Dans un contexte de fascisation galopante sous l’impulsion des médias aux ordres possédés par des milliardaires férocement anticommunistes (Bolloré, Arnault, etc.) et qui passent leur temps à massivement diffuser la propagande réactionnaire la plus obscène, Initiative communiste relaie cette recension élogieuse du dernier ouvrage d’Annie Lacroix-Riz, Les origines du plan Marshall. Le mythe de l’aide américaine, paru chez Armand Colin en octobre 2023 et que l’historienne sans cesse censurée et calomniée par la Droite et la fausse « gauche » a récemment présenté lors du Café marxiste du samedi 14 octobre (vidéo disponible sur la chaîne YouTube du Café marxiste : https://www.youtube.com/watch?v=XzDVb5pI7mg).
L’auteur de la recension Eric Branca, historien et journaliste, ne tarit pas d’éloges (mérités) pour ce nouvel ouvrage qui froissera les tenants de l’ordre établi UE-OTAN, expliquant que « cette universitaire au parcours impeccable (normalienne, agrégée, docteur en Histoire, professeur émérite à Paris VII etc.) est justement la seule à s’intéresser, dans le monde académique, à ce dossier fondateur de la libido dominandi américaine, fruit d’un unilatéralisme assumé ; ensuite et surtout parce que cette chercheuse passionnée et passionnante a exhumé des pièces essentielles démontrant combien ce plan, faussement présenté comme une aide décisive au redressement de la « vieille Europe », l’empêcha au contraire de s’ériger en puissance commerciale rivale ». En particulier, « l’objectif originel du Plan Marshall – parfaitement rempli, qu’on se rassure ! – était moins d’aider l’Europe que de sauver l’Amérique de la récession ».
Finaliste du prix Renaudot 2020 sur sélection d’un jury composé… de Franz-Olivier Giesbert et Frédéric Beigbeder (https://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/son-essai-la-non-epuration-en-france-selectionne-pour-le-prix-renaudot-2020-entretien-avec-annie-lacroix-riz/), Annie Lacroix-Riz, cible favorite des « historiens du consensus » aux engagements pourtant bien marqués comme Olivier Dard, royaliste et nostalgique de l’Algérie française (https://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/dossier-maurras-olivier-dard-chasse-aux-sorcieres-wikipedia-et-colloque-aryano-europeen/), donnera encore du fil à retordre à ses contempteurs défenseurs acharnés de la prétendue « construction européenne » et des « Etats-Unis défenseurs du monde libre ». Et contribuera encore plus à mener l’indispensable combat pour une nouvelle hégémonie culturelle progressiste à l’heure où l’hégémonisme états-unien sème le chaos dans le monde via ses vassaux ukrainien, israélien et européiste.
Annie Lacroix-Riz, Les origines du Plan Marshall, le mythe de l’aide américaine, Armand Colin, 2023, 29,90 euros.
Marianne
« Avec ‘Les origines du Plan Marshall’, Annie Lacroix-Riz déconstruit le mythe de l’aide américaine ! »
Grâce à l’exploitation des archives disponibles, l’historienne Annie Lacroix-Riz revisite « Les origines du Plan Marshall » (Armand Colin). L’historien Éric Branca salue une avancée pour la connaissance des rapports secrets franco-américains.
À peu près tout le monde en convient : Washington tente de tirer à son profit la guerre russo-ukrainienne – comme avant elle le contentieux nucléaire iranien – pour appauvrir l’Europe dont le PIB, naguère équivalent à celui des États-Unis (autour de 14 000 milliards de dollars en 2008) lui est désormais inférieur de 45 % – 15 000 milliards contre 27 000 milliards de dollars aujourd’hui. Ceux qui y voient, entre autres facteurs, l’effet d’une politique de sanctions pénalisant moins l’adversaire désigné que ceux qui commercent avec lui, n’ont évidemment pas tort. Mais dégainer cette arme fatale n’aurait guère d’utilité sans l’ingénierie politico-juridique qui la rend redoutable et devant laquelle l’Europe baisse les bras : l’extraterritorialité du dollar permettant de favoriser en tous lieux les entreprises américaines et d’affaiblir leurs concurrentes – soit en les frappant d’amendes, soit en s’en emparant, soit les deux (comme ce fut le cas d’Alstom) avec la complicité de dirigeants abouliques… ou intéressés à ces opérations.
