« Il est nécessaire de savoir ‘anéantir avec l’œil divin et sans éprouver de gêne’ (XII, 31). L’état d’âme souhaité ici semble déjà être atteint par Nietzsche qui, en tant que théoricien et inspirateur du ‘parti de la vie’ et de la ‘grande politique’ qu’il défend n’hésite pas à déclarer : ‘il n’a jamais existé d’homme qui, plus que moi, ait eu droit à l’anéantissement !’ (B, III, 5, p. 512). Et pourtant, ‘je ne sais pas perdre mon bonheur au moment des décisions terribles’ (XIII, 639) ». D. Losurdo citant et commentant Nietzsche, Delga, p. 593.
La semaine dernière, www.initiative-communiste.fr publiait la recension par Georges Gastaud de la biographie philosophique de Nietze publiée aux éditions Delga (cliquez ici pour lire). Cette semaine, Georges Gastaud approfondit en appendice à cette recension la question de l’exterminisme, un concept au centre de ses travaux.
Georges Gastaud est l’auteur de : « matérialisme et exterminisme », 1985 ; « contre la dissuasion nucléaire » ; « guerre idéologique et idéologie de guerre », 1984, de la signification militaire de l’antisoviétisme ; « pour Clausewitz, contre la guerre » parues en brochures du CLCP , « matérialisme et exterminisme » parue dans La Pensée 1997 ou encore de : « Face au retour de l’exterminisme », Contradictions »n° 97, 2002, n° 97, 2002, « exterminismo capitalista ou renascimento comunista » colloque « Civilizaçao ou Barbarie », 1, Serpa 2004, Exterminisme et criminalisation/ Pour une lecture anti-impérialiste du Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant., N° Spécial dÉtincelles (cahier n°2, supplément au n°1 dÉtincelles). A lire également : Mondialisation capitaliste et projet communiste : cinq essais pour une renaissance, Temps des cerises, 1997 ou plus récemment Sagesse de la révolution, Le Temps des cerises, 2008 et Marxisme et universalisme : classes, nation, humanité(s), Delga, 2015
Georges Gastaud va publier en 2016 aux éditions Delga un cours complet de philosophie « Lumières Communes ». déjà disponible en pré commande.
Nietzsche, le nihilisme et l’exterminisme. Du mépris de classe à la méprise de classe.
par Georges Gastaud
En prolongement quelque peu indirect de notre lecture « rapide, trop rapide » du brillantissime Nietzsche de Losurdo, nous suggérons d’introduire dans le débat sur Nietzsche une interrogation à laquelle nous a conduit notre réflexion pluri-décennale sur ce que nous appelons l’ « exterminisme, stade suprême de l’impérialisme ».
Par exterminisme impérialiste, nous entendons l’idée d’essence léniniste – fortement assumée par Fidel dans son ultime adresse au PC cubain – que le capitalisme contemporain est devenu si réactionnaire (pourrissant, fascisant, belliciste, parasitaire, pollueur – destructif en un mot – et cela sur tous les plans, économique, militaire, environnemental, « sociétal », voire technologique) que ce mode de production initialement progressiste est désormais incompatible à long, voire à moyen terme avec la survie de l’humanité, voire avec le maintien de la vie sur terre. Ne pouvant développer ce thème ici, nous rappellerons seulement que dans les années 80, la contre-révolution antisoviétique qu’a « potentialisée » la « pérestroïka », avait été préparée par une formidable offensive reaganienne qui tendait alors objectivement sur tous les terrains – guerre idéologique et course aux armements à outrance –à créer les conditions d’une croisade nucléaire mondiale contre l’URSS quitte à assumer les conséquences d’un désastre anthropologique doublée d’un écocide sans précédent. Dans notre essai manuscrit Matérialisme et exterminisme, (1985), puis dans notre livre de 1997 Mondialisation capitaliste et projet communiste, nous avions réfuté une dérive révisionniste commune à Gorbatchev (et avant lui, malheureusement, à Gromyko, le cheg de la diplomatie brejnévienne) et aux PC « eurocommunistes » occidentaux en pleine dérive droitière. Leur thèse social-pacifiste commune consistait à prétendre qu’à notre époque, le danger de guerre d’extermination nucléaire est devenu tel qu’il fait perdre toute signification de classe à la thèse classique de Clausewitz (acceptée par Engels et reprise par Lénine) selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique (Lénine traduit : « de la lutte des classes ») par d’autres moyens ». Le postulat erroné de cet abandon des conceptions marxistes-léninistes sur le caractère politique de toute guerre, c’est