Qui connaît Nadia Léger ? Ou plutôt qui connaît son œuvre ? Car si elle est connue dans les milieux artistiques pour avoir été la femme de Fernand Léger, pas un musée français ne présente l’une de ses toiles. Celle qui était surnommée la milliardaire rouge dans les années 60 a pourtant été une personnalité très importante de la scène artistique parisienne, des années 1930 aux années 1970. Pourquoi ses tableaux ont-ils été invisibilisés de la sorte, boudés des spécialistes, critiques et conservateurs au point qu’ils ont été effacés de l’histoire de l’art ?

Parcours d’une femme prodige restée dans l’ombre
C’est Aymar du Chatenet qui lève le voile qui recouvrait sa très grande oeuvre. Oeuvre qu’il découvre par hasard en rendant visite aux descendants du couple Léger. Une centaine de tableaux se trouvent là, empilés dans une pièce, abandonnés à l’oubli. Editeur de jeunesse mais grand amateur d’art, celui-ci est surpris de faire cette découverte et s’adresse aux spécialistes. Il découvre alors le mépris du milieu pour cette femme, d’origine paysanne, et décrite comme une « communiste enragée »[1]. Elle a aussi pâti de l’ombre de son mari, comme beaucoup d’épouses de maîtres – pensons à Camille Claudel ou Frida Khalo dont les œuvres n’ont pas été initialement reconnues à leur juste valeur.
Frappé par la splendeur de ses toiles, par son talent propre et par la richesse de son itinéraire artistique, il entreprend de réparer cette injustice. Au terme de dix ans de travail, il sort fin 2019 une somme de 4,7 kg, qu’il qualifie de « pavé dans la mare » pour faire exister l’oeuvre de cette femme hors pair et la sortir de l’oubli. De novembre 2024 à mars 2025, il a également coordonné une magnifique rétrospective au Musée Maillol qui retraçait la vie et l’oeuvre de cette peintre franco-soviétique jusqu’ici condamnée aux oubliettes. L’histoire de l’art est, elle aussi, victime de l’anticommunisme…
Fille de la révolution
Nadiejda Khodossievitch naît en 1904 dans une famille paysanne pauvre de neuf enfants, dans la région de Vitebsk dans l’actuelle Biélorussie. Son père vend de la vodka et sa mère tisse. Toute jeune, elle passe ses journées à planter des patates et raconte qu’elle peignait la nuit. Naturellement douée pour le dessin et déterminée à devenir artiste, elle prend des cours à l’Ecole des Beaux arts de Beliov puis intègre à seulement 16 ans l’Atelier national des beaux-arts de Smolensk[2], formations rendues gratuites par le tout jeune État soviétique. Elle est déjà à cette époque totalement portée par les idées de la Révolution bolchévik et de la construction du socialisme, sans lesquelles elle n’aurait tout simplement jamais pu étudier la peinture !
L’exposition donnait à voir quelques unes de ses œuvres de jeunesse avec des toiles peintes à 17-18 ans. Nadia faisait déjà montre d’un véritable talent. Elle est initialement influencée par le suprématisme de Kasimir Malévitch qui enseigne à Smolensk (courant abstrait qui supprime toute référence à la réalité dans une recherche d’esthétisme pur, associant couleurs et formes géométriques). Mais elle découvre bientôt, à travers la revue « L’Esprit nouveau » de Le Corbusier, empruntée à la bibliothèque municipale, le style de Fernand Léger. Celui-ci lui semble incarner le futur de la peinture. Un courant novateur qualifié de cubiste qui n’abandonne pas la figuration au contraire de ses maîtres soviétiques. Elle décide donc de se rendre à Paris pour le rencontrer et se former auprès de lui.
Elle fait une étape en Pologne, qui durera finalement quatre ans. Elle y côtoie les milieux d’avant-garde tout en se formant à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie et se marie avec le peintre Stanislaw Grabowski. Ensemble ils viennent s’intaller à Paris en 1925 et s’inscrivent à l’Académie moderne, fondée par Fernand Léger et Amédée Ozenfant, ainsi que Nadia l’avait décidé des années aupraravant. Mais le couple se sépare deux ans plus tard, peu après la naissance de leur fille. C’est alors que Nadia entame une relation intime et plus seulement artistique avec Fernand Léger. Elle passe bientôt d’élève à directrice adjointe de son atelier, l’un des plus en vue de la capitale, d’où sortiront des artistes de renom comme Nicolas de Staël, Hans Hartung ou Louise Bourgeois. L’exposition à Maillol donnait d’ailleurs à voir des œuvres des élèves de l’atelier, illustrant la grande liberté de style qui y régnait, mais aussi l’approche collective, avec la réalisation de toiles monumentales à plusieurs mains. Mais le nom de Nadia n’est guère mis en avant, que ce soit sur la fiche Wikipédia de l’Académie où elle n’est signalée que comme élève ou sur les clichés de Robert Doisneau, alors que c’est bien elle la professeure !

