Le 6 février 1934, il y a 84 ans, les milices d’extrême-droite tentaient un coup de force contre la République. À leur tête notamment l’Action Française de Charles Maurras, une personnalité du fascisme et de l’antisémitisme français qu’un certain Olivier Dard tente de réhabiliter. Les écrits complaisants de Dard -invité régulier et complaisant des manifestations de l’Action Française – ont d’ailleurs horrifié outre-Rhin, « Écrits antisémites – La France a un problème d’antisémitisme », titre le quotidien allemand Handelsblatt qui dénonce l’inscription de l’antisémite Maurras – ensuite retirée – dans le Livre des Commémorations Nationales édictée par le ministère de la culture de Macron et la note produite par Dard à cet effet qui ne dit aucun mot sur l’antisémitisme de Maurras. Tout ceci en dit long.
L’historienne Annie Lacroix-Riz en revenant aux sources factuelles issues des archives met les points sur les i et alerte contre ceux qui voudraient réhabiliter les antisémites et fascistes d’hier, tout en criminalisant les résistants, communistes en tête.
Un dossier spécial qu’Initiative Communiste se devait de publier, et qui est également diffusé par le très fréquenté blog indépendant les-crises.fr
« Ecrits antisémites : La France a un problème d’antisémitisme » Hanselsblatt
L’Etat avait décidé d’honorer un antisémite connu dans le livre officiel des commémorations nationales. C’est seulement après publication, que la ministre de la culture prend ses distances sans enthousiasme et demande une réimpression.
Pour la deuxième fois en peu de temps, la France fait parler d’elle en renonçant à l’hommage d’un ardent antisémite seulement après de vives protestations. D’abord, il y a quelques jours, les éditions Gallimard renonçaient après de vives critiques venant de médias et personnalités à la réimpression des pamphlets antisémites de Jean-Ferdinand Céline des années 30. Dimanche dernier, la ministre de la culture Françoise Nyssen, elle-même, devait changer illico d’avis, une fois que le nationaliste et antisémite Charles Maurras, à l’occasion de son 150e anniversaire, fut inscrit dans le « livre officiel des commémorations nationales 2018 » imprimé avec la recommandation et l’avant-propos de la ministre.
« J’espère que ce livre sera beaucoup lu », avait écrit la ministre dans l’avant-propos. A-t-elle eu elle-même le livre entre ses mains, avant d’écrire l’avant-propos ou de le faire écrire ? On ne peut qu’en douter. Car ce monarchiste décédé en 1952 était l’un des pires instigateurs antisémites, que la France ait connu. L’Église catholique le trouvait tellement abject, qu’elle a refusé de lui donner les derniers sacrements. Les auteurs du Livre des commémorations, au contraire, rendaient hommage à Maurras comme « grand polémiste ». Sans la critique des médias, on en serait resté là.
Le texte rédigé par un professeur de la Sorbonne ne montre pas la moindre distance. Maurras devient à ce moment « la figure emblématique » d’un « écrivain reconnu en France comme à l’étranger ». Le professeur fantasme sur « l’influence culturelle » de Maurras et de son parti. Il est apparu auprès de « ses ennemis » après la guerre en 1945 comme un « mauvais maître d’école ». Le professeur ne dit aucun mot sur l’antisémitisme de Maurras. Sans la critique des médias, notamment de l’Obs, on en serait resté à cette adulation.
La ministre de la culture a laissé les débats se dérouler pendant trois jours. Dimanche dernier, elle communique que le Livre sera réimprimé mais sans Maurras, afin de « lever ambiguïté sur des malentendus ». Dans la communication destinée à ce registre, on peut y lire, par contre là sans ambiguïté, qu’il s’agit d’« une centaine d’anniversaires susceptibles d’être célébrés au nom de la Nation ».
Parler de « malentendus », c’est la dernière chose qui vient à l’esprit chez Maurras. L’ardent raciste et nationaliste s’exprime suffisamment clairement à ce sujet. Fondateur de l’ « Action Française » appartenant à l’extrême-droite, ce n’était pas quelqu’un à qui échappait de temps en temps une formulation ambiguë. Propager la haine des Juifs était son élixir de vie. C’était un agitateur sanguinaire qui appelait au meurtre. Au ministre de l’Intérieur, Abraham Schrameck, il écrivait une lettre ouverte en 1925 : « Il est vrai que, par votre personne, vous n’êtes rien. Mais vous êtes le Juif. Votre race, une race juive dégénérée, vous a chargé maintenant d’organiser la révolution dans notre patrie. Monsieur Abraham Schrameck, comme vous vous préparez à livrer un grand peuple au couteau et aux balles de vos complices, voici les réponses promises. Nous répondons que nous vous tuerons comme un chien ».
On se demande ce qui a traversé l’esprit des auteurs du registre, lorsqu’ils ont proposé une commémoration nationale de cet ami des nazis et soutien au régime de Vichy.
Apparemment des digues intellectuelles se sont rompues au sein d’une partie de l’élite française, qui refoule la haine raciale. C’était clair déjà dans le conflit autour de la question de la réimpression par les Éditions Gallimard des pamphlets antisémites de Céline.
La maison d’édition a fait savoir qu’elle voulait rendre accessible au public l’œuvre intégrale de l’écrivain qui, jusqu’à sa mort a fait part de sa haine envers les juifs. Les textes antisémites de Céline n’ont, certes, pas de valeur littéraire et sont accessibles sans problème sur internet. Céline, lui-même, avait fait part avant sa mort, qu’il ne souhaitait pas qu’ils soient réimprimés. Mais Gallimard a convaincu sa veuve de 104 ans, de contourner l’interdiction. La maison d’édition voulait une publication reliée, de qualité, en somme l’antisémitisme dans de la dorure.
