17 mars 2016
Deux des plus importants penseurs contemporains de Cuba, Fernando Martínez Heredia et Jesús Arboleya, ont participé ce mercredi 16 mars à une transmission en direct sur Internet à travers deux importants réseaux sociaux, Spreaker et Youtube, où Cubadebate est actif.
Bien entendu, le thème de la conversation a été celui qui prédomine dans les médias et dans la rue à Cuba, agitée par la visite imminente du président Barack Obama à La Havane, un moment singulier dans l’histoire des relations entre l’île et les États-Unis. Parlons donc des raisons historiques et politiques qui expliquent ce voyage, le premier en presque quatre-vingt-dix ans malgré la proximité géographique des deux pays.
Une visite vue sur deux plans
Rosa Miriam Elizalde : Arboleya a publié hier dans Progreso Semanal un article intitulé : « La signification de la visite de Barack Obama à Cuba » (“El significado de la visita de Barack Obama a Cuba”). Parlons-en. Quelle valeur attribuez-vous à cette visite ?
Jesús Arboleya : Le plus important de la visite d’Obama à Cuba, ce ne sont pas les aspects anecdotiques qui entourent toujours ce genre de voyages, ni même les mesures conjoncturelles éventuellement prises et les décisions qu’implique toujours ce genre d’événements, mais ce qu’elle signifie : probablement la consolidation d’un moment unique dans l’histoire des relations entre Cuba et les USA.
Le président qui a visité l’île avant – et Fernando a écrit un article très intéressant sur la visite de John Calvin Coolidge à Cuba en 1928 – avait mis en relief la subordination du gouvernement cubain à la politique étasunienne : ç’avait été un coup d’épaule à Gerardo Machado, désireux de se maintenir au pouvoir comme dictateur, ce qui a abouti en fait à la Révolution de 1930. Cette visite n’avait pas été non plus un geste d’amitié.
Les rapports entre Cuba et les USA étaient alors et restent encore aujourd’hui absolument anormaux, même si Obama a pris les mesures que l’on sait. Mais sa visite signifie toutefois un engagement de sa part vers une nouvelle politique et s’inscrit comme un moment nouveau dans les rapports entre les deux pays, quelque chose que j’aimerais appeler : « une coexistence entre contraires ».
Fernando Martínez Heredia : Il peut être utile de voir ça sur deux plans. Un plan plus immédiat : le président sortant, dont les huit années à la Maison-Blanche touchent à leur fin et qui fait face, entre autres choses, aux élections de novembre, avance une pièce dans le cadre de la politique générale du groupe auquel il appartient et décide de venir à Cuba. L’autre plan est celui de la réalité : l’affrontement des États-Unis à Cuba.
Sur le premier plan, nous avons un scénario qui peut être plus ou moins important pour eux. Il est tactique ; il peut dépendre de questions personnelles, de la sympathie que génère le président, voire de sa manière d’être : on dit qu’il n’a pas peur de descendre dans la rue. Bref, ce sont des questions qu’on peut attribuer au personnage politique en question. Mais l’autre plan, qui est stratégique, implique des choses trop terribles.
Tout d’abord, Obama vient, après avoir adopté au compte-gouttes des mesures qui favorisent essentiellement les hommes d’affaires, les ressortissants étasuniens – que leur propre gouvernement a pourtant privé de leurs droits pendant un demi-siècle – des mesures qui se concentrent sur un certain type d’affaires avec Cuba qui pourraient contribuer aussi à la pénétration des USA à Cuba et affaiblir celle-ci face à son ennemi séculaire. Le président viendra donc, mais il poursuivra ensuite sa tournée en Argentine pour aller voir rien moins que Macri, qui tourne dans l’orbite de la politique étasunienne.
Le second point qui me semble vraiment important concerne les Cubains. Les USA ont fait la guerre à Cuba pendant plus d’un demi-siècle depuis que l’île s’est libérée d’eux et du régime d’oppression interne qui existait ici. Elle s’est libérée non seulement d’une dictature, mais des hommes d’affaires, des maîtres de ce pays qui exploitaient les travailleurs. Quand Cuba a fini par atteindre une telle indépendance, avec toute l’énorme signification que ça impliquait, les États-Unis n’ont su faire rien d’autre que d’essayer de détruire notre Révolution. Aujourd’hui, pour être bref, depuis un an et demi, ils ont changé de tactique.
Suivons donc ce qu’ils affirment eux-mêmes. Pas un mot sur les enfants qui sont mort de la dengue ; pas un mort sur les crimes commis contre des citoyens de notre pays ; pas un mot sur le système d’agression qui reste tel quel à ce jour. Qu’est-ce qu’ils ont dit : « Nous nous sommes trompés, mais nous allons voir si nous faisons mouche cette fois-ci. » Faire mouche, c’est détruire la Révolution. Vu sous cet angle, il est impératif de lier la visite du président Obama à la stratégie qui consiste à gagner des sympathisants à Cuba, de neutraliser l’opposition aux États-Unis, de faire passer pour des passéistes tous ceux qui se rendent compte de ce que je viens de signaler, de favoriser une manière d’agir qui permette de démonter peu à peu la capacité combative du peuple cubain dans la défense de ses conquêtes, de sa souveraineté nationale, de sa justice sociale. C’est dans ce sens qu’il y a, à mon avis, deux Obama. Je ne veux pas empiéter sur le terrain des religieux, mais il y a ici deux choses en jeu. Si l’on perd de vue le second plan, on perd tout de vue.
