Du rarement vue voire inédit : Face au projet de loi attendu en février, les premiers présidents de cour d’appel signent une motion alarmante. Un geste rarissime.
Il est rare que les hauts magistrats sortent de leur sacro-saint droit de réserve et de leur légendaire prudence. Leur initiative est donc suffisamment rare pour être soulignée. Dans un texte commun rédigé jeudi 14 janvier, la conférence des premiers présidents de cour d’appel s’alarme contre les dispositions anti-terroristes que la garde des Sceaux Christiane Taubira doit porter dans les toutes prochaines semaines dans son projet de loi contre la criminalité organisée.
Déjà lors de l’audience de rentrée de la cour de cassation, Bertrand Louvel, son premier président s’est interrogé solennellement : pourquoi l’Etat voudrait-il “éviter” l’autorité judiciaire pour son nouvel arsenal anti-terroriste ?
Contre l’état d’urgence, pour l’état de droit coup de gueule des magistrats de la cour d’appel de Caen
Comme chaque année, au mois de janvier a lieu l’audience solennelle de la cour d’appel de Caen. L’occasion de dresser un bilan de l’année passée, lors de son discours devant les préfets, policiers, gendarmes et élus, le premier président de la Cour d’appel de Caen n’a pas mâché ses mots :
« Le corps judiciaire est meurtri par cette mise à l’écart au nom des intérêts supérieurs de l’Etat. Pire: nous sommes inquiets. Car un état démocratique ne sort jamais renforcé de l’affaiblissement de sa justice ni de l’accroissement d’un pouvoir policier sans contrôle ».
Le coup de gueule des magistrats caennais face à l’état d’urgence
source : Reportage de Catherine Berra et Franck Bodereau Intervenants: Jean-Paul Roughol, premier président de la Cour d’appel de Caen et Sylvie Petit-Leclair, procureur général
Lu sur un carnet de Médiapart, une tribune de juges administratifs :
Nous, juges administratifs, tenus au devoir de réserve, ne prenons que très rarement la parole publiquement. Si nous franchissons ce pas, aujourd’hui et exceptionnellement, alors que le projet de loi de révision constitutionnelle visant à inscrire l’état d’urgence dans la Constitution vient d’être adopté en Conseil des ministres, c’est parce que nous avons pu mesurer les dangers pour les fondements même de notre Etat de droit de décisions prises dans l’émotion des attentats du 13 novembre.
La loi du 20 novembre 2015 prolongeant l’état d’urgence a considérablement élargi la portée des dispositions de la loi du 3 avril 1955. Cela a été abondamment souligné et commenté.
Au-delà des mesures exceptionnelles qu’il permet de prendre, une des conséquences de l’état d’urgence est le transfert de compétences de l’autorité judiciaire dans un cadre répressif vers l’administration à titre préventif. C’est la raison pour laquelle le juge administratif peut être saisi, a posteriori, par les personnes concernées.
Notre tâche devrait être alors de veiller à la proportionnalité de ces mesures, à l’équilibre entre ordre public et libertés publiques. Mais ce rôle ne doit pas faire naître de trop grandes attentes : le juge administratif n’est, avec le juge judiciaire, le garant de l’Etat de droit que pour autant que les lois l’y autorisent.
Lorsque la loi, comme c’est le cas de celle portant application de l’état d’urgence, instaure un état d’exception dont la nature est d’éclipser des pans entiers de l’ordre constitutionnel normal et permet de déroger à nos principaux engagements internationaux, en particulier la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le pouvoir du juge est limité : il doit seulement vérifier si les mesures exceptionnelles autorisées par l’état d’urgence pouvaient être prises à l’encontre des personnes concernées.
Ce pouvoir, les sept ordonnances rendues le 11 décembre 2015 par le Conseil d’État ne l’ont pas, à notre sens, suffisamment renforcé. En théorie, le Conseil d’Etat a reconnu au juge administratif, notamment dans le cadre des procédures d’urgence, le pouvoir de contrôler les décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence ; il lui a aussi permis de prendre toute mesure utile pour assurer la sauvegarde de la liberté fondamentale à laquelle le ministre de l’intérieur ou le préfet auraient porté atteinte. Mais, en pratique, son contrôle est demeuré assez circonscrit.
Ces affaires sont connues. Des militants écologistes avaient été assignés à résidence car l’administration craignait qu’ils ne projettent des actions constitutives de troubles à l’ordre public durant la tenue de la COP 21. Le Conseil d’État, sans aller jusqu’à contrôler si l’administration ne prenait par là que des mesures nécessaires, adaptées et strictement proportionnées au but poursuivi, a estimé que de telles mesures pouvaient être prises à l’encontre de personnes dont les actions hypothétiques étaient pourtant sans rapport avec les actes terroristes, dès lors qu’un lien, même indirect, pouvait être établi : la mobilisation des forces de l’ordre pour canaliser le militantisme écologique radical risquait de les détourner de la lutte contre le terrorisme.
Or dans la juridiction administrative, les positions du Conseil d’État « font jurisprudence ». Si, dans quelques affaires jugées ces derniers jours, on perçoit une volonté des juges administratifs « de base » des tribunaux administratifs de jouer pleinement leur rôle, rien n’indique, en l’absence d’infléchissement de la position du Conseil d’État, que ces ordonnances soient elles-mêmes destinées à « faire jurisprudence » à leur tour.
C’est ainsi qu’imperceptiblement, l’équilibre entre ordre public et libertés publiques se déplace. Et nous nous retrouvons, juges administratifs, dotés d’une responsabilité accrue sans avoir véritablement les moyens de l’assumer.
C’est pourquoi il nous paraît extrêmement dangereux de constitutionnaliser hâtivement l’état d’urgence, sans avoir préalablement tiré pleinement les leçons de cette première expérience, en termes de dangers pour les libertés comme d’efficacité pour la sécurité.
Notre Constitution ne fait pas qu’organiser les pouvoirs au sein de la République française. Elle définit également les limites de ces pouvoirs et protège les libertés fondamentales.
Les temps sont troublés et tout indique que les menaces à l’ordre public seront durables. Nous tous, juges et citoyens, avons une responsabilité collective entre deux choix : la tentation sécuritaire et l’état d’urgence permanent d’un côté, et un État de droit fort du respect des libertés fondamentales de l’autre. Le risque est réel que nous inscrivions de manière durable et difficilement réversible la réponse que nous aurons choisie sans en mesurer véritablement les conséquences.
Cela mérite en tous cas un débat large et organisé, avec le recul nécessaire, qui dépasse l’enceinte du seul Parlement et associe toutes les parties dont le rôle est de veiller à la protection des libertés publiques et des droits fondamentaux. Dans ce débat, nous, juges administratifs, qui devrons appliquer aux requêtes qui nous seront soumises le cadre juridique ainsi tracé, souhaitons faire entendre notre voix et témoigner de notre expérience.
Imaginons un instant que des forces autoritaires viennent à accéder aux fonctions suprêmes. Voulons-nous vraiment laisser en leurs mains un tel outil, avec, pour seule borne, un juge administratif aux pouvoirs restreints ?
N.B : Nous sommes une dizaine de juges administratifs à avoir souhaité nous exprimer par le biais d’une tribune. Anonymement, car nous sortons de notre devoir de réserve et risquons par là des sanctions disciplinaires. Les propos tenus dans cette tribune n’engagent que leurs auteurs qui ne représentent pas la totalité des juges administratifs. Cette initiative a suscité des débats parmi nos collègues, mais nous avons estimé que l’absolue nécessité d’un large débat sur la pérennisation de l’état d’urgence justifiait cette sortie de notre habituelle réserve.