C’est cette position, qui vise à relativiser le racisme, qui laisse sans voix. A disparu dans une bonne partie de la société française, la capacité de distinction entre ce qui va et qui ne va pas, où le seuil est franchi jusqu’à banaliser voire favoriser l’antisémitisme. Ce qui est symptomatique, c’est que le scandale autour de Maurras a intéressé peu de médias. Une grande indifférence s’installe. La culture de la mémoire devient un mot étranger. La volonté de la France, d’aborder à bras-le-corps les « heures sombres de la nation », était importante ces dernières années. On le voyait dans de nombreuses références à la collaboration, dans des émissions télévisées ou des expositions. Désormais, cette volonté semble se relâcher. (Thomas Hanke, Handelsblatt)
Chers amis,
L’ensemble qui vous est soumis éclaire vivement la polémique qui a surgi sur le Grand Livre des commémorations et sur les raisons profondes des omissions historiques d’Olivier Dard, qui n’a cessé de tonner depuis vingt ans contre l’histoire complotiste, contre mes travaux et ma personne et , et qui, vous le constaterez, juge que des historiens à la Lacroix-Riz entretiennent « les thèses complotistes », mais en revanche estime que la re-publication à haute dose de tous les auteurs et praticiens fascisto-nazis est une excellente chose : pour cette littérature, le « public français » serait « mûr » (selon les termes de Olivier Dard qui se fait fort de diffuser la littérature de Brasillach ndlr), alors que, malheureusement il ne l’est pas pour lire des historiennes aussi sulfureuses que moi-même.
Ne manquez pas la dégustation de ce dossier, il est savoureux. Vous l’apprécierez, j’en suis sûre, autant que moi-même.
Bien cordialement,
Annie Lacroix-Riz
Mise au point pour la Grande Presse sur la notice d’Olivier Dard pour la commémoration de Charles Maurras, par Annie Lacroix-Riz
Je ne suis pas des historiens qu’on invite : bien que je sois très académique dans la forme, j’ai l’audace de dire ce que je découvre dans les archives, dont le contenu est malheureusement moins policé ou plus vulgaire. Je suis en sus et peut-être surtout mise au banc d’infamie comme « marxiste » et « communiste », bien que l’historien que l’Action française invite à présenter ses travaux à son siège parisien ou dans la maison de Maurras à Martigues ou ailleurs, et appelle « notre ami Olivier Dard », ne soit pas classé sur l’échiquier politique, de même que Denis Peschanski, élu socialiste, n’est pas présenté comme « historien socialiste ».
Je ne compte plus les invitations à des « débats » audiovisuels annulées sous des prétextes divers mais pour un motif unique clairement exprimé par nombre de mes collègues, dont un célèbre directeur de l’Institut d’études politiques aujourd’hui décédé : « Si elle vient, je ne viens pas ». Dernier exemple en date, un débat annulé par la RTBF invitante (billets de train envoyés pour Bruxelles) en décembre 2017 sur le documentaire consacré à Pie XII et la Deuxième Guerre mondiale (« la face cachée », qui l’est restée…), documentaire diffusé sans débat le 26 janvier 2018. Je ne songe naturellement pas à dénoncer particulièrement le service public de télévision belge, qui a seulement reproduit ce qui m’arrive en France depuis des décennies.
Ce veto contre le débat de mes collègues exaspérés par les archives originales ne s’est presque jamais heurté à la réaction indignée de journalistes ou producteurs courageux, alors que dans certains domaines non historiques (rares, je l’admets), des débats ont lieu en l’absence de « ceux qui ont décliné les invitations ». Je comprends bien pourquoi les historiens médiatiques qui négligent ou déprécient les sources originales refusent de débattre de réalités historiques qu’ils nient catégoriquement. Je n’en demeure pas moins ouverte au débat. Sur la question présente de la « commémoration » de Maurras, j’adresse aujourd’hui ce texte aux professionnels de l’information alarmés par le mutisme d’Olivier Dard sur l’antisémitisme du « maître », qu’il a certifié en revanche comme « germanophobe et antinazi ». Même si, comme à l’ordinaire, il n’y a pas de débat, ces quelques pages documentées éclaireront ces professionnels, qui ne pourront plus dire « on ne savait pas ».
À moins que, dans le climat délétère qui règne actuellement, on ne finisse par accuser les Archives nationales et les archives étrangères, notamment allemandes, des années 1920-1944 de répandre des « fake news » ?
Olivier Dard et Maurras : ni antisémite, ni germanophile, ni pronazi…
Par Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7
Des politistes tel Patrick Weil1 historiens et journalistes, de Guillaume Erner à Daniel Schneiderman2, découvrent, sidérés, qu’Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne, n’a « pas écrit le mot “antisémitisme” » dans la notice que le ministère de la culture l’avait chargé de de rédiger sur Charles Maurras « dans le grand livre officiel des commémorations ». Le motif de l’absence dudit mot a provoqué le 2 février 2018 sur France Culture l’embarras de l’historien, confronté à un Guillaume Erner insistant – « ben, je ne sais pas » pourquoi je l’ai oublié, a-t-il piteusement déclaré (à écouter ici). Embarras d’autant plus légitime que l’oubli ne peut relever de l’étourderie ou de l’amnésie des « spécialistes obsessionnels [qui,] au bout de quelques années, […] fini[ssen]t par ne plus voir l’éléphant dans le couloir » : l’historien est particulièrement apprécié à l’extrême droite, à en juger par la fréquente référence de groupements d’Action française, d’Algérie française et associations assimilées aux conférences, travaux et directions de thèse de « notre ami Olivier Dard », groupes dont il est permis de douter de la solidité du philosémitisme, qui serait récent3. Notons l’absence de ces précisions politiques dans la fiche wikipedia d’Olivier Dard4, tradition, il est vrai, respectée pour tout l’arc-en-ciel, à l’exception des universitaires marxistes ou non-antimarxistes, dont Anne Morelli et moi-même5.