Servitude volontaire
Voici pourquoi le dernier livre de l’historienne Annie Lacroix-Riz, Les origines du Plan Marshall, est essentiel à tous ceux qui veulent remonter aux sources de cette servitude volontaire. Sous-titrée « Le mythe de l’aide américaine », cette plongée dans des archives que personne avant elle – à tout le moins en France -, ne s’était donné la peine de consulter, donne doublement le vertige. D’abord parce que cette universitaire au parcours impeccable (normalienne, agrégée, docteur en Histoire, professeur émérite à Paris VII etc.) est justement la seule à s’intéresser, dans le monde académique, à ce dossier fondateur de la libido dominandi américaine, fruit d’un unilatéralisme assumé ; ensuite et surtout parce que cette chercheuse passionnée et passionnante a exhumé des pièces essentielles démontrant combien ce plan, faussement présenté comme une aide décisive au redressement de la « vieille Europe », l’empêcha au contraire de s’ériger en puissance commerciale rivale…
Rappelons le storytelling de ce Plan Marshall qui déversa quelque 16 milliards de dollars (180 milliards de 2023) sur 15 pays non communistes augmentés de la Turquie, entre 1948 et 1952 : une aide « désintéressée » offerte par les États-Unis pour reconstruire le continent à l’abri de la tentation stalinienne.
Ce qu’on sait moins, c’est que cette aide comportait trois conditions préalables, dont les deux dernières spécialement réservées à la France, placée au cœur du dispositif car réputée sensible aux sirènes de Moscou : l’ouverture des marchés coloniaux aux produits américains (en l’échange de quoi, dès les années de guerre, Washington avait financé, à la fois, l’effort de guerre britannique… et accordé son aide au gouvernement de Vichy !) ; le renvoi des ministres communistes du gouvernement Ramadier (chose faite le 5 mai 1947, cinq mois avant la signature de l’accord définitif) ; et l’acceptation d’un addendum culturel à ce volet politique, sous la forme des accords Blum-Byrnes de mai 1946. Lesquels imposèrent à nos cinémas de projeter une majorité de films américains. À savoir 9 productions d’outre-Atlantique importées sans droits de douane pour 4 françaises seulement ! Objectif : acculturer le « gaulois réfractaire » flétri par Emmanuel Macron à l’american Way of Life.
Travail sur archives
Meurtriers pour l’industrie cinématographique française, ces screen quotas jetteront dans la rue – et dans les bras du Parti communiste que ces accords étaient censés combattre ! – beaucoup d’artistes et de salariés des professions du cinéma, les plus célèbres étant alors Yves Montand et Simone Signoret, Gérard Philippe… Et même le réalisateur Claude Autant-Lara qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’était pas de gauche, et adhéra pour le coup à la CGT !
Mais ce que nous apprend Annie Lacroix-Riz, grâce à sa connaissance exceptionnelle des archives disponibles et à ses travaux antérieurs sur le rôle des grands décideurs économiques et financiers français sous l’Occupation (voir en particulier Les élites françaises entre 1940 et 1944, de la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Armand Colin, 2016, ou encore La non-épuration en France, de 1943 aux années 1950, Armand Colin, 2019, et Dunod Poche, 2023), c’est que rien de tout cela n’aurait été possible sans le recyclage par le libérateur américain… des principales figures de la collaboration économique avec les nazis !
Exemple parmi d’autres : l’emblématique Jacques Lemaigre-Dubreuil (1894-1955), passé sans transition du statut d’huissier des intérêts allemands en France à celui de facilitateur de l’entrée en force de la finance américaine dans le capitalisme hexagonal. Président des huiles Lesieur, administrateur, entre autres, de la Banque Worms et de la Royal Dutch, membre influent du Comité des forges par l’intermédiaire duquel, avant-guerre, il finançait les ligues d’extrême-droite, ce personnage a joué un rôle important après la défaite en servant d’intermédiaire aux Allemands pour leurs achats en Afrique du Nord et de l’Ouest.Mais après Stalingrad (février 1943), il doute de la victoire du Reich et, tout en continuant à vendre son huile à la Wehrmacht (et on s’en doute, pas seulement de l’huile de table !), il se propose d’aider les Américains à trouver l’homme providentiel pour faire en sorte que la libération de la France ne coïncide pas avec une révolution communiste dont de Gaulle, selon lui, serait le fourrier. Cet homme sera le général Giraud. Celui-ci renvoyé au néant par sa propre vacuité, Lemaigre-Dubreuil se concentrera sur l’essentiel à ses yeux, aidé en cela par les inspecteurs des finances Jacques Barnaud et Jacques Guérard, tous deux associés chez Worms : permettre aux États-Unis de prendre pied dans les grandes affaires françaises en s’inspirant des modèles juridiques utilisés par les Allemands, en 1940, pour coloniser notre économie. Afin que les bénéficiaires de l’opération n’apparaissent pas, Lemaigre-Dubreuil avait alors proposé à Dulles de passer par l’intermédiaire des banques espagnoles qui auraient acheté des titres de ces entreprises au nom de clients anonymes !
