lettre au poète anglais Alan Dent sur le sens des événements en France
par Francis Combe – poête
Le peuple de France n’a pas sorti les fourches et les faux mais il est en train de mettre le feu au Château
Il est sorti de ses hameaux, de ses faubourgs, de ses pavillons de banlieue, des lotissements de la périphérie, pour descendre dans la rue, envahir les Champs-Élysées et bloquer les carrefours
Le peuple en a assez de payer la taxe et la gabelle
Il est entré en rébellion contre les gens d’en haut, contre les nouveaux seigneurs qui le regardent de haut
Dans son allocution télévisée, le Roi Macron a pris son air le plus contrit pour dire aux Français « Je vous ai compris »
Il a voulu faire croire qu’il était capable de compassion pour « la ménagère qui n’arrive pas à améliorer les fins de mois »
Améliorer les fins de mois ? Quand pour des millions, comme nous, à découvert dès le quinze ou le dix, il s’agit de savoir comment finir le mois ?
« S’ils n’ont pas de pain qu’ils mangent de la brioche », dans la bouche des régnants résonne toujours l’écho des mots attribués à Marie-Antoinette.
Nous vivons dans le même pays et sur la même Terre
mais pas sur la même Planète.
Bien sûr, on ne pend plus aux branches des hêtres les pauvres hères
qui braconnaient sur les terres du seigneur
mais le peuple est toujours traqué et matraqué.
Les grands pratiquent toujours la chasse à courre, partout où il y a le moindre épi de blé, ils dévastent nos parcelles
et c’est toujours le peuple qui sert de gibier.
Taxe sur les carburants, profits pétroliers, péages d’autoroutes qui sont les modernes octrois, contraventions à chaque coin de rue, contrôles permanents, harcèlement policier…
Si la voiture est notre liberté, notre liberté est une liberté très surveillée.
Nous sommes les nouveaux gueux, les nouveaux sans-culottes, citoyens délinquants en puissance, toujours présumés coupables.
Si tu n’as pas de gilet jaune dans ton coffre tu es passible d’amende ;
Mais le gilet jaune, modeste symbole de l’ordre sécuritaire européen, est aujourd’hui devenu le symbole de la révolte sociale,
le signe de ralliement, l’uniforme du soulèvement,
celui qui unifie le mouvement, celui sous lequel quelles que soient les professions, les idées, les croyances, tous sont solidaires.
C’est le gilet des travailleurs, des éboueurs, des ouvriers du bâtiment, des ménagères sur les passages cloutés…
C’est le gilet qu’on enfile pour manifester, celui qu’on expose sur le pare-brise ou la plage arrière, celui qu’on attache au guidon du scooter ou à la selle du vélo, celui qu’on garde dans son cartable, qu’on range sous sa table et qu’on sort pour déclarer sa flamme, sa fierté aujourd’hui d’être Français.
C’est le gilet fluorescent de ceux qui étaient invisibles et qui se sont rendus visibles, de nuit comme de jour, et qu’on voit maintenant partout, jusque sur les écrans de télé.
Hier, le gilet jaune signalait une panne ou un accident…
Aujourd’hui, l’invasion des gilets jaunes annonce le printemps
comme une explosion de jonquilles à tous les carrefours.
Hier, le jaune était la couleur des briseurs de grève
mais le jaune aujourd’hui voit rouge.
De Paris à Bruxelles, de Sofia à Nurenberg, de Marseille au Caire… la contagion se répand…
(Il en fut de même avec le drapeau rouge… Au départ entre les mains de l’État, il fut le signal de l’état d’urgence et de la répression, puis entre les mains du peuple ouvrier, le drapeau rouge devint le symbole de la révolte pour le monde entier).
Dans son palais le nouveau Louis XVI déclare : « Pas question de rétablir l’Impôt sur les grandes fortunes.