La notice officielle rédigée par Olivier Dard pour le Grand livre officiel des commémorations nationales (150e anniversaire de la naissance de Charles Maurras – inscription retirée depuis)
Y a-t-il motif à surprise?
La surprise médiatique est surprenante pour au moins deux raisons.
1° Les nombreux travaux6 de ce spécialiste de Maurras et de l’extrême droite française, notamment dans l’entre-deux-guerres – en bon français, du fascisme français – , si on les confronte aux archives originales de la première moitié du 20e siècle, attestent un gommage systématique des options idéologiques, antisémitisme inclus, et surtout un manque d’intérêt pour les pratiques de ses héros, de Charles Maurras aux fascistes officiels issus de l’Action française, tels Jean Coutrot et Bertrand de Jouvenel. Olivier Dard s’inscrit à cet égard dans le courant né dans les années 1950 à l’Institut d’études politiques (IEP) sous l’égide de René Rémond et Raoul Girardet, niant bec et ongles, contre des travaux anglophones démonstratifs, étayés et traduits, l’existence d’un fascisme français né à droite et dont l’Action française, ligue fondée de fait, en 1898, contre le capitaine Alfred Dreyfus, fut « la matrice », antisémitisme obsessionnel compris.
Les surpris de 2018 liront avec profit l’article de l’historien britannique Brian Jenkins, « L’Action française à l’ère du fascisme : une perspective contextuelle »7 et les deux ouvrages de l’historien américain Robert Soucy, Le Fascisme français, 1924-1933 (French Fascism, thefirst wave, 1924-1933) et Fascismes français ? 1933-1939 : mouvements antidémocratiques,(titre fallacieusement traduit de French Fascism, the second wave, 1933-1939)8. Soucy y a désintégré, sources d’archives à l’appui, la thèse des « historiens du consensus » de l’IEP qui avaient décrit une droite « des années trente allergique au fascisme » et borné ce dernier au fascisme « révolutionnaire » d’avant 1914, prétendument « ni droite ni gauche », ou aux transfuges du socialisme (Marcel Déat) et du communisme (Jacques Doriot), sans mot dire des liens organiques entre les ligues fascistes et le grand patronat français, également bailleur de fonds de la « droite » dite « républicaine ». Cette audace déclencha contre lui une guerre inexpiable des historiens susnommés, qui déboucha sur son effacement historiographique. Le débat sur le (non-)fascisme de Maurras et du tandem droite-extrême droite, dans lequel s’insèrent les travaux d’Olivier Dard, est interdit de tribune académique depuis vingt ans9.
2° Olivier Dard œuvrait dans sa notice officielle en terrain historiographique sûr. Il a trouvé ici appui objectif chez nombre d’historiens non suspects d’antisémitisme, mais qui confortent la thèse d’un « antisémitisme d’État » débonnaire, « français », pas « racialiste », pas exterminateur, et qui soutiennent que Maurras serait, bien que fervent pétainiste, demeuré de 1940 à 1944 parfaitement germanophobe. Simon Epstein, « économiste et historien israélien » d’origine française, a lancé l’offensive en 2008 avec Un paradoxe français: antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance10.
La télévision s’est emparée de la thèse de M. Epstein, qui s’est adjoint, pour deux documentaires diffusés les 3 et 10 décembre 2017 sur France 311, deux historiens approbateurs. Lui-même insiste sur « l’extrême droite résistante », Olivier Wieviorka et Pascal Ory sur « la gauche collabo ». Sont développés sur la période 1918-1944 une série de poncifs multi-décennaux contrebattus par les fonds originaux, délibérément écartés ici12: traumatisme de la Grande Guerre et pacifisme généralisé consécutif qui seraient la cause de tous les errements français; abandon dramatique de l’antifascisme communiste entre le 23 août 1939 et le 22 juin 1941; vaillance patriotique des « vichysto-résistants » (issus de l’Action française), concept lancé par Jean-Pierre Azéma depuis plus de vingt ans sans qu’on ait trouvé jusqu’ici de sources 1940-1944 pour l’étayer13.
De la notice aux faits historiques
Quant à la notice d’Olivier Dard, désormais chassée du Livre des commémorations nationales 2018 par un ministère de la Culture désemparé14), elle accordait sur deux pages moins de six lignes aux années 1940-1944 : « Jusqu’en 1944 [Maurras] passe ses soirées et ses nuits [à son cher journal, L’Action française, prunelle de ses yeux depuis sa fondation, en 1908], écrivant son article quotidien, largement lu et commenté. […] En 1940, Maurras rallie le maréchal Pétain, “divine surprise” à l’heure de la défaite. Resté aussi antiallemand et antinazi que par le passé, il n’en est pas moins un pétainiste convaincu et avalise l’ensemble de la politique conduite par l’État français. » Là aussi, l’historien a manqué de l’espace nécessaire pour exposer ce qui signifiait, notamment du point de vue des juifs, un tel « aval » exhaustif donné à Vichy.