Le véritable objectif américain
Mais ce qu’on apprend aussi et surtout, c’est que l’objectif originel du Plan Marshall – parfaitement rempli, qu’on se rassure ! – était moins d’aider l’Europe que de sauver l’Amérique de la récession. Annie Lacroix-Riz cite ainsi un incroyable document de cadrage en date du 21 février 1946, rédigé par le secrétaire américain au Trésor, Fred Vinson, définissant « la politique des prêts à l’étranger des États-Unis ».
« Le programme de prêt subordonné à la surproduction américaine, bénéficiera à notre économie intérieure, écrit-il. Dans la transition de la guerre à la paix, le développement du commerce extérieur devra résoudre le problème de la reconversion d’un grand nombre des industries intérieures. Pendant la guerre, beaucoup de nos industries importantes, en particulier dans le domaine des biens d’équipement, ont atteint des capacités de production très excédentaires par rapport à la demande intérieure prévisible du temps de paix. Avec l’élimination de la demande liée à la guerre, une grande partie des capacités de production américaines risque d’être inutilisée, par exemple dans l’équipement ferroviaire, les machines-outils, la production et le transport d’énergie et certaines catégories de matériaux industriels, certains métaux, la chimie lourde, le caoutchouc synthétique et d’autres matériaux industriels. De même, une grande partie du coton, du tabac et d’autres produits agricoles [ … ] dépasse les besoins intérieurs. Il est heureux que cette capacité productive excédentaire corresponde le plus souvent aux produits dont les pays dévastés par la guerre ont le plus urgent besoin ».
Système « gagnant/gagnant », comme on dirait aujourd’hui ? Ce serait oublier, par exemple, que dans le même document, Vinson interdit aux États bénéficiant de l’aide américaine d’utiliser leur flotte marchande pour transporter le moindre produit américain ! « Un coup mortel porté aux nations maritimes, dont les États-Unis avaient décidé d’écarter la concurrence pour maintenir leur‘‘libre’’ suprématie de guerre » résume Annie Lacroix-Riz…
Surtout, le Plan Marshall, une fois mis en place, organise un système de contrôle sans précédent des économies, et spécialement de la française, via un organisme spécialement créé : l’European Cooperation Administration, ou ECA, dont la présidence échoit à Paul Hoffmann, administrateur en chef de la toute-puissante Fondation Ford. Une tutelle à laquelle rien ne doit échapper mais qui ne choque personne pour la bonne raison que le grand public en ignore l’existence, bien que son antenne parisienne soit hébergée au château de la Muette, siège de l’OECE (Organisation européenne de coopération économique)qui deviendra en 1961 l’actuelle OCDE…
L’oncle Sam veille
Des programmes d’importations aux chiffres actualisés de la production industrielle, des rentrées fiscales aux dépenses sociales, en passant par le nombre de chasseurs en France et celui des pensionnés militaires, rien n’échappe alors à son contrôle. Surtout, l’ECA veille à ce que la France importe sans droits de douane des contingents fixes de produits américains, ne les réexporte pas, et se fournisse dans des pays recommandés par les États-Unis. Lesquels n’en continuent pas moins à taxer les produits français quand ils concurrencent la production made in USA ! Pour les États-Unis, reconstruire l’économie française est donc une priorité… mais à condition qu’elle devienne d’abord un client, et non un concurrent ! Pour formater les esprits, l’ECA organise d’autre part force stages aux États-Unis afin de convertir le patronat aux méthodes américaines de production et de management, tandis que l’accueil d’experts américains dans les entreprises françaises est fortement recommandé. En matière agricole, le remembrement des terres est pareillement encouragé afin de rendre l’espace rural français accessible aux tracteurs américains !