Délicieux despotisme
Rosa Miriam Elizalde : On constate une sorte de « délicieux despotisme », comme dirait Ignacio Ramonet. Les programmes de promotion de la démocratie – ou de changement de régime, les sanctions les plus dures du blocus restent intacts, tandis que les nouvelles mesures visent essentiellement le secteur privé, assise naturelle des obamistes.
Jesús Arboleya : Même quand il parle à des nombreux publics à la fois, Obama cible en fait son message sur des groupes spécifiques. Nous ne devons pas oublier toutefois que cette politique-là ne vise pas seulement Cuba : c’est là une conception politique de ce gouvernement et de ce qu’il représente comme courant, de la manière dont les USA tentent d’exercer leur hégémonie dans le monde. Ce qu’ils ont fait, c’est essayer d’adapter cette politique-là – qui apparaît dans les documents officiels, dans le Stratégie de sécurité nationale et dans bien d’autres documents – au cas cubain, à partir de leur vision de la réalité cubaine. D’où cette idée : changeons les méthodes, mais pas les objectifs.
Autre facteur : cette politique reflète la dégradation relative de l’hégémonie étasunienne dans le monde. Malgré toute leur puissance, même s’ils restent la première puissance mondiale, les États-Unis ne sont plus forcément en mesure d’exercer absolument leur hégémonie comme le prétendent d’autres courants, par exemple les néoconservateurs qui s’opposent au président. Sur ce plan, Obama défend de toute évidence le multilatéralisme en politique internationale, à la différence des néoconservateurs qui n’acceptent qu’une stratégie unilatérale, dont a vu pourtant, dès l’administration George W Bush, qu’elle n’était plus viable.
Troisième facteur en jeu : les États-Unis ne sont absolument aucun cadeau à Cuba. S’ils ont dû reconnaître l’échec de leur politique en plus de cinquante ans, s’ils adoptent maintenant cette nouvelle stratégie vis-à-vis de Cuba, c’est à cause de la résistance du peuple cubain et de la solidarité internationale. Dans ce sens, il faut l’interpréter comme une victoire de la Révolution cubaine. Ce n’est pas une victoire définitive, mais c’est en tout cas une victoire tangible qui s’exprime dans cet aveu des USA : nous avons échoué, malgré tout ce que nous avons fait pour vous détruire.
Il s’agit donc, comme je l’ai dit, d’un moment différent, mais ça ne change rien à la nature même de l’impérialisme étasunien ni à son rejet de processus politiques comme celui de Cuba. Ils adoptent tantôt une stratégie donnée, comme dans le cas de Cuba, tantôt une autre complètement différente, comme au Venezuela, car ce sont là des décisions de nature tactique.
Il vaut la peine de souligner que, quand vous parlez de changer vos méthodes, mais non vos objectifs, vous parlez de changer de politique. La politique se concrétise dans des méthodes ; par conséquent, ça a impliqué une reconnaissance de la légitimité du gouvernement cubain ; ça a impliqué une limitation des agressions les plus hostiles ; une amélioration de la capacité de la diplomatie cubaine, une amélioration des relations internationales de Cuba.
En matière de mesures exécutives, Obama ne peut pas faire beaucoup plus. Il lui reste maintenant la lutte politique, autrement dit le Congrès. En tout cas, il s’est engagé intelligemment dans une stratégie envers Cuba, et il ne peut pas faire beaucoup plus directement. Il peut lui rester encore différentes choses, comme permettre aux joueurs de base-ball cubain de jouer là-bas… il peut lui rester des choses de ce genre. En tout cas, et je tiens à le souligner, je crois qu’au moment où un autre président sera élu aux USA, n’importe quel autre président, ce scénario changera.
Le Big Stick
Rosa Miriam Elizalde : Fernando, vous avez lancé une mise en garde intéressante dans l’article que nous avons publié sur CubaDebate au sujet de la visite de Coolidge : « Alors que nos deux pays sont si proches géographiquement parlant, un seul président étasunien a visité Cuba durant les presque cent quatorze années où Cuba a été un État en soi. » Comment expliquez-vous ça ?
Fernando Martínez Heredia : En fait, les personnalités jouent un rôle très important, et les penseurs ont eu tort de ne pas en tenir compte. Ainsi Teddy Roosevelt, un type très sympa, soucieux de l’environnement – alors que maintenant tout le monde fait semblant de l’être – le premier à avoir passé un loi pour protéger cinquante-deux millions d’hectares dans son pays pour qu’ils ne disparaissent pas, soucieux de certaines réformes pour protéger les ouvriers. Ça, c’est aussi Theodore Roosevelt.
Le hic, c’est que c’est ce même Theodore Roosevelt qui est venu à Cuba comme colonel des Volontaires dans la petite guerre qui a permis aux USA d’envahir Cuba en 1898 et d’en prendre possession. Comme le disait José Martí, absolument angoissé, à son ami Gonzalo de Quesada dix ans avant : [exactement le 14 décembre 1889. N.d.T.]