À peine six lignes, soit autant qu’à « l’épuration » et à la « condamnation » que Maurras récuse d’ailleurs vivement (la parole n’étant pas donnée à l’accusation), et nettement moins que les dix consacrées à l’avant-guerre du « procureur impitoyable […] du régime républicain », sauf pendant la Grande Guerre, en vue de « la victoire sur une “Allemagne éternelle” détestée. Le début des années vingt marque l’apogée de l’influence culturelle de l’Action française mais la condamnation pontificale de 1926 lui porte un coup sérieux. Maurras rebondit au tournant des années trente sur fond de crises et de scandales (Stavisky) qui débouchent sur l’émeute du 6 février 1934. L’épisode met en cause la fonction de chef politique d’un maître dont de jeunes militants, attirés par le fascisme, déplorent l’écart entre la virulence des discours et l’inefficacité des actions conduites contre le régime. »
Olivier Dard n’est pas seulement amnésique sur l’antisémitisme maurrassien. Il l’est sur à peu près tout dans sa biographie de Maurras 15, à l’appui de laquelle font défaut les sources originales, alors que, précise-t-il opportunément, « les Archives nationales ont en dépôt un important fonds Charles Maurras (576 AP) [qui] comprend 210 cartons, couvre 29 mètres linéaires et est consultable sur dérogation ». L’ouvrage, dont les notes sont de seconde main16. soutient ainsi la thèse traditionnelle du « germanophobe » (désormais « antinazi » en sus, pour la notice) à l’« antisémitisme français » non létal sous l’Occupation17, après avoir négligé un avant-guerre maurrassien très activement fasciste, et fort peu « nationaliste intégral ».
L’Action française – les archives policières et judiciaires en font foi – constitua un pan majeur du fascisme français dès la fondation des premières ligues (1922-1924). Tous les ligueurs en étaient issus, gauche renégate exceptée, tels les fondateurs de la Cagoule (en 1935-1936), tous membres de la 17e section d’Action française, du 16e arrondissement. Le mouvement et son journal furent d’abondance financés, certes par le très grand patronat français antirépublicain, ce que nie Olivier Dard dans La synarchie ou le mythe du complot permanent18. Mais pas seulement : comme tous les groupes fascistes français, l’Action française reçut, d’emblée et d’abondance, des fonds de Mussolini, qui la rendirent lyrique sur la conquête italienne de l’Éthiopie, apogée de la civilisation occidentale. Puis, sans renoncer aux fonds italiens, elle sollicita ou accepta, de plus en plus, le soutien financier des hitlériens au pouvoir. À la mesure du fascisme français tout entier qui, d’abord pro-italien en diable, devint de plus en plus allemand pendant la crise, moment décisif du complot contre la République et de la renonciation à défendre les frontières nationales. Les sources ont sur ce point entièrement confirmé les analyses quotidiennes du grand journaliste britannique Alexander Werth (Manchester Guardian) effaré de 1936 à 1940 par l’ampleur de la Gleichshaltung (mise au pas-nazification) de la France et l’indécence de sa presse « gleichshaltée ».
L’Action française, certes, demeura germanophobe jusqu’au tournant des années 1920, ce qui entravait en France (et en Belgique) la tactique vaticane de « pacification » requise par Berlin car momentanément propice à la Revanche allemande. Il fallait neutraliser les « germanophobes » français en quête éventuelle d’alliance de revers : c’est ce qui valut à Maurras et aux siens la création, vaticane, en 1924, de la jésuite Fédération nationale catholique du général de Castelnau, plus docile et « pacifiste », puis la brutale excommunication d’août-septembre 1926, sans rapport avec la foi (absente) de Maurras. L’Action française germanophobe avait avant et pendant la Première Guerre mondiale déjà connu des temps difficiles avec la Curie, qui s’était entièrement engagée aux côtés des empires centraux. Que ceux qui doutent lisent L’Action française de la période-clé de l’excommunication, 1926-1932, qui raconta tout, avec une franchise hautement comique, Maurras et Léon Daudet en tête, sur la politique germanique du Vatican et ses nonces espions, Pacelli en Allemagne (puis secrétaire d’État), futur Pie XII, Maglione en Suisse puis en France19).
À partir de l’ère hitlérienne, Maurras et son mouvement, si germanophobes qu’ils semblassent encore, pactisèrent avec le Reich. C’est d’ailleurs sur la base de cette réconciliation, de plus en plus tapageuse à la fin des années 1930 et publiquement motivée par la haine des Soviets et des juifs, que, à la mi-juillet 1939, le très germanophile Pacelli-Pie XII prononça, avec le soutien de son très germanophile secrétaire d’État Maglione, la levée de l’excommunication : c’était les deux « agents de l’Allemagne » de la Première Guerre mondiale et principales cibles de Maurras et Daudet de 1926 à 1932. À un mois et demi de l’entrée en guerre générale, cette injure à la République française fut légitimement interprétée comme consacrant l’alliance publique de l’Action française naguère « germanophobe » avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie20.
Avant le 6 février 1934 et au-delà, l’Action française et Maurras affichèrent leur soutien au complot contre la République, prévoyant depuis l’été 1934 l’installation d’une dictature militaire appuyée sur Laval et Pétain (alors ministres du cabinet Doumergue). Complot fort activement soutenu par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie et prouvé par des milliers de documents d’archives policières et judiciaires21. Olivier Dard en balaie catégoriquement l’hypothèse depuis vingt ans en contestant la valeur des sources susmentionnées et en ridiculisant leur exploitation, taxée d’histoire « complotiste », grief de très bon rapport académique de nos jours.