Ce contrôle prend un tour tellement agressif qu’en novembre 1948, le directeur des carburants, Pierre Guillaumat (que de Gaulle, revenu au pouvoir, nommera président d’EDF, parallèlement à ses responsabilités au Commissariat à l’énergie atomique), envoie une note secrète à la présidence du Conseil pour s’alarmer des « dangers incontestables que pourrait présenter pour notre économie une connaissance trop parfaite par les services et les industriels américains de nos procédés, de nos programmes et de nos débouchés commerciaux ».
Quand, en 2016, Airbus a été visé par une plainte pour corruption du Département de la Justice américain après que l’entreprise européenne, se soit dénoncée elle-même par souci de « compliance » – une initiative de Tom Enders, alors patron (allemand) du consortium aéronautique européen -, l’entreprise fut sommée de se soumettre à l’audit de superviseurs américains auxquels aucune porte n’a été fermée, ni aucun secret celé… (Voir absolument sur ce sujet le documentaire La bataille d’airbus, d’Alexandre Leraître et David Gendreau, diffusée par Arte en 2023). Certes, le Plan Marshall et son bras séculier, l’ECA, n’existent plus depuis 70 ans. Mais la contribution d’Annie Lacroix-Riz à la connaissance des rapports secrets franco-américains reste, elle, d’une brûlante actualité !
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Annie Lacroix-Riz : pour en finir avec le mythe de l’« aide » américaine
Attention, historienne hors-cadre ! Marxiste-léniniste assumée, Annie Lacroix-Riz subit l’ostracisme de la communauté universitaire et le boycott des médias depuis une quarantaine d’années. Son nouvel ouvrage Les origines du Plan Marshall. Le mythe de “l’aide” américaine (Armand Colin, 2023) devrait déplaire aux atlantistes de tous bords
par Daoud Boughezala
ÉLÉMENTS : Dans Les origines du Plan Marshall. Le mythe de « l’aide » américaine, vous situez votre analyse dans l’histoire longue. Quand les États-Unis ont-ils supplanté le Royaume-Uni comme première puissance économique mondiale ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Jusqu’aux années 1870-1880, l’impérialisme dominant est britannique. Puis en 1890, les États-Unis deviennent le premier producteur industriel mondial. Cette situation va bouleverser les rapports entre les impérialismes. Jusque-là, plusieurs impérialismes (français, allemand, belge, néerlandais, portugais, japonais…), certes d’inégale importance, s’affrontaient tout en s’arrangeant, par exemple à la conférence de Berlin sur l’Afrique dépecée (1884-1886).
L’excellente brochure économique de Lénine L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) analyse cette situation mouvante entre les zones d’influence. Lénine explique qu’entre 1880 et 1914, le monde passe, sous l’effet de la crise systémique du capitalisme, de la concurrence pacifique à la concurrence non-pacifique, avec conflits en Europe et dans les colonies, puis à la guerre générale qui verra les États-Unis devenir la première puissance mondiale.
Or, les États-Unis deviennent la puissance industrielle dominante en période de crise, avec une surproduction chronique. Ils se trouvent donc à la fois dans une situation de très grande force et face à un obstacle de surproduction. Devant l’insuffisance de leur marché intérieur privé de colonies, ils réclament officiellement l’abaissement de tous les obstacles protectionnistes dès septembre 1899 avec les notes de John Hay sur la « Porte ouverte » en Chine. Le secrétaire d’État Hay y expose que les autres puissances vont devoir tenir compte des droits commerciaux existants des États-Unis mais aussi de ceux qu’ils revendiquent. Washington entend casser les « zones d’influence » négociées entre impérialismes européens pour mondialiser le marché à leur avantage et commercer partout où ils le souhaitent.