« Sur notre terre, Gonzalo, il y a un autre plan plus ténébreux que celui que nous connaissons à ce jour, et c’est le plan inique consistant à forcer l’île, à la contraindre à la guerre pour avoir le prétexte d’y intervenir, et, fort du crédit de médiateur et de garant, de s’en emparer. Il n’y a rien de plus arrogant dans les annales des peuples libres, ni de méchanceté plus froide. »
Roosevelt est venu, il a écrit un livre intéressant et il a dit que les Cubains étaient des lâches. Il a retiré cette phrase dans sa seconde édition parce que quelqu’un lui a dit : « Ecoute, Teddy, mieux vaut enlever ça. » Et il l’a fait. Mais en avril 1903, à l’occasion d’un différend avec le Venezuela, il a dit : « La meilleure façon de régler les problèmes internationaux, c’est avec un bâton : parlez tout bas, mais ayez avec vous un gros bâton. » C’est de là qu’est venue l’idée du Big Stick. C’est lui, à propos du Venezuela. Voilà cent treize ans.
Nous avons maintenant un professeur relativement jeune à la Maison-Blanche, qui agit d’une autre manière envers Cuba, mais qui brandit un gros bâton contre le Venezuela. Il l’a brandi en 2015, et il l’a brandi à nouveau un an après. C’est la raison pour laquelle le gouvernement cubain a émis vendredi dernier une déclaration très énergique et que, samedi, le vice-président cubain, à Caracas même, a dit exactement pareil. Autrement dit, le président étasunien, qui est intelligent, qui est prof, brandit le gros bâton tout comme cet ami des forêts… L’arrogance est leur dénominateur commun. J’en suis au niveau des personnalités, mais ce qui est décisif, ce sont les grandes tendances historiques, le dénominateur commun des États-Unis, qui est l’impérialisme. Mais avec ce caractère impérialisme commun, vous pouvez avoir aussi bien un type arrogant, mais moderne, et un autre, tout aussi arrogant, mais vieux jeu.
Rosa Miriam Elizalde : Tandis que d’autres tombent dans l’oubli. Coolidge était un type résolument ennuyeux…
Fernando Martínez Heredia : Si ennuyeux que seuls les spécialistes savent qui est Calvin Coolidge. Et quelques-uns de la Nouvelle-Angleterre, l’État où il est né. Tandis que Teddy Roosevelt, tout le monde sait qui c’est ; tout comme on connaît John F. Kennedy, le plus fameux des présidents étasuniens de la seconde moitié du siècle dernier, qui a été capable de reconnaître, lors d’un banquet de sa campagne présidentielle de 196o, ce qu’était Cuba dans les années 50, l’horreur que c’était, ce qu’était la dictature de Batista, ce qu’avait été le soutien des USA à cette dictature… Et puis, durant cette même campagne électorale, de parler de l’agressivité de Cuba, du danger qu’elle représentait pour les États-Unis, et, encore après, d’avoir commis certains des méfaits les plus sanglants contre notre pays, l’auteur d’une agression systématique qui a entraîné presque une invasion militaire et une guerre atomique… C’était la même personne !
Voilà pourquoi on est bien obligé de dépasser les simples traits personnels pour débusquer les points qui sont une constante. Tiens, il y a des choses au sujet desquelles je ne suis pas d’accord. Quand on dit, par exemple, que le Parti républicain et le Parti démocrate, c’est quasiment du pareil au même ou qu’un politique d’un parti et un politique de l’autre, c’est du pareil au même. Non, c’est pire parce qu’ils ne sont pas pareil. La capacité hégémonique d’un système se mesure à sa capacité d’assurer le consensus.
Rosa Miriam Elizalde : Alors, qu’est-ce qui explique qu’aucun président étasunien ne soit venu en presque quatre-vingt-dix ans ? C’est logique qu’aucun ne soit venu durant les cinquante dernières années, puisque les États-Unis ont imposé de dures sanctions unilatérales à Cuba, mais durant le demi-siècle antérieur, un seul… Pourquoi ?
Fernando Martínez Heredia : J’ai parlé d’arrogance, mais je pourrais ajouter suffisance et mépris. Ils sentaient que Cuba était à l’abri, malgré leurs appréhensions : « Ces gens-là sont trop intelligents pour certaines choses, ils ont été très héroïques, ils ont sacrifié quatre cent mille vies, presque le cinquième de la population, pour être libres à nos portes », admettraient-ils. George Washington avait un ami à La Havane qui lui cherchait de l’argent en pleine guerre d’Indépendance. « Cuba est trop proche, ils ont beaucoup d’orgueil national, mieux vaut ne pas y aller, n’allons pas lui donner de l’importance… » C’est ce que je peux imaginer, maintenant que tu m’incites à faire un exercice de politique-fiction. Mais le fait est que nous sommes si proches que les avions décollent d’ici et doivent presque aussitôt redescendre quelques minutes après parce qu’ils sont déjà en Floride. Ensuite, ils ne pouvaient plus venir parce qu’ils étaient en guerre contre nous. Maintenant, à une étape plus moderne, dans une guerre du XXIe siècle, même les visites sont possibles…
Annexionnisme ou pas annexionnisme ?
Rosa Miriam Elizalde : J’ai l’impression que l’annexionnisme politique est impensable à Cuba. Mais pourrait-on parler de possibilités d’annexionnisme moral ?
Jesús Arboleya : Je n’aime pas le mot « annexionnisme ». On l’a beaucoup employé, on disait même que les États-Unis venaient annexer Cuba. Si, en 1902, le gouvernement étasunien n’a pas choisi l’annexion, n’a pas choisi la colonie, c’est parce que les conditions de Cuba ne le lui permettaient pas, pas plus d’ailleurs que les conditions aux USA. Porto Rico reste une colonie, mais son annexion est impossible, parce que ça serait concéder aux Portoricains les mêmes droits qu’aux Étatsuniens.