Germanophobe, vraiment, avant-guerre, Maurras et les siens dont les diplomates hitlériens envoyaient avec délices à Berlin en 1938-1939 les articles vociférant contre « la guerre des juifs et des rouges » ? Celui par exemple de son cher Léon Daudet qui, anticipant la célèbre formule de Chamberlain le 27 septembre 1938 pour poignarder la Tchécoslovaquie haïe, mettait début avril dans L’Action française ces mots dans la bouche d’« un paysan ignorant de Touraine […]. “C’est paysan ou ouvrier, Jacques Couillonas, le cobaye de la démocratie sanguinaire, qui doit aller crever sur un signe de tête d’un juif qui en a horreur, dans un obscur et lointain patelin dont il n’a pas la moindre notion” » (dépêche de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris von Welczeck, 8 avril 1938). Germanophobe, vraiment, Maurras, toujours cité par une source allemande, invoquant le 26 août 1939 « l’opinion d’un expert militaire pour démontrer la futilité d’une attaque massive française [1°] sur la Ligne Siegfried […] : “ce serait exactement comme si un homme devait se taper la tête sur un mur de pierre, pour en aider un autre en train de se faire assassiner de l’autre côté. Ça ne servirait à rien pour la Pologne, et la France serait affaiblie de façon désastreuse” »; 2° sur le front italien : impossible « d’avancer par les Alpes vers la vallée du Pô » à cause du mur de montagnes, sans parler du risque de se heurter à « une armée allemande venant du Brenner et […] à une attaque de flanc par l’armée italienne. » (télégramme Braüer 484, 26 août 1939) ? « “Divine surprise” [de ces gens] à l’heure de la défaite », vraiment ? je me permets de renvoyer au Choix de la défaite, à De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, et à Industriels et banquiers français sous l’Occupation222e et 3e op. cit., respectivement Paris, Armand Colin, 2008 et 2013..
Antisémite « français » et pas « racialiste », vraiment ? Ce distinguo, tenace dans l’historiographie cléricale23, a perdu tout sens depuis la première grande crise systémique du capitalisme (1873-1914). Après Raul Hilberg, qui rappelait dans le chapitre 2 (« Les précédents ») de La destruction des juifs d’Europe, le lourd passé antisémite de l’Église romaine, et comparait le « Droit canonique » et les « mesures nazies »24, David Kertzer, dans Le Vatican contre les Juifs. le rôle de la papauté dans l’émergence dans l’antisémitisme moderne25Robert Laffont, Paris, 2002.a décrit l’immense contribution romaine à l’antisémitisme (je dis bien antisémitisme) et balayé, en citant le journal assomptionniste La Croix pendant l’affaire Dreyfus et la Civiltà Cattolica du RP Rosa, principale voix officieuse du Vatican, le distinguo brumeux entre anti-judaïsme catholique et antisémitisme « ethnique ».
L’antisémite obsessionnel Maurras (comme toute son équipe) n’aurait pas été antisémite racial mais simple tenant d’un « antisémitisme d’État ». Lequel, rappelons-le, anticipa, au second semestre 1940 sur les demandes allemandes en la matière, puis se prêta à toutes les exigences allemandes en matière de déportation et ne freina la complète dénaturalisation des juifs qu’au second semestre 1943, époque où Bousquet se montrait encore aussi impatient que les Allemands mais où l’allant devenait incompatible avec le rapport de forces militaire. S’il y eut quelques prudences dans une petite partie du haut clergé, également sensible à l’après-guerre, Maurras ne les partagea pas, et on en détient des preuves absolues.
Déchaîné contre ses traditionnels ennemis avant l’occupation totale du territoire, juifs et communistes en tête, sans omettre les francs-maçons et les protestants, le directeur de l’Action française, publiée à Lyon, ne changea rien après novembre 1942. Dans L’Action française, il n’insultait pas seulement les Soviets mais aussi de Gaulle, les Anglais et les Américains : cette « attitude anti-anglaise et anti-américaine dans ses articles de journaux » plaisait beaucoup à l’ambassade d’Allemagne, et lui fit déconseiller son arrestation, en juin 1943, à un moment où l’occupant arrêtait beaucoup, même dans les milieux dirigeants français26. Maurras ne poussait pas seulement de façon générale les cagoulards de Darnand mués en miliciens à agir avec énergie, c’est-à-dire à massacrer juifs, communistes, gaullistes, francs-maçons, protestants, etc.
Dans le premier numéro de 1944, Maurras a des voeux limpides : “Nous répétons qu’il doit y avoir à Toulouse comme à Grenoble des têtes de communistes et de gaullistes connus. Ne peuvent-elles pas tomber ? […] L’important est de trier, de juger, de condamner, d’exécuter.”