ÉLÉMENTS : Certes, la Grande-Bretagne, pourtant détentrice d’un immense empire colonial, est également le chantre du libre-échange…
ANNIE LACROIX-RIZ. De 1870 à la Préférence impériale d’Ottawa (1932), la Grande-Bretagne a officiellement défendu le libre-échange.Quand, du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, elle dominait l’industrie mondiale, son hégémonie était telle qu’elle pouvait le prôner : elle n’avait pas besoin de protection douanière. Mais les Britanniques, déjà affaiblis, sont tentés par le protectionnisme dès le tournant du XIXe siècle et, après maints débats, optent officiellement à la conférence du Commonwealth d’Ottawa (juillet-août 1932). En vertu de l’accord conclu, le commerce se fera surtout au sein de la zone coloniale britannique (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…), sur la base de droits mutuels faibles : ces pays commerceront entre eux et se protègeront vis-à-vis de l’extérieur. Cet événement menace d’exclure les Américains du commerce mondial. Le niveau du commerce entre l’Europe et les États-Unis, fortement réduit pendant la Crise, reste d’ailleurs à un niveau très modeste en 1939.
ÉLÉMENTS : Comment Washington réagit-il au protectionnisme européen ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Les États-Unis ont édifié leur industrie à l’abri d’un mur tarifaire, mais ils exigent de disposer, et au prix le plus bas, de l’ensemble des ressources mondiales, largement contrôlées par leurs rivaux impérialistes européens. Ils revendiquent clairement le rôle dirigeant du monde et leur volonté de ne voir aucun accord antérieur faire obstacle à leurs droits commerciaux illimités. De 1899 à l’avant-1914, ils élargissent au monde la revendication sur la Chine. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les « 14 points » du président Wilson (janvier 1918) sont d’ailleurs principalement une liste de mesures économiques – la liberté des mers, des grands fleuves (points 2 et 3)… C’est un programme clair : adieu aux empires coloniaux, directement visés (article 5). Si l’exclusivisme impérial est abattu, les matières premières à bas prix afflueront bien plus aisément aux États-Unis.
Avant la Seconde Guerre mondiale, le commerce extérieur américain se trouve dans une situation désespérée. Il s’est effondré tandis que le britannique représente un bon tiers des échanges mondiaux. Pendant la décennie 1930, les États-Unis ont connu sept ans d’immense déficit commercial. S’ils sont la puissance dominante de l’entre-deux-guerres, ils ne sont pas du tout la puissance commerciale dominante en Europe : le commerce extérieur y est largement inter-européen.
ÉLÉMENTS : Libre-échangistes à l’usage extérieur, protectionnistes dans leurs frontières, les États-Unis mettent l’extra-territorialité du droit américain au service de leurs intérêts. Quand ont-ils instauré ce principe inique ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Dès cette époque-là. Si les droits discutés entre puissances assez fortes pour s’être partagé la Chine sont contestés, une règle unique vaudra : celle du plus fort, « le tigre face au mouton », écrit une revue « libérale » américaine (New Republic) en janvier 1945. Cette vision fait l’unanimité dans la classe dirigeante américaine. Chez nous, on diffuse la saga de l’opposition entre démocrates et républicains américains, mais un responsable du SDECE, nos services secrets, décrit en 1950 le « total bipartisme dans les affaires » économiques, intérieures et extérieures, par opposition au « monopartisme au cours des élections ». Concrètement, ça se caractérise par une stabilité quasi complète dans les administrations sous Wilson, Hoover, Roosevelt, puis Truman (et au-delà).
ÉLÉMENTS : Je sens que vous pensez aux frères Dulles, célèbres pour avoir tenté de négocier une paix séparée avec Himmler au détriment de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale…
ANNIE LACROIX-RIZ. Allen et John Dulles symbolisent en effet le système des portes-tambour (revolving doors) entre les secteurs public et privé. Ces personnalités économiques jouent un rôle politique et administratif gigantesque.
WASPs (White Anglo-Saxon Protestants) dans toute leur splendeur et piliers républicains, les Dulles sont à la tête du plus gros cabinet d’avocats d’affaires de New York, la Sullivan & Cromwell, dont une part énorme des intérêts européens est allemande. John Foster dirige la société pendant que son frère cadet et associé Allen est espion-diplomate. Sous Wilson, tous deux siègent dans la délégation américaine de la Conférence de Paris (1919) et se dressent vent debout, comme toute la délégation, contre les « réparations » menaçant l’Allemagne intacte, où les Américains veulent investir en masse. Leur non-ralliement à Roosevelt n’empêche pas le Président de les laisser ou de les hisser à des postes étatiques de premier plan ni de nommer secrétaire à la Guerre le vénérable Henry Stimson (né en 1867), depuis 1911 secrétaire à la Guerre ou secrétaire d’État sous les Républicains, entré en 1891 dans l’un des plus gros cabinets d’avocats d’affaires de Wall Street (Root and Clark).