Ce qui a été mis en place en 1902, c’est un régime néocolonial, même si les historiens débattent beaucoup de la différence entre colonialisme et néocolonialisme. Je ne vais pas me lancer là-dedans, juste souligner le rôle de la bourgeoisie locale dans les deux cas.
Les révolutions anticoloniales sont des révolutions bourgeoises, et les révolutions anti-néocoloniales sont des révolutions contre la bourgeoisie locale. Dans ce dernier cas, la bourgeoisie locale a cessé d’être la représentante de la nation face à la domination coloniale pour devenir la représentante de la domination néocoloniale dans la nation. Donc, tous les projets étasuniens, toute cette conception contre-révolutionnaire visaient, durant tout cette dernière époque-ci, à tenter de rétablir le néocolonialisme qui existait à Cuba.
L’influence culturelle étasunienne à Cuba, c’est autre chose. Il faut bien admettre que l’influence de la culture étasunienne s’est exercée durant tout le processus de construction de l’identité nationale cubaine. On parle de l’influence espagnole dans nos origines, de l’influence africaine qu’a étudiée Fernando Ortiz. Mais il a décrit aussi d’autres influences, dont celle des États-Unis. Le plus important de l’influence étasunienne, c’est ce qu’a signifié le lien de la société cubaine du XIXe siècle avec le capitalisme moderne ; le capitalisme moderne nous a apporté, à travers l’influence de la culture étasunienne, toute une série d’instruments, depuis les machines à vapeur jusqu’aux téléviseurs et aux voitures. C’est ce facteur qui explique pourquoi Cuba était peut-être le pays d’Amérique latine qui ressemblait le plus aux États-Unis, en fonction du critère de l’American way of life. La nouvelle politique étasunienne envers Cuba mise sur le rétablissement du capitalisme à partir de cette base-là.
Rosa Miriam Elizalde : Et de l’hypothèse que Cuba appartient aux États-Unis…
Jesús Arboleya : C’est ce que prétendait l’Amendement Platt, qui est un titre de propriété face à l’Europe, dans un monde qui se répartissait les colonies. Cuba n’était pas une colonie, certes, mais c’était du pareil au même. L’Amendement Platt stipulait que Cuba était aux États-Unis. Mais l’important, maintenant, c’est ce qui va se passer. Pendant plus de soixante ans, Cuba avait fait l’objet d’une occupation militaire, puis d’une situation néocoloniale, mais nous avons été capables de faire la première révolution anti-néocoloniale victorieuse de l’Histoire. Pourquoi donc, maintenant que nous avons bien plus de ressources, devrions-nous assumer que cette influence étasunienne va balayer toute une série d’idées et de réalités ancrées dans notre histoire nationale ?
Sans aucun doute, nous vivons une autre sorte de confrontation, qui exige un surplus d’idéologisation, de culture, d’information, pour préparer notre peuple à cette réalité. Mais cette réalité nouvelle ne nous est pas étrangère. Nous avons vécu sous cette influence-là, même sous la Révolution, parce que, alors même que la Révolution exerçait une culture hégémonique, l’influence de la culture étasunienne nous est arrivée de toutes parts…
Rosa Miriam Elizalde : Alors, Fernando, annexionnisme ou pas annexionnisme ?
Fernando Martínez Heredia : Je suis d’accord avec Arboleya. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les Cubains se sont sacrifiés en masse. Ils ont forgé ce qu’il y a de plus difficile au monde, l’identité nationale, dont on parle parfois à la légère comme si quelqu’un l’avait découverte soudain un petit matin. Elle ne date même pas, d’ailleurs, de l’aube du 10 octobre [1868], parce que les premiers rebelles cubains disaient : « Cubain et Nègre, faisons la guerre à l’Espagnol. » C’étaient deux choses différentes : un Cubain n’était pas un Nègre, un Nègre n’était pas un Cubain.
Donc, c’est dans le cadre de cette merveilleuse épopée que les Cubains ont fait leur pays, leur identité, et qu’ils ont essayé de faire leur politique. D’où, ce qui étonne parfois des étrangers, notre amour de José Martí. José Martí a été à la hauteur d’une politique. C’était un génie, mais un génie cubain qui a vécu aux USA. Il a donc eu la possibilité de dépasser l’idéal de la république latino-américaine libérée du colonialisme européen et de poser l’idée de l’indépendance par rapport aux USA. Martí n’a pas eu de contemporain, jusque l’apparition d’Ho Chi Minh, de Mao Tse Toung, de Fidel Castro, du Che Guevara… Voilà ses contemporains. Vois un peu combien il était en avance ! Et ça, c’est l’énorme culture que Cuba a accumulée.
Quoi qu’il en soit, comme le disait aussi Arboleya, la culture étasunienne n’a pas été seulement attirante : elle a pesé énormément. Au triomphe de la Révolution en 1959, notre littérature était en train de découvrir des formes de rénovation inspirées par les auteurs étasuniens, même si cela ne concernait qu’une élite, puisqu’une bonne partie du peuple cubain ne savait même pas lire. Dans la musique populaire cubaine, il y a une énorme influence étasunienne, de la même manière que Cuba a influé sur la musique des Etats-Unis. Je me rappelle un vieux poète de Guantánamo, Regino Boti, qui disait que le Babul afrocubain était l’ancêtre du jazz-band.