que « l’extermination nucléaire ne ferait ni vainqueurs ni vaincus » (comme disait alors P. Juquin, alors tête pensante du PCF). Or l’exterminisme impérialiste – en particulier l’idée que les USA avaient le droit moral de frapper les premiers atomiquement « l’Empire du mal » soviétique (« first use », « first strike », « première frappe désarçonnante »), quitte à risquer l’extermination générale de l’humanité – a été fort efficace géopolitiquement. En effet, l’insurpassable doctrine militaire extrémiste adoptée par les faucons américains a fortement pesé à la mort d’Andropov pour orienter l’URSS dans un sens social-pacifiste dont Gorbatchev se faisait le champion. Face à la menace nucléaire terrifiante brandie par Reagan (avec l’appui acritique des Thatcher, Kohl et autre Mitterrand), Gorby a su « vendre » au Bureau politique du PCUS sa politique de désarmement unilatéral et de reniement total du combat anti-impérialiste. Finalement, Gorbatchev et son âme damnée, le Géorgien Chevarnadzé, se sont servilement conformés au chantage exterministe du camp reaganien et néoconservateur : « plutôt morts que rouges ! », clamaient alors les nouveaux Croisés de la guerre nucléaire antisoviétique et des « euromissiles » Pershing II implantés en Allemagne à cinq minutes de tir de Leningrad. Finalement, la prétendue « nouvelle pensée gorbatchévienne » et son appel doucereux à « préférer les valeurs universelles de l’humanité aux intérêts de classe du prolétariat » revenait à signifier aux impérialistes occidentaux que l’URSS « rénovée » acceptait en les inversant les termes même de l’exterminisme occidental : le « plutôt morts que rouges » s’inversait ainsi en un capitulard et néo-munichois « plutôt pas rouges que morts ! ». Cela signifiait que, dans la pratique, les nouveaux chefs « modernistes » du Kremlin s’inscrivaient totalement (peu importe pour notre propos présent que ce fût naïvement ou traîtreusement) de « marcher » dans ce troc absurde et d’avance perdant : l’apaisement néo-munichois avec l’impérialisme (travesti par Chevarnadzé en « valeurs universelles de l’humanité », c’est-à-dire en « convergence » des deux systèmes) plutôt que la défense du socialisme (c’est ce que signifiait à demi-mots « les intérêts de classe du prolétariat »). Moyennant quoi, le camp des travailleurs et des peuples en lutte contre l’impérialisme a perdu à la fois le camp socialiste… et le principal rempart de la paix mondiale : l’URSS ! Tout cela n’étant pas sans évoquer l’interpellation adressée par Churchill au ministre anglais Chamberlain pro-hitlérien et pseudo-pacifiste, le grand « négociateur » des Accords de Munich : « vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ! ».
A l’époque, nous avons pu prendre partiellement appui sur l’ontologie nietzschéenne (et plus encore, à vrai dire, sur la Dialectique hégélienne du maître et du valet), plus précisément, sur la critique nietzschéenne du nihilisme historique, pour analyser le fonctionnement asymétrique de l’exterminisme reaganien : car du côté des « maîtres », bref de l’Occident en tant que représentant géopolitique des classes dominantes, il est légitime de risquer la misérable existence humaine terrestre pour maintenir ce qui donne sens et « valeur » à la vie des exploiteurs : leur domination, intériorisée sous forme de « transcendance », de « valeurs » supérieures à la vie et à cette chose si vulgaire dont le « coût » est toujours trop élevé au regard du monde patronal : le travail d’autrui, la santé, la vie, le bonheur terrestre des classes subalternes. Dans notre nécrologie peu charitable et radicalement critique d’André Glucksmann, faucon atlantiste et exterministe conséquent s’il en fut, nous avons notamment montré que les classes dominantes doivent affronter ce que Glucksmann nommait la « force du vertige » et qu’il résumait alors par la glaçante formule suivante : « je préfère succomber avec mon enfant que j’aime plutôt que l’imaginer entraîné vers quelque Sibérie planétaire » ; c’était ce que l’ex-gourou de la Gauche prolétarienne appelait la « seconde mort de l’humanité », à savoir cette idée que l’Occident capitaliste devrait désormais pouvoir assumer sans trembler – comme il se doit pour le camp des Maîtres – la « disparition exhaustive de l’humanité » pour pouvoir en finir avec son cauchemar depuis Octobre 17 et Stalingrad-1943 : la « Sibérie planétaire », en clair, le camp socialiste et les révolutions