Ces vrais maîtres de l’État américain décident de tout sans lien aucun avec ce que les citoyens croient pouvoir décider par leur vote. Par exemple, se fonde entre 1919 et 1921 le Conseil de politique extérieure (Council on Foreign Relations – CFR) toujours en place. Aujourd’hui encore, ministres et futurs ministres écrivent dans sa revue de fait, Foreign Affairs, bible de l’État américain (qui invite quelques dépendants influents de la zone d’influence américaine).
ÉLÉMENTS : Revenons au XXe siècle. Vous montrez que les États-Unis favorisent l’Allemagne après chaque guerre mondiale. Pour quelles raisons ?
ANNIE LACROIX-RIZ. D’abord pour des raisons économiques. Avant 1914, les deux impérialismes américain et allemand nouent des relations privilégiées. Ils ont des caractéristiques communes : extraordinaire concentration du capital, protection douanière en béton… Cela les conduit à associer leurs capitaux dans presque toutes les grandes industries.
C’est un élément qui explique l’entrée en guerre très tardive contre le Reich dans les deux conflits mondiaux, outre le fait, essentiel, que les États-Unis ne disposent que de maigres forces militaires:elles ne servent alors qu’à la répression intérieure et à celle de l’arrière-cour d’Amérique latine. Mais en 1917, l’Allemagne s’étend partout, et prétend régir l’arrière-cour et les mers (« notre avenir est sur l’eau », proclame Guillaume II depuis la fin du XIXe siècle). Elle menace les intérêts des États-Unis, qui lui donnent une leçon sans remettre en cause leurs liens de capitaux. Seul un énorme flux de prêts américains permet alors à la France et à l’Angleterre, longtemps disposées à transiger avec l’Allemagne,de conduire la guerre, alors que les Empires centraux se sont rendus militairement autonomes. En 1917, l’ambassadeur de France à Washington Jean-Jules Jusserand, en poste de 1902 à 1924, se met en colère : « Nous empruntons plus que de raison ! La conséquence est que nous ferons de Wilson l’arbitre et le décisionnaire de la fin de la guerre. » Car les États-Unis soutiennent la proposition dite « de paix » du Pape Benoît XV du 1er août 1917, qui ne vise qu’à maintenir à l’Allemagne, alors en très mauvaise position sur le front occidental, toutes ses conquêtes territoriales depuis les années 1860, dont l’Alsace-Moselle.
Le même scénario se répète, en pire, avant la Seconde Guerre mondiale : le capital financier anglais a tenté jusqu’en 1939 et le français bien plus encore de négocier avec Berlin, et ils ont saboté leurs préparatifs militaires.
ÉLÉMENTS : Pourtant, on a l’image d’un Roosevelt bataillant pour engager son pays dans la guerre contre Hitler. D’ailleurs, si les liens germano-américains sont si forts, comment expliquer le bombardement punitif de Dresde en février 45 ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Le journaliste et historien américain Charles Higham a étudié ce qu’il a appelé The Nazi-American plot (1983) qui détaille l’ampleur des liens germano-américains dans tous les secteurs (IBM, pétrole, sidérurgie, chimie, électricité…). Il montre que dès l’entrée officielle en guerre des États-Unis en décembre1941 commencent les discussions sur la paix future. L’Allemagne se croit dans une position de force qu’elle a déjà perdue (le Blitzkrieg est mort en URSS et sa défaite est certaine depuis juillet 1941) et propose de garder l’Est. Ça fait échouer ces pourparlers. Mais ils se poursuivent entre représentants du capital financier anglais, allemand et américain sur le repartage qui suivra la guerre. L’Allemagne prend un sacré coup en mai 1945, mais ses rapports avec les États-Unis se maintiennent. Les Dulles continuent à consacrer aux affaires allemandes une part essentielle de leur activité en Europe, comme les plus grosses banques d’affaires américaines, dont la Dillon Read, principale prêteuse à l’Allemagne de 1923 à la guerre. All honorable men, ouvrage du haut fonctionnaire américain James Martin, démontre dès 1950 le maintien intégral, avant renforcement, des liens économiques germano-américains.