Cuba face à la polarisation de la politique aux USA
Rosa Miriam Elizalde : Il m’est impossible de ne pas vous demander de me parler de la nouvelle qui fait la une de tous les médias aux États-Unis : la victoire de Trump en Floride et le retrait du Cubano-Étasunien Marco Rubio de la course à la présidence. Comment la politique envers Cuba s’insère-t-elle dans cette trame ?
Jesús Arboleya : La société étasunienne se caractérise aujourd’hui, comme le disait Fernando, par une polarisation politique extraordinaire. La théorie selon laquelle rien ne ressemble plus à un démocrate qu’un républicain et vice-versa peut avoir été exacte à d’autres moments, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Le corps politique étasunien s’est polarisé, et les deux partis reflètent deux tendances totalement distinctes en ce qui concerne l’interprétation des problèmes sociétaires et leurs solutions. C’est le cas de Donald Trump parmi les républicains et de Bernie Sanders chez les démocrates, quelque chose qui semblait absolument impossible aux États-Unis.
Le premier indice dans ce sens, nous l’avons eu en 2008 quand un Noir a remporté les élections aux États-Unis, ce qui prouvait les complexités en cours. La formule de Donald Trump n’a rien de rare. Il représente 25 p. 100 de l’électorat étasunien. La logique des néoconservateurs qui ont conduit Bush au pouvoir était qu’avec 25 p. 100 de voix sûres dans une société où à peine la moitié des électeurs votent, je gagne à tous les coups ; donc, je dois m’efforcer de réaffirmer ces voix sûres, mais absolument pas de les augmenter, ce qui a été l’erreur de Bush père quand il a essayé d’atteindre les indépendants et les modérés.
Pourquoi Obama gagne-t-il ? Parce qu’au lieu de 50 p. 100, ce sont 60 p. 100 qui ont voté, ce qui a fait la différence. Il est parvenu à mobiliser des secteurs qui ne participaient pas normalement aux élections. C’est ce que nous sommes en train de constater maintenant que les candidatures d’Hillary Clinton pour les démocrates et de Donald Trump pour les républicains sont pratiquement assurées. Il est très difficile que même l’establishment républicain – je ne parle pas des grands intérêts du pays, mais des cadres du parti qui ont essayé d’empêcher la nomination de Trump – puisse freiner l’avancée de Trump qui ne se subordonne pas à ce corps politique comme les autres. L’establishement a voulu présenter Marco Rubio comme solution de rechange et il a échoué.
La première curiosité, c’est que la droite ait jeté les yeux sur un Latino. Pareil pour Ted Cruz, qui est un Latino comme option de la droite. C’est très rare dans la politique étasunienne, peu importe qu’il s’agisse d’un Cubain ou non. Pour ces gens-là, un Latino, c’est quelqu’un qu’ils veulent balancer de l’autre côté du mur quand il arrive aux États-Unis. Mais que s’est-il passé en Floride ? Pour commencer, je ne parle pas des républicains, je ne parle pas de tous les électeurs de la Floride. Les Cubano-Étasuniens constituent 25 p. 100 de l’électorat républicain, et ils peuvent atteindre jusqu’à 30 p. 100 et quelque chez les démocrates. Ce qu’il s’est passé, c’est que les Cubano-Étasuniens, qui constituaient l’assise la plus solide des républicains dans l’État de la Floride ont basculé peu à peu vers le Parti démocrate. On l’a vu aux dernières élections où Obama a remporté quasiment la moitié des voix de cet électorat. Par ailleurs, même chez les républicains, ces secteurs de l’extrême droite cubano-étasunienne, ceux que représente Marco Rubio, ne sont plus aussi favoris qu’auparavant. Pourquoi ? Pour les relations avec Cuba. Beaucoup de gens disent que surtout les descendants ne s’intéressent pas autant à Cuba, que le thème cubain n’est plus déjà si important pour les électeurs cubano-étasuniens, mais ce n’est pas en tout cas ce que disent les résultats. Dans la communauté cubano-étasunienne, le thème des relations avec Cuba est très important, et c’est là une des causes de ce changement de politique. Obama s’en est rendu compte, il sait qu’il va obtenir des avantages électoraux en faisant ce discours et en suivant cette politique, et j’augure donc que si Hillary est nommée, elle va remporter largement les votes cubano-étasuniens en Floride face à n’importe quel aspirant républicain, à plus forte raison s’il s’agit de Trump que tous les Latinos refusent en plus à cause de toutes les imbécilités qu’il a dites.
Rosa Miriam : Mais ça n’explique pas pourquoi Hillary a publié dans le Miami Herald pour promettre un changement de régime à Cuba, deux jours avant les élections en Floride ?
Jesús Arboleya : Ces gens-là s’adressent à de nombreux publics différents, y compris aux adversaires. C’est la manière qu’ils ont de se protéger de la critique de ceux qui les accusent d’être mous face à Cuba, de faire des concessions sans rien en échange, etc. D’où ce genre de discours. Ceci dit, la théorie du changement de régime à Cuba est contestable au sein de la communauté cubano-étasunienne. Il existe des facteurs objectifs qui expliquent pourquoi ce n’est pas ça qui les intéressent, entre autres raisons parce qu’ils vivent maintenant dans le meilleur des mondes : ils ont émigré entre autres raisons pour aider leur famille, et ça il le règle aujourd’hui avec deux ou trois cents dollars. Le jour où il y aura un changement de régime à Cuba, ils devront hypothéquer leur logement pour aider leurs familles, comme le fait le reste des émigrés latino-américains. Je ne vois donc beaucoup de logique à cette histoire du changement de régime.