africaines, latino-américaines, asiatiques qui accompagnèrent la défaite US au Vietnam (car au cœur des années 70, c’est le camp impérialiste qui reculait !). En l’occurrence, la critique nietzschéenne du nihilisme et des « idéaux ascétiques » nous était fort précieuse puisqu’il s’agissait de saisir comment, mentalement et symboliquement, en raison d’une asymétrie de classe dans le rapport de la « vie » et des « valeurs », le camp exterministe-impérialiste avait, si j’ose dire, un tour d’avance sur son ennemi socialiste. Pour ce dernier en effet, la vie se limite à elle-même : il n’y a pas d’au-delà transcendant où se rattraper si la vie sur terre est détruite par le feu nucléaire, pas d’abri nucléaire supraterrestre, pas d’au-delà dans lequel le Docteur Folamour occidental et les faucons « borna gain » pourront toujours se réfugier le cas échéant s’ils déclenchent l’Apocalypse atomique. A l’inverse, les matérialistes conscients ou simplement, ces matérialistes de fait que sont les forces progressistes et socialistes, n’ont pas d’échappatoire supraterrestre : portés par l’aspiration des masses à vivre mieux ici et maintenant, le vieux parti de Spartacus, de Babeuf et de Lénine cherche obstinément le « bonheur commun », cette « idée neuve en Europe » (Saint-Just) ; car comme l’a montré Hegel, l’esclave tient à sa peau, « c’est à peu près son seul luxe ici-bas » (dixit Brassens). Au contraire, c’est structurellement que les Maîtres – les classes dominantes – sont structurellement prêtes à tuer/guerroyer – et à tuer au risque de périr elles-mêmes, telle est leur « grandeur d’âme » : ce vertige permanent de mort, ce « vivre dangereusement » structurel, pour parler comme Nietzsche, leur est indispensable à la fois pour être reconnues des autres Maîtres (les autres classes et nations dominatrices, leurs paires et leurs égales) et pour maintenir l’oppression-exploitation sur les esclaves, si bassement attachés à leur « survie » malgré leur existence honteuse et méprisable. Rien d’étonnant ainsi si la montée en puissance flamboyante de l’idéologie exterministe dans les années 1980 s’est accompagnée d’un retour fulgurant du religieux (Nietzsche dirait : des « idéaux ascétiques ») sous toutes ses formes, avec en particulier chez Reagan, des références omniprésentes à la Bataille de l’Harmaghedon, au Jugement dernier par lequel le « Dieu des Armées » de l’Ancien Testament donne la victoire finale aux Croyants, à la « Nation under God », alors que les impies et autres athées de l’Empire du Mal (suivez mon regard…), ou de l’Axe du Mal (comme dira plutôt Bush Junior) sont expédiés dans la Géhenne (avec le feu nucléaire comme avant-goût de l’Enfer)**.
Répétons qu’ici l’analytique nietzschéenne du nihilisme est précieuse car, comme Hegel, mais sans valoriser comme lui la « transcendance » des religions et autres idéaux supraterrestres, Nietzsche-Zarathoustra critique magistralement la variante ascétique du nihilisme qui dénigre la vie et le « sens de la Terre » en s’abritant derrière ces « arrière-mondes » chers aux religions. Bien entendu Nietzsche se méprend du tout au tout, non pas sur la mécanique mentale du nihilo-ascétisme religieux : en raison de ses préjugés aristocratiques et anti-ouvriers, l’auteur de la Généalogie de la morale s’imagine que la classe d’appui du nihilo-ascétisme est celle des esclaves : l’exemple des deux Bush, de Blair, de Reagan, tous plus bigots et bellicistes les uns que les autres, montre au contraire que le « retour du religieux » en lien avec les nouvelles Croisades anti-rouges, anti-arabes, etc. était totalement le fait des classes dominantes en proie à l’impérialisme revanchard alors que le camp socialiste, celui donc, des « Esclaves », tenait, lui, à la vie, au travail, à la paix mondiale, à l’humanité dans son ensemble, à cette progéniture charnelle qui incarne pour chaque génération le « sens de la Terre » et que Glucksmann, postulant à un nouveau sacrifice d’Abraham, se disait prêt à sacrifier au besoin sur l’autel de la re-mondialisation nucléaire du Capital (pardon : des valeurs occidentales). Bref, le socialisme, lui, ne pouvait pas regarder avec indifférence la « survie de l’humanité » puisque tout entier, il se donne pour but le bonheur terrestre de toute l’humanité et qu’en conséquence, il tient aussi à la vie, à la nature, à l’enfance, toutes « valeurs immanentes » que piétine quotidiennement la course au profit maximal.
