Le martyre est un piège
La guerre des pauvres – Eric Vuillard – 2019 – Actes Sud – 68 pages- 8€50
Eric Vuillard nous livre à nouveau un récit enraciné dans l’Histoire comme il en a le secret.
De la brutale conquête des Cortes et Pizarro dans l’éblouissant « Conquistadores » de 2009,
à cette non moins étourdissante « Guerre des pauvres » parue en janvier 2019, il remonte à des moments fondateurs de notre passé, pour y porter un regard oblique et sublime. Citons son « Ordre du jour », Goncourt 2018, suffocante narration de la rencontre du 12 février 1938 entre Hitler et le piteux chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg, rencontre qui scella l’Anschluss du 12 mars de la même année.
Thomas Münzer est un prédicateur du début du XVIe siècle. Initialement allié à Luther, il sera à la tête du soulèvement armé qui secoue une contrée qui ne s’appelle pas encore l’Allemagne , contre les « seigneurs eux-mêmes qui font que le pauvre homme est leur ennemi », contre le clergé, ramassis diabolique « d’anguilles » et de « serpents », selon son Sermon aux princes de 1524. La guerre des paysans regroupe paysans, ouvriers des mines et tisserands. Elle se solde par l’extermination (1) des insurgés à la bataille de Bad Frankhausen en mai 1525 et la décapitation de leur chef.
Les pages de Vuillard s’inscrivent dans l’espace dessiné par les lignes d’affrontement dont le prédicateur fait l’objet. « Prophète meurtrier et sanguinaire » pour Luther, son visage figure sur le billet de cinq marks de l’Allemagne de l’Est. Luther applaudit au massacre, la RDA inaugure deux mois avant la chute du mur l’immense fresque de la Rotonde à Bad Frankhausen qui célèbre « la première Révolution bourgeoise en Allemagne », comme en illustration de La Guerre des paysans de Engels en 1850. Après l’échec de la révolution de 1848 en Allemagne, Engels affirme que « l’Allemagne a, elle aussi, une tradition révolutionnaire. » Ernst Bloch en 1921 lui fait écho dans « Münzer, théologien de la révolution » après la victoire d’Octobre 17 et l’écrasement de la révolution spartakiste.
Décapitė, Münzer dérange encore. Dans le contexte du néolibéralisme arrogant des années 90, les grandes expériences révolutionnaires sont transmutées en phénomènes criminels, et le théologien n’échappe pas aux inquisiteurs de la post modernité qui voudront déceler en ses exhortations et adresses les germes de l’atrocité nazie elle-même et du goulag. (2)
Mais venons en au texte.
L’expression « le poids des mots » trouve ici sa parfaite réalisation. La brièveté du récit n’a d’égale que sa densité. Chaque mot propulse son pesant d’énergie et porte à l’incandescence le combat des humiliés. L’exercice singulièrement périlleux constitue une prouesse – à laquelle l’auteur nous a par ailleurs habitués sans que nous nous en lassions- qui conjugue précision documentaire et flamboyance littéraire. La lecture en est du coup à la fois jubilatoire et bouleversante. Soixante huit pages qui nous réveillent, nous donnent du courage, nous anéantissent, nous fortifient, nous enseignent, nous émeuvent, nous glacent, nous raniment. Münzer est homme d’action. Le livre de Vuillard constitue en lui même une action et une prise de position dans l’inexorable antagonisme entre civilisation et barbarie. Eric Vuillard mène ce combat armé de ressources d’écriture qui lui permettent de s’adresser à un très large public. Des métaphores coup de poing, des phrases courtes, un singulier recours au discours direct inséré dans le récit, ponctué de discours intérieur de l’auteur comme de Münzer, le tout dans un langage familier oui, racoleur, non. « Ça y est, pour la première fois peut être, on entend ça: le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère. Comme ça sonne, comme ça fait du bien! » ( p.38) Ce on, c’est Thomas, c’est Vuillard, c’est nous.
Par FC pour www.initiative-communiste.fr
- Un contretemps nommé Münzer de Thierry Labica sur « lesprairieordinaires .com ».
- Idem
Article
THOMAS MÜNZER ET LA GUERRE DES PAYSANS Par Denis Fernandez Recatalà L’Humanité 27/07/2002
Ouvrages
La Guerre des paysans, Friedrich Engels, Éditions sociales.
Thomas Münzer, Ernst Bloch, 10-18
Thomas Müntzer (1490-1525), Écrits théologiques et politiques, traduits et présentés par Joël Lefèbvre, Presses universitaires de Lyon.