Délateur inlassable des mêmes catégories, il appelait à la liquidation stricto sensu, noms et adresses à l’appui, d’individus, de familles et de groupes. Ceux-ci étaient d’autant plus vite livrés aux sicaires français (Milice) agents de la Gestapo (Sipo-SD), et aux bourreaux allemands que l’équipe de l’Action française était complice active des miliciens qui exécutaient la besogne seuls ou en compagnie des policiers allemands. Des magistrats non épurés (cas de la quasi-totalité de l’effectif 1940-1944), qui adoraient le « maître » Maurras, sabotèrent l’instruction de son procès : ils refusèrent entre autres de se procurer les numéros quotidiens de l’Action française, car ils auraient formellement démontré comment Maurras avait incité la Milice à l’assassinat du père de Roger Worms (dit Roger Stéphane), « le juif » Pierre Worms. La documentation versée dans son dossier atteste formellement que son article du 2 février 1944 appelant à la suppression de Roger Worms avait dicté et précédé la mise à mort du père de ce dernier, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, par six miliciens, qui avaient au surplus entièrement pillé le site de leur forfait.
L’édifiant appel de Maurras contre les “menaces” des “hordes juives” en général, et contre Roger Worms en particulier – qui entraînera l’exécution de son père sur la Côte d’Azur 4 jours plus tard, le jour des 10 ans du 6 février 1934 (date avérée par le dossier d’instruction cité, BB/18/7113, 8 BL 441 R, Charles Maurras « Collaborateur »)
Dans sa biographie, Olivier Dard consacre trois pages à l’affaire (p. 221-223), qui fit grand bruit, vu la notoriété résistante et gaulliste « du capitaine Roger Stéphane », mais il opte pour la thèse que l’assassinat avait été antérieur à l’article de Maurras du 1er février 1944 : la consultation du dossier de justice BB/18/7113, 8 BL 441 R, Charles Maurras « Collaborateur », joint au dossier Maurras Charles, de Susini Marc, Arnus Émile (AN), lui confirmerait que, contrairement à la thèse mensongère du parquet d’Aix, Maurras avait bien donné le 1er février 1944 aux hommes de main de la Milice tous les éléments pour agir et que ledit parquet avait après la Libération sciemment empêché la vérité de se manifester, ce que reconnut le Procureur général près la cour d’appel d’Aix au garde des Sceaux, dès le 22 février 1945, procès achevé, et naturellement non révisé pour si peu.
Antinazi, Maurras, vraiment ? Pourquoi donc « la Gestapo », autorité de tutelle en l’occurrence, autorisa-t-elle, dès décembre 1942, et à nouveau en octobre 1943, « le renouvellement [du] port d’arme » que Maurras, avait demandé et obtenu de Bousquet pour lui-même et toute la direction de l’Action française : arme, rappela-t-il au préfet régional (de Lyon) en 1943, « que m’a rendue le directeur de la prison de la Santé dès ma sortie [en 1937], ma carrière m’exposant à des risques graves ». Certes, et ce fut pire entre 1940 et 1944, où il soutint Vichy et l’occupant. Qui recevait des Allemands des permis de port d’armes, des germanophobes antinazis, en vue de participer à la future libération de Lyon ?27
Les dérives de l’histoire sans sources
Sur le détail du traitement du dossier Maurras par Olivier Dard, l’historiographie dominante et médiatique, qui n’aime plus, depuis longtemps, les archives originales, trop « positivistes », ne cherche pas à s’informer. Elle apprécie l’énergie durable que déploie cet historien à ridiculiser, hors de toute discussion directe, orale ou écrite, la démonstration archivistique de l’existence d’un fascisme français de droite et d’extrême droite. Partageant sa dénonciation sonore de l’Histoire prétendument « complotiste », elle le soutient fermement contre l’évidence des sources dans sa croisade contre un prétendu « complot contre la République ». À la tête d’un comité de soutien unanime, Michel Margairaz, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’est félicité en 2009 que, « parmi les responsables politiques, le mythe d’une “synarchie” ourdie par Jean Coutrot a[it] bien été déconstruit », par Olivier Dard, précise-t-il en note infra-paginale28).
C’est pourquoi « les historiens du consensus » ont tant tardé à s’apercevoir du pesant silence d’Olivier Dard sur l’antisémitisme de Maurras, qui n’a pas commencé avec la notice maudite. L’intéressé refuse le débat académique que je lui propose depuis vingt ans, oscillant entre le mutisme sur les travaux relatifs au fascisme français et les mises en cause fondées sur l’assimilation fascisme-communisme, dont il déteste manifestement davantage un élément que l’autre29. Il serait temps d’ouvrir ce débat, et d’admettre que l’extrême droitisation d’une historiographie sans sources, à laquelle les historiens « démocrates » et « républicains » ne réagissent guère depuis des décennies, menace à la fois la démocratie et la scientificité de la discipline historique, et conduit aux errements du Grand Livre ministériel.