Rosa Miriam Elizalde : Cette thèse, l’administration Obama la soutient des points de vue politique et économique, et elle le fait au même niveau que l’administration Bush. Ben Rhodes vient de la réitérer à Miami, d’une manière assez maladroite, soit dit en passant, quand il a affirmé que l’administration voulait la même chose que l’ « opposition » à Cuba. Une « opposition » fabriquée de toutes pièces par les États-Unis, comme chacun le sait.
Jesús Arboleya : Bien entendu, et c’est bien pour ça que nous ne trouverons jamais dans le discours étasunien vis-à-vis de Cuba une position de solidarité, la moindre reconnaissance des acquis de l’île. On continue de nous considérer là-bas comme l’ennemi. Mais l’important quand tu analyses cette politique, c’est de se demander s’ils y croient vraiment ou si ça fait partie de la langue de bois médiatique. Jusqu’où y croient-ils et jusqu’où s’agit-il d’une tactique politique ? C’est par là que tu dois t’efforcer de comprendre ce qu’il se passe.
Fernando Martínez Heredia : N’en restons pas à la superficie des choses, voire parfois à des sottises. Nous parlions avant d’une analyse superficielle, celle de traiter d’annexionnistes tous ceux qui voudraient par exemple le retour du capitalisme à Cuba. Le retour du capitalisme à Cuba, ce n’est pas de l’annexionnisme ; on peut être nationaliste et bourgeois, on peut être nationaliste et aimer la viande de porc, le riz aux haricots noirs et tout le reste…
El centrisme
Rosa Miriam Elizalde : Fernando, vous avez alerté au sujet de l’existence à Cuba d’un nationalisme de droite, qui est opposé au blocus, mais qui l’est aussi, implicitement ou explicitement, à la Révolution, à partir de postures centristes.
Fernando Martínez Heredia : Et un nationalisme de droite qui peut même se prévaloir d’un héritage culturel. Si demain des graves problèmes éclataient entre nous, certains de ceux qui se sentent nationalistes de cette manière se sentiront frustrés et diront : « Et moi qui voulais que Cuba possède une bonne démocratie, qui pensais que tout irait mieux avec le pluripartisme et que l’administration fonctionnerait à merveille, voyez un peu les malheurs qui nous sont tombés dessus à cause de ce que en quoi je croyais… »
Que doivent faire les peuples qui ont une expérience historique ? Ne pas se tromper à nouveau. Quand j’étais enfant, la démocratie bourgeoise à Cuba fonctionnait très bien et mieux que dans de très nombreux pays ; en plus, le budget national était adopté par le Congrès, le président de la République avait un Premier ministre, les débats se transmettaient à la radio, la télévision toute récente se mêlait à la politique, la liberté d’expression dans la République bourgeoise néocoloniale – ce n’était une pseudo-République – existait.
Oui, la liberté d’expression y était assez élevée. Mais pourquoi ? Parce qu’elle convenait à la domination capitaliste à Cuba. Que tout le monde puisse penser ce qu’il veut, soit, mais que rien ne change pour l’essentiel. Ainsi, à un moment donné, tous les partis politiques ont été d’accord pour la réforme agraire, mais seul le triomphe politique et militaire des révolutionnaires a permis de la faire. C’est là une expérience historique.
Frei Betto, qui est quelqu’un de sagace, a affirmé voilà deux mois à Cuba : les Étatsuniens savent qu’ils ne peuvent pas annexer Cuba, ils le savent très bien, mais ils peuvent aspirer à une annexion symbolique de Cuba. Autrement dit aspirer à ce que, par une guerre de symboles, les Cubains finissent par se tromper assez ou par se diviser assez pour se tromper sur leurs propres symboles. Par exemple, que quelqu’un porte le drapeau des États-Unis sur ses vêtements, sur sa voiture, et dise : « Ça n’a pas d’importance, mais il est si joli ; ça n’a pas d’importance, mais il se vend si bien… » On pourrait porter le drapeau irlandais ou le drapeau autrichien, mais ce n’est pas pareil. Ce n’est donc pas un hasard, mais une évolution. Je cite Betto parce que dans ces cas les phrases intelligentes sont importantes.
L’annexion symbolique ne veut pas dire que le drapeau des États-Unis vous semble meilleur ; elle revient à penser que, puisqu’Obama vient à Cuba, la situation matérielle d’une grande partie des Cubains va s’améliorer. C’est une croyance qui peut exister. Elle suppose une terrible confusion, mais elle peut exister. Quand je parle d’annexion symbolique, j’évoque la croyance que les grandes puissances dans le monde peuvent régler les problèmes de Cuba. Voilà pourquoi j’ai parlé non seulement de la domination néocoloniale étasunienne, mais aussi de la domination de la bourgeoisie cubaine qui a maintenu quasiment la moitié de la population cubaine dans l’analphabétisme ; au triomphe de la Révolution, cent mille Cubains ne savaient ni lire ni écrire, cent mille ne recevaient pas de soins médicaux, ou alors qu’un enfant meure de diarrhée ou un adulte de tuberculose était la chose la plus normale du monde. Alors, penser au XIXe siècle qu’on pourra tout régler à Cuba si les États-Unis nous aident, c’est une annexion symbolique, et c’est extrêmement dangereux parce que c’est s’aveugler, c’est perdre la vision du présent et du futur.