Après des années de partage amoureux et professionnel, Nadia épouse Fernand en 1952. Plus âgé qu’elle, il décède en 1955. Elle hérite alors de toute sa fortune et de son œuvre. Celle qui a dormi dans des wagons stationnés en gare les premiers temps à Smolensk et fait des ménages dans une pension de famille pendant ses dix premières années à Paris devient tout à coup milliardaire. Mais plutôt que de profiter de ce patrimoine immobilier et artistique, Nadia consacre le restant de sa vie et cette fortune à valoriser l’oeuvre de son défunt mari. Avec l’aide du peintre Georges Bauquier avec qui elle s’est remariée, elle édifie à Biot le plus grand musée dédié à un artiste encore aujourd’hui en France, et en fait don à l’État en 1967 avec les 385 œuvres de Fernand en sa possession (peintures, dessins, céramiques, bronzes et tapisseries).
Elle n’aura cessé de peindre jusqu’à sa mort. Elle s’eteint en 1982 à Callian dans le Var où sa tombe est ornée d’une superbe mosaïque tirée de l’un de ses autoprotraits. Elle sera restée fidèle toute sa vie à son intense engagement communiste et à l’Union soviétique. Ce qui explique sans doute le malaise des « communistes mutants » du PCF et consorts. Ainsi la cheffe du service culture de l’Humanité titrait « Nadia Léger, une artiste dans les tourments du XXème siècle. » Bof… Je lui sais toutefois gré d’avoir attiré mon attention sur cette lumineuse exposition. Nadia est morte « stalinienne » comme le dit son résurrecteur, raison principale de son enterrement artistique, outre le machisme persistant de nos sociétés inégalitaires.
Une œuvre indissociable de son engagement communiste et du PCF
Nadia adhère au PCF en 1933. Pour cette paysanne qui a connu la misère et évolue désormais dans les milieux intellectuels et culturels d’avant-garde, cet engagement ne tient en rien à l’air du temps. Elle va dès lors lier une partie importante de son œuvre au Parti. Elle réalise par exemple des affiches pour des appels à manifestation et dirige la production collective de fresques et grands panneaux pour des événements du front populaire et pour un rassemblement des femmes pour la paix. Son autoportrait au drapeau rouge de 1936 est un manifeste politique.
Puis les nazis soumettent la France. Fernand Léger, très menacé, parvient à s’exfiltrer aux États-Unis où il reste pendant toute l’occupation. Nadia, elle aussi recherchée mais détentrice d’un seul passeport russe, n’a d’autre choix que de rester en France avec sa fille dans la clandestinité. Et d’entrer en résistance. Sous le nom de Georgette Paineau elle produit et diffuse de nombreux tracts clandestins et sert d’agent de liaison pour les FTP-MOI, tout comme sa fille Wanda, tout juste âgée de seize ans. Quelques peintures très marquantes illustrent cette période : Autoportrait – Le serment d’une résistante (1941) (autoportrait), Wanda (1942) (glissant un message sous une porte), La mort de Tania (1942) figurant une femme pendue ou bien le portrait poignant de Fernand Léger au coq rouge, dont les traits tirés expriment la douleur de l’exil.