La destruction anglo-américaine de Dresde, ville non militaire, joyau architectural, et alors bourrée de civils, dont une masse de déportés et « réfugiés », s’explique aisément : elle doit appartenir à la zone d’influence soviétique, d’ailleurs très pauvre (à part la potasse et le lignite, elle n’a pas grand-chose : l’essentiel de l’économie de guerre est… à l’Ouest). Comme l’a démontré, sur une base archivistique, l’énorme bibliographie anglophone, c’est une tentative d’intimidation explicite contre l’URSS, comme le bombardement américain ultérieur d’Hiroshima et Nagasaki.
ÉLÉMENTS : La collusion entre Berlin et Washington est une chose, l’innocence de Moscou en est une autre. Or, sous votre plume, Staline paraît étonnamment naïf par rapport aux velléités des Alliés à Yalta ou Potsdam.
ANNIE LACROIX-RIZ. Staline n’est pas naïf, il est, comme l’URSS à terre, faible. C’est la seule conclusion à tirer de la lecture des archives et d’une armée d’historiens anglophones. Ainsi, les archives américaines ont démontré la validité de la thèse de 1952 du grandhistorien William Appleman Williams, American-Russian Relations, 1781-1947. Williams rappelle que la haine américaine de la Russie s’est déclenchée non à la suite des pogroms mais parce qu’à partir des années 1890, la Russie prétend pousser des antennes en Chine du nord. Avec le Chemin de fer du Nord-Est et d’autres projets, commencent les gros ennuis – qui ne cesseront jamais – pour les Russes. Lorsque ces derniers se décident à changer de système de production et de société avec la révolution bolchévique, ce sera pain bénit pour les incriminer. La Révolution bolchévique a déclenché la même fureur et stupeur que la Révolution française, mais plus durablement, comme l’a montré le grand Arno Mayer, dans un livre traduit en français (une exception) : Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la révolution russe (Paris, Fayard, 2002) ! Pèsent à la fois les intérêts économiques dominants et un mélange entre la réalité de l’obsession antisoviétique et le hochet rouge pour effrayer les masses.
ÉLÉMENTS : Venons-en au cœur de votre livre. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est-elle plus soumise aux velléités américaines que la Grande-Bretagne ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Tous les impérialismes européens se caractérisent par la même dépendance et soumission à l’impérialisme hégémonique du moment : allemand (en Europe) puis américain (mondial) avec la Pax Americana. Le précédent anglais révèle un niveau de soumission terrible envers le créancier américain dans les années 1920. L’atlantisme anglais est resté encore plus dominant qu’en France, où la résistance intérieure a duré plus longtemps.
La loi Johnson (1934) et les lois de neutralité stipulent que tout pays encore débiteur des dollars de la Grande Guerre ne recevra plus le moindre crédit américain. En 1939, la Grande-Bretagne ne peut toujours plus emprunter de dollars tant que les lois de neutralité ne sont pas levées. Depuis 1940, les États-Unis reprêtent aux Britanniques sous strictes conditions. Londres doit même céder des bases militaires aux Caraïbes, à Terre-Neuve et en Scandinavie dès 1940-41. Le 10 septembre 1941, Londres accepte une mesure mortifère pour son commerce extérieur, le contrôle américain de ses exportations : le moindre des produits détenus par l’Angleterre pas seulement importé mais similaire à un produit importé américain ne peut plus être exporté. Londres accepte des concessions ahurissantes avant même de signer, en février 1942, de l’accord anglo-américain dit de Prêt-Bail (Lend-Lease). Cela signifie l’étranglement de son commerce extérieur.
Ce renoncement à la souveraineté frappe la France depuis les emprunts de 1943. Les États-Unis ont même passé des accords pour sacrifier le fleuron français qu’est l’aéronautique. En prétendant aider la France, les accords Blum-Byrnes (mai 1946) permettent aux États-Unis, entre autres, de se débarrasser de leur surplus comme leurs vieux navires inutilisables, et de plafonner la production de cinéma français (à 4 semaines par trimestre, voire 0) pour que les films hollywoodiens se déversent. Ce qui s’est produit dès le deuxième semestre 1946.
ÉLÉMENTS : Quel rôle a joué dans ces accords le négociateur français Jean Monnet, aujourd’hui célébré comme l’un des pères de l’Europe ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Monnet est l’homme des États-Unis depuis le premier après-guerre. De Gaulle disait de lui : « C’est un traître. » Il n’a rien à voir avec les intérêts français et symbolise l’impuissance économique de De Gaulle. Ce n’est pas lui qui dirige la France mais les élites financières et économiques via l’Inspection des finances, aussi atlantistes que lui.