Rosa Miriam Elizalde : Fernando, vous avez écrit dans CubaDebate un article qui a déclenché une grande polémique au sujet du drapeau des États-Unis, en particulier le moment où il a été hissé lors de la réouverture de l’ambassade étasunienne à La Havane. John Kerry était là, et derrière, au fond, il y avait une série de vieilles voitures américaines, une image qui renforçait l’idée qui plaît tant à une certaine presse, laquelle présente Cuba comme une espèce de Disneyland de belles américaines. Vous avez écrit, Fernando : « C’est un jour important, soit, mais ce n’est pas un jour historique. »
Jesús Arboleya : Nous devons étudier à fond la culture, parce que de même que bien des choses se sont transnationalisées – l’économie, la migration, etc. – de même la culture s’est transnationalisée, et les choses n’ont plus partout la même signification.
Ce n’est pas pareil pour un Chinois de porter des jeans comme vêtement quotidien que pour un Cubain, qui le porte constamment. L’une des caractéristiques de la culture cubaine a été sa capacité de toujours se débrouiller, de métaboliser les choses, d’où qu’elles viennent, et de les rendre cubaines. Et ça continue de se voir, et même dans des expressions comme le reggaeton. Ce sont des phénomènes culturels qui ont des caractéristiques très spécifiques à Cuba. Les liens avec les États-Unis ont été historiques, et ils sont maintenant récurrents. Il est tout à fait normal que les gens se rendent aux Etats-Unis et vice-versa. D’ailleurs, une bonne partie du marché de Miami est conçue pour Cuba. Vous pouvez acheter à Miami des pièces pour votre Lada, et elles sont plus faciles à les acheter là qu’à Moscou. Il existe un marché qui fonctionne dans ce sens.
Le hic, c’est comment, en tant que Cubains, nous assumons cette influence culturelle qui est très souvent recyclée. Shakira danse comme les Indiennes, et ça se recycle et ça finit par devenir de la culture étasunienne ou de la culture pop ou ce que vous voulez en guise de culture. Bref, le hic est comment, nous les Cubains, nous assumons ces influences culturelles. De toute façon, je crois que nous bénéficions d’une protection historique dont peu de peuples bénéficient.
Nous devons être préparés pour le moment où Kerry hisse le drapeau des États-Unis et gare en arrière-plan trois ou quatre « belles américaines », et nous devons aussi être préparés pour le discours d’Obama, qui va nous dire qu’il vient appuyer le progrès de Cuba, pour que nous soyons plus heureux comme Cubains. La question n’est pas ce qu’ils disent, eux, mais comment nous l’interprétons, nous, comment nous le digérons, comment nous sommes capables de l’adapter à la réalité de notre pays.
Personnellement, je déteste qu’on utilise le drapeau des États-Unis à Cuba, ou de voir quelqu’un avec un petit drapeau des États-Unis n’importe où. Je suis d’accord avec Fernando : ce n’est pas le fanion du Barça ou du Real Madrid. Nous parlons du drapeau des États-Unis, autrement dit d’un problème historique qui remonte à plus d’un siècle et qui nous définit. Pourquoi ? Parce que le conflit avec les États-Unis a tranche les rangs à Cuba dès l’époque de Martí et que tout ce qui a à voir avec les symboles étasuniens a une signification politique. Certains passent davantage inaperçus, parce qu’ils deviennent des articles de mode, mais d’autres ont été un impact tout à fait particulier, comme le drapeau…
Rosa Miriam Elizalde : Qui a été hissé aussi bien sur la Lune qu’en Irak, au Panama…
Jesús Arboleya : Hollywood a comme norme que le drapeau doit apparaître dans chaque film étasunien, et ça se fait religieusement, au point qu’il apparaît parfois dans les endroits les plus inconcevables. C’est un symbole de domination idéologique. Ce dont parlait Fernando a porté un nom à Cuba : ça s’appelait le « plattisme », qui consiste à reconnaître la supériorité de la culture étasunienne sur la nôtre. Et ce « plattisme » apparaît partout. Abel Prieto l’a dit : le « plattisme » a été l’assise de la culture de l’extrême droite cubano-étasunienne, du discours politique encore aujourd’hui, mais il est aussi présent dans de nombreuses expressions. Le hic, ce n’est pas qu’un jeune enfile un pullover où est imprimé le drapeau des États-Unis, le hic c’est qu’il ne sache pas ce que ça signifie. S’il veut ensuite devenir un tenant de l’impérialisme, c’est son affaire, mais du moins qu’il ne le fasse par naïveté. L’éducation politique cubaine devrait aller dans ce sens…
Nous les fous, nous sommes sensés
Fernando Martínez Heredia : On assiste dans le monde à un abêtissement de masse, un phénomène qui est intentionnel, car il s’agit de réduire la capacité de déduire, la capacité de penser, la capacité de soutenir la tension, la capacité de réfléchir, et ça ce n’est pas du domaine de la science-fiction. Quand les sociétés de domination étaient plus primitives, l’un des châtiments était de couper la langue des rebelles. Maintenant, non. Maintenant, c’est de nous rendre tous muets. Mais avec notre consentement, volontairement. Les jeunes de Juventud Rebelde ont créé un blogue, et ils m’ont demandé d’écrire un article. Je l’ai intitulé : « N’en soyons pas les valets, travaillons avec. » Je parlais des technologies de la communication. Il faut comprendre que bien des formes de communication qui semblent plus modernes sont aussi des formes de domination plus modernes, et elles le font même d’une manière qui peut être plus efficace. Mais ce n’est pas tout de comprendre ça ; il faut aussi comprendre qu’elles offrent la possibilité d’élargir les capacités de libération des gens.