Si nous accordons nos largesses à qui possède la richesse,
c’est pour votre bien, manants,
car un jour les gouttes d’or de leur bonne fortune vous ruisselleront sur la tête et vous en serez oints… »
Et, devant l’Arc de Triomphe, Gavroche rigole et brandit une banderole qui clame : « Nous aussi, on voudrait payer l’ISF ! »
Sur les ronds-points on fait le point sur ce qui ne tourne pas rond…
Il y a là l’ouvrier, l’employée, le retraité, le petit commerçant, le chômeur, l’auto-entrepreneur ;
celle qui vote à gauche, celui qui vote FN, et tous ceux qui ne votent pas…
Tout n’est pas clair et tout n’est pas simple,
mais ici on se parle, on apprend à se connaître et à se comprendre.
« La transition écologique ne doit pas se faire sur le dos du peuple… ce sont les vrais pollueurs qui doivent être les payeurs…
C’est à nous qu’on veut faire porter le chapeau si les arbres, nos compagnons fidèles, perdent leurs cheveux, si les icebergs se mettent à fondre devant le seuil de nos portes, et si le niveau de l’eau monte et celui de la misère aussi.
Fin du mois et fin du monde même combat ! »
Patriotes et républicains, aucun peuple de la Terre n’est notre ennemi.
Nous ne voulons pas de la guerre économique, de la concurrence généralisée, de la compétition olympique des misères.
« Ce n’est pas en érigeant des barrières qu’on résoudra les problèmes de la Terre… Ce n’est pas non plus en supprimant les frontières… »
Tout n’est pas simple et tout n’est pas clair…
Mais, tard près du rond-point, autour d’un couscous, on discute des questions difficiles.
On discute et on écarte ce qui divise pour ne retenir que ce qui unit.
Et peu à peu s’écrivent les Cahiers de doléances ;
peu à peu s’élabore un programme du peuple
et ceux qui rejettent la politique font plus de politique en ce moment que les professionnels de la politique.
Non contents de revendiquer, ils remettent en cause les institutions,
la démocratie représentative qui justement ne les représente pas.
Combien d’ouvriers, d’employés, d’artisans, de paysans, de chômeurs ou d’étudiants, de Français de toute sorte et de toutes couleurs sont assis sur les bancs de l’Assemblée Nationale
ou du Sénat qui, en plein mouvement, vient de voter la suppression de l’Exit Tax pour les évadés de la fiscalité ?
Ceux qui discutent tard le soir autour du rond-point redécouvrent le mandat impératif,
l’esprit de la Commune de Paris,
la révolution qui est l’autogouvernement du peuple.
Ils hésitent à élire des délégués mais un peu partout surgissent comme sortis de nulle part des porte-parole
capables de tenir tête à des ministres,
car le peuple, contrairement à ce que s’imaginent ceux d’en haut, est intelligent,
c’est lui qui connaît le mieux la vie et les lois de l’économie.
Et peu à peu le peuple en mouvement fait l’expérience de sa force.
L’état panique, il envoie la police et les gaz lacrymogènes sur les manifestants pacifiques,
Il fait s’agenouiller les lycéens, mains sur la tête, comme pendant la guerre les résistants avant leur exécution ;
Il arrête à tour de bras ceux qui n’ont rien fait pour leur interdire pendant six mois de manifester.
Il pleure sur les policiers blessés mais n’a pas un mot pour ceux qui ont perdu leur main arrachée par une grenade, ou les yeux crevés par des tirs de flash-ball.
Et comme cela ne suffit pas à arrêter le mouvement ni à le discréditer, il doit manœuvrer et reculer.
Ce qui était impossible, il y a trois semaines à peine, aujourd’hui est concédé. Des taxes sont annulées, des augmentations consenties…
Mais ça ne fait pas le compte, et on va continuer
« Le peuple, ne lui donnez rien, il en veut encore plus…
Donnez-lui votre doigt, et tout le bras y passera… »
« C’est une émeute, demanda Louis XVI… Non sire, répondit La Rochefoucault, c’est une révolution. »
Une révolution citoyenne qui ne fait que commencer, une révolution qui ne fait que s’annoncer…
(Aubervilliers, le 11 décembre 2018)
http://franciscombes.unblog.fr/2018/12/12/le-retour-du-peuple/