Annie Lacroix-Riz, 05/02/2018
Le rond de serviette d’Olivier Dard à l’Action française… par Olivier Berruyer
Un échantillon de ce qu’on trouve sur Internet :
11 janvier 2014 : petit gueuleton amical après une sympathique visite de la maison et des jardins de Maurras à Martigues. recommandé par l’Action française (Source)
Finalement, pas encombrant pour tout le monde… (Source)
6 février 2014 : interview d’Olivier Dard à la Revue de l’Action Française, relayée sur leur site, où il atténue la portée des émeutes du 6/2/1934, et indique qu’il est “nécessaire et légitime de se souvenir des morts” (d’extrême droite) de ce jour-là (Source)
16 mai 2014 : dédicace de sa biographie de Maurras par Olivier Dard… à l’Action française (Source)
16 décembre 2016 : Conférence au Cercle de Flore – à l’Action française… (Source)
20 janvier 2017 : une conférence sur “Le Rayonnement de l’Action française à l’étranger” au Cercle Charles Maurras – à l’Action française… (Source)
1er février 2017 : Reprise par le site de l’Action française de l’interview d’Olivier Dard accordée au Cercle Henri Lagrange (ancien Secrétaire général des étudiants de l’Action française) (Source)
5 mai 2017 : reprise par l’Action française d’une interview d’Olivier Dard (Source)
(Tout frais) 5 février 2018 : reprise d’une interview d’Olivier Dard, indiquant que “Maurras est représentatif de notre histoire” (Source)
“Étrangement”, le site ne contient pas la moindre référence à Annie Lacroix-Riz et à ses travaux :
Peut-être est-ce dû à une tendance certaine d’Olivier Dard à tenter de réhabiliter les individus au comportement très douteux durant la guerre, comme ici Bertrand de Jouvenel (Source) :
Mais bon, tout va bien, il travaille sur Brazillach maintenant, pour changer un peu (Source) :
Mais attention : tout ça, c’est pour lutter contre le complotisme…
Nous vous proposons cet article afin d’élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
Notes
1. | ⇧ | https://twitter.com/PatrickWeil1 |
2. | ⇧ | https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/charles-maurras-retire-du-livre-des-commemorations-nationales-commemorer-est-ce-celebrer et https://beta.arretsurimages.net/chroniques/maurras-loubli-de-lhistorien-olivier-dard |
3. | ⇧ | http://cerclearistote.com/video-de-la-conference-dolivier-dard-sur-charles-maurras/ http://www.babelouedstory.com/thema_les/asso/5971/5971.html; http://documentos.morula.com.mx/wp-content/uploads/2015/05/DHARMA-XVI.pdf, etc. |
4. | ⇧ | https://fr.wikipedia.org/wiki/Olivier_Dard |
5. | ⇧ | https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Morelli et https://fr.wikipedia.org/wiki/Annie_Lacroix-Riz |
6. | ⇧ | Bibliographie citée dans sa fiche mentionnée n. 3. |
7. | ⇧ | In Michel Dobry, éd., Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 107-154. |
8. | ⇧ | Éditions françaises Paris, PUF, 1992; Paris, Éditions Autrement, 2004; américaines, , New Haven and London, Yale University Press, 1986 et 1995. |
9. | ⇧ | Il est exposé dans Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930Paris, Armand Colin, édition complétée et révisée, 2010, prologue, passim et index Action française et Maurras |
10. | ⇧ | « 2000 ans d’histoire », France Inter, mercredi 16 avril 2003, 14 heures-14 heures 30. |
11. | ⇧ | https://www.francetvpro.fr/france-5/communiques-de-presse/quand-lextreme-droite-resistait-9973879 et https://www.france.tv/documentaires/histoire/344097-quand-la-gauche-collaborait-1939-1945.html |
12. | ⇧ | Entretien du 14 janvier 2018 sur Radio Galère Radio associative de Marseille, https://youtu.be/_jJ7MymFOFM |
13. | ⇧ | Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Vichysto-Résistants de 1940 à nos jours, Paris, Perrin, 2008 |
14. | ⇧ | http://www.culturecommunication.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Declaration-Livre-des-commemorations-nationales-2018 |
15. | ⇧ | Paris, Armand Colin 2013. |
16. | ⇧ | Maurras, p. 277, notes, p. 301-336 (même celles qui citent des lettres des années 1880 ou 1890). |
17. | ⇧ | Maurras, chap. 10, dont p. 218-225 |
18. | ⇧ | Paris, Perrin, 1998. |
19. | ⇧ | Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, édition complétée et révisée, 2010, chap. 1-2 et 5, dont p. 247-258 |
20. | ⇧ | Le Vatican, chap. 9, dont p. 485-487. |
21. | ⇧ | Ce complot, base juridique des poursuites contre les ministres de Vichy, fut notamment instruit par Pierre Béteille, juge d’instruction chargé entre 1936 et 1939 de toutes les affaires des ligues « dissoutes » et de la Cagoule, et nommé après la Libération à la commission d’instruction pour la Haute Cour de Justice qui fit enquêter sur toute la décennie 1930 : voir série W3, 360 vol., AN. Béteille décrivit le complot in « Relations de Pétain avec le CSAR », rapport pour Mornet, procureur général du procès Pétain, Paris, 22 juillet 1945, fonds Mornet, II, BDIC Nanterre; et notes infra-paginales des op. cit. à la note suivante |
22. | ⇧ | 2e et 3e op. cit., respectivement Paris, Armand Colin, 2008 et 2013. |
23. | ⇧ | Exposé-débat sur la face cachée du Vatican, 19 décembre 2017 et 25 janvier 2018, https://vimeo.com/247929150 et https://vimeo.com/253161897 |
24. | ⇧ | Paris, Gallimard, 1991, vol. 1, p. 13-33. |
25. | ⇧ | Robert Laffont, Paris, 2002. |
26. | ⇧ | Correspondance des 7, 23 et 25 juin 1943, W3, 220, Archives nationales. |
27. | ⇧ | Les élites françaises, 1940-1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Paris, Dunod-Armand Colin, 2016, p. 70-74. L’épisode sera relaté plus précisément dans mon prochain ouvrage sur la non-épuration en France. |
28. | ⇧ | Citant « La synarchie, le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998 ; et du même, Jean Coutrot. De l’ingénieur au prophète, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, « Les politiques économiques sous et de Vichy », http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=09&rub=dossier&item=92#_ftn39 |
29. | ⇧ | Voir La synarchie et « Mythologies conspirationnistes et figures du discours antipatronal », Vingtième Siècle, n° 114, avril-juin 2012, p.137-151. |
Chers amis,
L’ensemble qui vous est soumis éclaire vivement la polémique qui a surgi sur le Grand Livre des commémorations et sur les raisons profondes des omissions historiques d’Olivier Dard, qui n’a cessé de tonner depuis vingt ans contre l’histoire complotiste, contre mes travaux et ma personne et , et qui, vous le constaterez, juge que des historiens à la Lacroix-Riz entretiennent « les thèses complotistes », mais en revanche estime que la re-publication à haute dose de tous les auteurs et praticiens fascisto-nazis est une excellente chose : pour cette littérature, le « public français » serait « mûr », alors que, malheureusement il ne l’est pas pour lire des historiennes aussi sulfureuses que moi-même.