Quand j’étais tout jeune, nous parlions de la libération de Cuba comme l’acte permettant d’en finir avec le pouvoir des États-Unis sur Cuba, de faire une réforme agraire, de liquider le pouvoir des riches. Fidel a eu un jour l’idée de constituer une Fédération des femmes cubaines. Beaucoup de gens se sont dits : « À quoi bon, puisque nous nous sommes libérés ? » Et il a répondu : « Non, non, nous allons continuer de les libérer. Il faut encore que la moitié de la population se libère. » Personne ne se contente de petits brins de libération. Nous devons donc nous battre contre ce phénomène formidable de dépolitisation générale qui veut dire un désintérêt total pour le politique, qui veut dire confondre le politique avec la politicaillerie, avec une politique qui pourrait être même méprisable. Nous, les Cubains, qui avons tant besoin de ce moment, nous devons prendre la politique et la magnifier. Ne permettons pas qu’elle se rapetisse.
Rosa Miriam Elizalde : Ni qu’elle soit à courte vue.
Fernando Martínez Heredia : Non, parce qu’alors elle devient si inefficace qu’elle ne peut même pas régler les problèmes du court terme. Cuba est contrainte d’être supérieure à la simple reproduction de la vie matérielle ; Cuba est obligée d’être supérieure à ce qui semble impossible ; Cuba est obligée d’aller bien au-delà ; Cuba doit se rappeler José Martí. Quand il a commencé sa lutte, il a dit à un ami : « Nous les fous, nous sommes les seuls sensés ». Ensuite, quand il a organisé son parti, il a écrit : « Le seul homme pratique, c’est celui dont le rêve d’aujourd’hui sera la loi de demain. »
Quand j’étais un enfant, la loi de réforme agraire était un rêve et j’étais un jeune quand elle a été promulguée. Après, c’est devenu une habitude. Ce que Cuba a de précieux, c’est que les lois révolutionnaires sont devenues une habitude. Autrement dit, les gens disent : ça, c’est ce qui me revient. Les gens savent qu’il existe une série de services qui doivent satisfaire les besoins de tous les êtres humains. Voilà pourquoi ils sont gratuits, et non parce que nous nous sommes trompés sur ce point : ce sont des droits des êtres humains et ils doivent le rester.
Il peut nous arriver de nouvelles épreuves encore plus difficiles, mais il faut leur faire face en ayant du moins la même capacité qu’aujourd’hui, et si on nous demande plus, avoir encore plus de capacité. À cet égard, on ne peut combattre l’annexion symbolique par des décrets. Je suis ravi que personne n’ait eu l’idée d’interdire l’utilisation publique du drapeau des États-Unis, et je ne confonds pas faiblesse et sagacité. L’interdire serait absolument stupide. J’ai écrit un jour que celui qui interdit trop appelle socialisme le brin de pouvoir personnel qu’il détient. Nous ne pouvons pas tomber dans ce travers. Nous devons garantir un leadership qui repose sur l’autorité légitime de Rául, sur l’autorité légitime de Fidel, mais en faisant en sorte que ce leadership soit capable de se socialiser et de prouver la force que possède un peuple pour faire face à quelque chose de ce genre.
Rosa Miriam Elizalde : Il nous reste deux minutes de transmission, le temps d’une idée, d’une phrase, d’un tweet. Si vous aviez 140 caractères pour adresser un message à Obama, un conseil, une recommandation, que lui diriez-vous ?
Fernando Martínez Heredia : Je lui dirais : « Ne faites pas attention à l’instant, ne perdez pas l’occasion de faire quelque chose d’historique.”
Jesús Arboleya : Je suis bien plus pessimiste. Je ne lui donnerais aucun conseil, car je ne crois pas qu’il s’intéresse beaucoup à ce que je pourrais lui dire. Mon message n’est pas pour Obama, mais pour tous ceux qui vont aller accueillir le président des États-Unis : « Voyons en Obama la politique des États-Unis et les complexités qu’elle implique pour notre pays. »
Fernando Martínez Heredia est chercheur titulaire de l’Académie des sciences de Cuba, auteur de livres essentiels sur l’expérience socialiste cubain et sur la réalité latino-américaine ; directeur général de l’Institut cubain de recherche culturelle Juan Marinello et président de sa chaire Antonio Gramsci. Prix d’essai Casa de las Américas en 1989 et Prix national des sciences sociales en 2006.
Jesus Arboleya est professeur universitaire, spécialiste des relations Cuba-USA, et auteur de dizaines de livres. Prix Casa de las Américas 2013 pour : Cuba y los cubanoamericanos. El fenómeno migratorio cubano.
Rosa Miriam Elizalde Journaliste cubaine et rédactrice en chef du site CubaDebate. Docteur en sciences de la communication et auteur de : Antes de que se me olvide, Jineteros en La Habana, Clic Internet et Chávez Nuestro, entre autres. En twitter : @elizalderosa