Autoportrait – Serment d’une résistante (1941)
A la libération, elle rejoint l’Union des patriotes soviétiques. Elle lance au profit des anciens prisonniers de guerre soviétiques une vente aux enchères de 140 tableaux qu’elle a elle-même récoltés de la part d’artistes comptant des grands noms tels que Picasso, Braque, Matisse et Fernand Léger. Nadia, elle, met véritablement son art au service du parti. Ce sont ses portraits des grandes figures communistes soviétiques et françaises qui ornent le 10e Congrès du PCF de juin 1945. Réalisés à partir de photos dont elle ne garde que les contours et restitue les contrastes par applats de couleur primaires, ces tableaux façon affiche de propagande, d’une modernité époustouflante, font de Nadia Léger une véritable précurseure du pop-art. Marx, Lénine, Staline, Maïakovski, Thorez, Duclos, Cachin, Sampaix… ; sans oublier les femmes que Nadia met beaucoup à l’honneur de manière générale dans sa peinture – Danielle Casanova, Elsa Triolet Nadejda Kroupskaia (femme de Lenine) ou encore Ekaterina Fourtseva (Ministre de la culture soviétique).


Très proche d’Aragon, beaucoup de critiques lui reprochent le même « art de parti ». Nadia a peint de nombreuses représentations de Staline, notamment une belle toile où il est à son bureau avec une petite fille, en petit père des peuples. Aymar du Chatenet précise qu’elle n’était pas payée par le KGB. C’est au contraire elle qui les a « financés », ce qui, selon ses dires, lui a permis de conserver une grande liberté artistique et culturelle. Á la mort de Fernand Léger, Nadia met la propriété dont elle hérite à Gif-sur-Yvette à la dispositions des cadres du PCF qui vont y organiser réunions et colloques. C’est même là que se tinrent, le 22 novembre 1972, les négociations entre Henry Kissinger et Le Duc Tho qui mettront fin à la guerre du Vietnam !
Nadia était aussi une infatigable travailleuse, pouvant dormir une heure par nuit à certaines périodes de sa vie paraît-il. Vie qu’elle a dédiée à son combat pour l’art populaire et la construction d’un monde meilleur. Dans les années 70, elle a envoyé en URSS quelque 2 000 œuvres classiques de maîtres de la peinture qu’elle a reproduits à l’identique pour servir à l’enseignement plastique. Un labeur titanesque ! Elle a par ailleurs fait don à la Biélorussie et à la Russie soviétique de nombre de ses œuvres dans les années 1960 et 1970. Notamment une collection de ses bijoux en or, platine et diamant, visible à Moscou, et cent immenses portraits en mosaïque de personnalités russes de la culture et de la science qui ornent encore aujourd’hui des lieux publics de diverses villes de Russie. Ce sont des peintures que l’on peut voir au Musée national des beaux-arts à Minsk.


On percevait très bien cette immense générosité mais aussi cette humilité des quelques photographies de la « cosaque » présentées à l’exposition. De ses traits rieurs se dégagent une bonhomie extrêmement sympathique et une simplicité sincère. On la voit bras dessus bras dessous avec Aragon, Elsa Triolet et Danielle Casanova dont elle était une amie proche.

