité à prendre ses distances avec la direction du Parti. Il reste dans notre mémoire comme un dirigeant digne, hésitant, distant et critique, un homme libre et car il prenait le pouvoir d’agir en connaissance de cause, aurait dit, Spire, le philosophe. A ses proches, respect !
Très bel article, très « au coeur du sujet » et très éclairant pour celui qui est un peu extérieur à « tout cela ».
Deux remarques : je trouve l’approche gnoséologique de Sève plus certaine (et marxiste) que l’ontologique. Son analyse du « catégorial » de Marx est, il me semble, décisive. Et qu’est-ce que fait gagner l’ontologisme, d’ailleurs ? Réaffirmer, sempertinellement, que l’esprit procède en dernière instance de la matière, c’est toujours un peu court. C’est le redondance d’un principe qui est proprement une pétition de principe. C’est vrai, certes, mais en quoi est-ce opératoire ? Qu’est-ce que cela dit, positivement, si ce n’est, il est vrai, que l’idéalisme absolu n’est pas tenable, qu’on ne peut l’imaginer tel (malgré Berkeley). Je trouve que le relativisme de Comte (on ne peut rendre raison jusqu’au bout des causes « absolues », on n’a que des lois, des rapports, que l’on peut penser comme dialectiques d’ailleurs) ou que Hume (cf. ces « impressions » qui « naissent de causes inconnues ») ou même le spinozisme qui pose l’existence de deux « attributs » corrélés qui sont la même chose, sont plus prudents et sûrs, moins… métaphysiques. Marx n’est pas ontologiste; cela ne l’intéresse même pas (à la diff »rance de Engels). Il a résisté à la TENTATION du système complet.
Je suis par ailleurs d’accord avec la critique politique de Sève et je ne vois pas que rien ne puisse se faire de décisif sans la « forme-parti », mais on ne saurait en ignorer non plus les défauts ou les vices (avérés). Etre attentif à ce qui se fait spontanément – le mouvement réel -, le recueillir et favoriser, y trouver une inspiration, ne pas avoir peur de cette spontanéité inventive des masses, comme disaient les maoïstes (!), ne pas vouloir tout contrôler, diriger, juger, mais en être aussi la caisse de résonance et le multiplicateur (organisé et centralisé), ce n’est pas faux non plus… puisque conforme sans doute à une société communiste. Et puis, comme Friot, insister sur ce qui existe et son potentiel, c’est aussi mobilisateur. Il y a là quelque chose de vrai.
Mais, à mon avis, le vrai problème est ailleurs : dans la confusion entre le temporel (l’action) et le « spirituel » (en l’occurrence communiste, théorique et moral) alors que le parti ne doit pas être les deux : c’est la leçon de Comte qui, à mon avis, s’impose… et me fait -hélas – sortir du cadre.
Honneur à sa mémoire !