Mais malgré cette énorme méprise de classe sur le nihilisme se faisant exterminisme impérialiste, la subtile critique nietzschéenne du nihilisme nous intéresse aussi à un autre titre. Comme nous avons vu, le nihilisme ne se résume pas aux idéaux ascétiques ; il peut aussi prendre la forme veule d’un matérialisme plat – non dialectique ! – c’est-à-dire celle d’un « vivre à tout prix » qui rabaisse la vie et en dénie la négativité féconde en refusant veulement toute aspiration à l’autodépassement : ce qui pave d’avance la voie social-pacifiste et néo-munichoise si caractéristique du gorbatchévisme et de ses pseudopodes occidentaux « eurocommunistes » : plus de révolution, plus de combat de classe, plus d’héroïsme révolutionnaire, mais des arrangements capitulards pour jouir sans combat des conquêtes passées. Or, si l’URSS post-brejnévienne a perdu la seconde guerre froide, si la Russie postsoviétique est menacée par l’OTAN d’une « paix chaude » en attendant pis, c’est aussi parce que, pour diverses raisons que je j’ai examinées en 1997, elle n’a pas soutenu le bras de fer que l’Occident exterministe lui imposait sur la question du sens (il est vrai que les matamores US n’avaient pas perdu 30 millions des leurs dans la guerre à mort contre Hitler : les Soviétiques eux, ont vécu sur leur sol la guerre d’extermination portée par le Reagan de l’époque, un certain Hitler…). Oublieuse du mot de Lénine (« sous le socialisme, l’antagonisme disparaîtra, mais pas la contradiction »), la « nouvelle pensée » gorbatchévienne et l’euro-pacifisme occidental n’ont pas intégré cette dimension à la fois négative et positive de la « vie » qui implique de savoir la risquer pour l’assurer et pour la transcender en elle-même et pour elle-même en combattant quand il le faut les forces de la « seconde mort ». Bref, on n’évite pas la « fin de l’histoire » capitaliste en souscrivant à l’histoire de la fin exterministe mais en luttant pour la fin de l’histoire au sens hégélien : inscrire le sens, le dépassement, la révolution, dans le vouloir-vivre lui-même et en saisissant la mouvante dialectique de la vie et de la valorisation, du oui et du non, dans le processus vital lui-même. Souvenons-nous qu’à l’inverse, la minuscule Cuba révolutionnaire, qui soutint glorieusement le bras de fer avec l’Oncle Sam lors de la crise dite « des Fusées de Cuba » (1962) et méditons le slogan à double sens du castrisme : « patria o muerte, socialismo o morir ! » qui signifie à la fois : « soyons prêts à mourir pour la patrie socialiste » (héroïsme, refus de la veulerie, de la version platement matérialiste du nihilisme), mais aussi « si l’humanité n’élimine pas le capitalisme, bref, si elle ne fait pas la révolution en construisant pour cela un large front anti-exterministe mondial contre l’impérialisme, elle disparaîtra… ou, ce qui revient au même, elle se déshumanisera » : tel est le communisme comme anti-exterminisme conséquent, l’inverse direct de ce que Nietzsche appelait par antiphrase le « Parti de la Vie ». Car l’humanité peut cesser d’être de deux manières : en perdant l’existence ou en reniant son essence, en se contentant de « se survivre », c’est-à-dire en reniant la définition que le savant progressiste que fut d’abord Pascal résumait en ces mots : « l’homme n’est produit que pour l’infinité ». Seulement, cette dimension dionysiaque (l’attachement au devenir, aux contradictions, l’acceptation du tragique de l’existence…) doit se penser… dialectiquement, non pas en opposition mais en lien avec la raison et avec l’universel, ce qui reste radicalement impensable aux nietzschéens dont l’ancrage de classe est incurablement particulariste. Vaincre le nihilisme foncier de l’oligarchie malade, qui pour ne pas périr en tant que classe dominante, peut aller jusqu’à prendre en otage toute l’humanité, c’est donc affronter l’exterminisme impérialiste : ce qui nécessite à la fois de prendre appui sur l’héroïsme populaire, de défendre la paix mondiale et de conquérir un monde nouveau où l’autodépassement de la vie ne prendrait plus la forme dé-civilisatrice du massacre, du génocide, de l’eugénisme et de l’euthanasie (de l’OTAN-nazie ?) de masse balayant les « faibles » (auquel cas, d’ailleurs, l’éternel valétudinaire que fut F.N. aurait dû y passer parmi les premiers !), mais celle d’une fin de l’actuelle préhistoire que les barbares sociétés de classes prennent pour l’histoire. Tant pis pour le sanglant surhomme si l’homme nouveau – enfin pleinement humain – pourra enfin produire son histoire dans une dialectique infinie de la vie, de la valeur de la vie et des valeurs de vie à égale distance de l’idéalisme ascétique et du « matérialisme » veule.
**On le voit au passage, les exterminateurs de l’E.I. ne sont que des sous-traitants régionaux de cette idéologie du massacre born in the USA.