Une grande artiste et remarquable portraitiste
Je ne saurais m’improviser critique d’art. Beaucoup des commentaires de l’exposition soulignent la grande évolutivité de l’oeuvre de Nadia Léger qui a adopté au cours de sa longue vie de peintre une multiplicité de styles, tout en conservant chaque fois sa marque propre. Une « capacité à se réinventer » plutôt rare, paraît-il, pour les grands artistes : suprématisme, purisme, cubisme, constructivisme, biomorphisme, surréalisme, réalisme socialiste, et enfin précurseure du pop art… Une diversité qui est, à tout le moins, signe d’une très grande maîtrise technique.
L’exposition avait le grand mérite de donner à voir aussi des œuvres de Fernand Léger. Ce qui permettait d’apprécier l’influence relative que celui-ci a eue sur sa peinture durant leur collaboration. Et d’attester sans équivoque que Nadia n’a pas fait du Fernand. Si on trouve une parenté manifeste dans leurs décors industriels par exemple, la façon de peindre les sujets, elle, n’a rien à voir. Chez Fernand, les personnages sont extrêmement froids et mécaniques, comme des pantins articulés, tandis que chez Nadia ils sont toujours restés très charnels et expressifs. Même chose dans les natures mortes. Celles du maître cubiste sont planes aux formes assez géométriques, tandis que les courbes et couleurs flamboyantes de Nadia donnent aux choses un air animé et une quasi sensation de 3D. Quelque chose de très chaleureux et sensuel qui déborde de vie.
Après-guerre, elle embrasse le réalisme socialiste ce qui a donné chez elle des œuvres lumineuses telles que Les mineurs, Les constructeurs, Les baigneuses ou Les musiciens Tadjiks (qu’Aragon avait accroché dans son bureau). En effet, portraitiste hors pair, elle sait dégager des visages beaucoup d’émotions – et en l’occurence sur cette période une magnifique joie de vivre. Les regards interpellent le spectateur et expriment avec force notre commune humanité. Les personnages semblent là devant nous, comme de chair et d’os. Ils nous parlent. L’un de ses portraits de Fernand Léger, peint en hommage après sa mort, m’a d’ailleurs fait monter les larmes aux yeux tellement son regard semblait restituer tout l’amour, la tendresse et l’admiration qu’elle avait pu avoir pour lui, et lui pour elle.


Foi en l’humanité et combat pour la paix
C’est ça qui m’a le plus marquée dans cette exposition. Depuis ses débuts ou presque sa peinture est très incarnée, sensuelle et joviale. On découvre une oeuvre puissante et lumineuse, qui ne peut émaner que d’une femme chaleureuse et humaniste. Mais de sa peinture d’après-guerre transperce la foi et la confiance en un monde nouveau, un futur heureux, harmonieux, plein d’une promesse d’égalité et d’épanouissement de l’humanité. Que j’aurais aimé vivre cette époque ! Que de lueurs que nous ne voyons plus, ni dans l’art, ni dans la rue…

Fascinée par le développement spatial, Nadia revient sur le tard à ses premiers amours suprématistes qui lui semblent incarner cet élan vers le ciel comme avenir de l’homme et de l’art. Elle réalise de nombreux portraits de Gagarine, de Lenine et d’elle-même dans cette veine, que des céramistes de renom reproduiront en mosaïques. Des planches très graphiques qui s’apparentent à des collages dans lesquels la composition prend le pas sur le fond. L’agencement des symboles a plus d’importance que ces symboles eux-mêmes. Une esthétique qui plairait à beaucoup aujourd’hui – malgré la faucille et le marteau – car les couleurs et le design peuvent les muer en 2025 en un folklore amusant aux accents pop. J’ai pour ma part préféré la période « réalisme socialiste » car elle donne une forme sensible à la part la plus belle et la plus noble de notre humanité, celle qui aspire profondément à un monde de paix, de justice et de rire.
[1] https://www.youtube.com/watch?v=do_Eg_MXHEs
[2] https://fr.gw2ru.com/histoire/204163-epouse-fernand-leger
Pauline Detuncq
Pour aller plus loin :
https://www.ville-gif.fr/fileadmin/www.ville-gif.fr/MEDIA/Presse/2017-03_Nadia-Leger.pdf