ÉLÉMENTS : De Gaulle, parlons-en. Tout en reconnaissant son courage, vous lui attribuez un « poids négligeable » face aux élites atlantistes. Que vous inspire cette immense figure historique ?
ANNIE LACROIX-RIZ. De Gaulle est un homme très contradictoire. Issu de la bourgeoisie – une partie de sa famille travaille dans la banque –, représentant des élites militaires, il constitue un cas exceptionnel. Malgré son rattachement, comme tout l’appareil militaire, à l’Action française et l’extrême séduction qu’a exercée sur lui la solution autoritaire d’extrême droite, son sens national n’a pas été perturbé par les années 1930.
Le politologue néerlandais Kees Van der Pijl, auteur de The making of an Atlantic ruling class (1984), l’a excellemment analysé. Il a noté que, de tous les dirigeants européens, seul de Gaulle a ouvert le bec. Au fond, qu’est-ce qui le caractérise ? D’une part, comme Churchill, c’est un représentant type du vieil impérialisme : il ne veut pas lâcher l’Empire colonial. Pensez que Boisson, le gouverneur de l’Afrique-Occidentale française, entendait d’emblée céder Dakar aux États-Unis. De Gaulle l’a évincé dans les meilleurs délais, et Dakar n’est pas tombée dans les mains des Américains en 1943. Il n’en a pas moins montré une indulgence spectaculaire envers une armée française dont il connaissait toutes les abominations. Elle était absolument opposée à lui, mais il l’a entièrement réhabilitée, par choix de classe.
D’autre part, il est antiallemand. C’est bien pour cela qu’il n’a pas craqué en 1940. De Gaulle fait tout ce qui peut gêner les États-Unis sauf une chose déterminante : remettre en cause le statu quo et l’ancrage de la France dans le camp occidental. Fin 1943, il insiste auprès des Américains pour qu’ils reconnaissent son gouvernement en arguant, ce que tout le monde sait, être le seul à pouvoir vaincre les communistes en France. Le rêve des États-Unis, c’était : « On prend les mêmes vichystes et on recommence ». Il faut rappeler le symbole que fut l’utilisation de Darlan, figure de la Collaboration, en 1941-1942, que Washington a mis à la tête théorique de l’Afrique du Nord en novembre 1942, le « Quisling français », avait commenté Churchill. Washington a objectivement besoin de l’autorité politique de De Gaulle en France, ce qui n’empêche pas Roosevelt et son entourage de rêver de l’« éliminer », expression de Roosevelt en décembre 1943, y compris physiquement ! Malgré cette haine, d’ailleurs réciproque, de Gaulle et les Américains sont liés pour des raisons de classe.
ÉLÉMENTS : Au fond, vous reprochez à de Gaulle de n’avoir jamais osé s’allier aux communistes. Si le parti de Thorez, allié de Moscou, s’oppose également aux vues des Américains, son poids électoral à la Libération (28 % des suffrages aux législatives de 1946) leur sert également de prétexte…
ANNIE LACROIX-RIZ. Je ne lui reproche rien, je ne dispense pas de conseils politiques a posteriori, j’établis des faits. Je constate son isolement. Il y a une contradiction fondamentale entre le de Gaulle protecteur du statu quo et donc indispensable à la grande bourgeoisie, bien qu’elle le haïsse – et son opposition à Washington. Les Américains étranglent la France, De Gaulle entend les hauts fonctionnaires expliquer que les « accords » en cours sont léonins et imprésentables à un Parlement… mais qu’il faut les signer. Il tonne, menace d’arrêter de livrer du charbon pour la campagne militaire américaine de 1945, sans contrepartie, et doit toujours céder face à l’atlantisme du grand patronat et des inspecteurs des Finances. Mais il démissionne de la Présidence du Conseil le 20 janvier 1946 : en aucun cas à cause des « manœuvres » des partis, dont le PCF honni, mais parce qu’il veut pouvoir revenir au pouvoir sans avoir « couvert » le désastre de la transformation de la France en colonie américaine. De fait, l’alliance extérieure objective entre de Gaulle, d’une part, l’URSS et le PCF, d’autre part, explique une originalité française relative qui a duré quelques décennies.