Ne manquez pas la dégustation de ce dossier, il est savoureux. Vous l’apprécierez, j’en suis sûre, autant que moi-même.
Bien cordialement,
Annie Lacroix-Riz
Mise au point pour la Grande Presse sur la notice d’Olivier Dard pour la commémoration de Charles Maurras, par Annie Lacroix-Riz
Je ne suis pas des historiens qu’on invite : bien que je sois très académique dans la forme, j’ai l’audace de dire ce que je découvre dans les archives, dont le contenu est malheureusement moins policé ou plus vulgaire. Je suis en sus et peut-être surtout mise au banc d’infamie comme « marxiste » et « communiste », bien que l’historien que l’Action française invite à présenter ses travaux à son siège parisien ou dans la maison de Maurras à Martigues ou ailleurs, et appelle « notre ami Olivier Dard », ne soit pas classé sur l’échiquier politique, de même que Denis Peschanski, élu socialiste, n’est pas présenté comme « historien socialiste ».
Je ne compte plus les invitations à des « débats » audiovisuels annulées sous des prétextes divers mais pour un motif unique clairement exprimé par nombre de mes collègues, dont un célèbre directeur de l’Institut d’études politiques aujourd’hui décédé : « Si elle vient, je ne viens pas ». Dernier exemple en date, un débat annulé par la RTBF invitante (billets de train envoyés pour Bruxelles) en décembre 2017 sur le documentaire consacré à Pie XII et la Deuxième Guerre mondiale (« la face cachée », qui l’est restée…), documentaire diffusé sans débat le 26 janvier 2018. Je ne songe naturellement pas à dénoncer particulièrement le service public de télévision belge, qui a seulement reproduit ce qui m’arrive en France depuis des décennies.
Ce veto contre le débat de mes collègues exaspérés par les archives originales ne s’est presque jamais heurté à la réaction indignée de journalistes ou producteurs courageux, alors que dans certains domaines non historiques (rares, je l’admets), des débats ont lieu en l’absence de « ceux qui ont décliné les invitations ». Je comprends bien pourquoi les historiens médiatiques qui négligent ou déprécient les sources originales refusent de débattre de réalités historiques qu’ils nient catégoriquement. Je n’en demeure pas moins ouverte au débat. Sur la question présente de la « commémoration » de Maurras, j’adresse aujourd’hui ce texte aux professionnels de l’information alarmés par le mutisme d’Olivier Dard sur l’antisémitisme du « maître », qu’il a certifié en revanche comme « germanophobe et antinazi ». Même si, comme à l’ordinaire, il n’y a pas de débat, ces quelques pages documentées éclaireront ces professionnels, qui ne pourront plus dire « on ne savait pas ».
À moins que, dans le climat délétère qui règne actuellement, on ne finisse par accuser les Archives nationales et les archives étrangères, notamment allemandes, des années 1920-1944 de répandre des « fake news » ?
Olivier Dard et Maurras : ni antisémite, ni germanophile, ni pronazi…
Par Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7
Des politistes tel Patrick Weil1 historiens et journalistes, de Guillaume Erner à Daniel Schneiderman2, découvrent, sidérés, qu’Olivier Dard, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne, n’a « pas écrit le mot “antisémitisme” » dans la notice que le ministère de la culture l’avait chargé de de rédiger sur Charles Maurras « dans le grand livre officiel des commémorations ». Le motif de l’absence dudit mot a provoqué le 2 février 2018 sur France Culture l’embarras de l’historien, confronté à un Guillaume Erner insistant – « ben, je ne sais pas » pourquoi je l’ai oublié, a-t-il piteusement déclaré (à écouter ici). Embarras d’autant plus légitime que l’oubli ne peut relever de l’étourderie ou de l’amnésie des « spécialistes obsessionnels [qui,] au bout de quelques années, […] fini[ssen]t par ne plus voir l’éléphant dans le couloir » : l’historien est particulièrement apprécié à l’extrême droite, à en juger par la fréquente référence de groupements d’Action française, d’Algérie française et associations assimilées aux conférences, travaux et directions de thèse de « notre ami Olivier Dard », groupes dont il est permis de douter de la solidité du philosémitisme, qui serait récent3. Notons l’absence de ces précisions politiques dans la fiche wikipedia d’Olivier Dard4, tradition, il est vrai, respectée pour tout l’arc-en-ciel, à l’exception des universitaires marxistes ou non-antimarxistes, dont Anne Morelli et moi-même5.
La notice officielle rédigée par Olivier Dard pour le Grand livre officiel des commémorations nationales (150e anniversaire de la naissance de Charles Maurras – inscription retirée depuis)
Y a-t-il motif à surprise?
La surprise médiatique est surprenante pour au moins deux raisons.
1° Les nombreux travaux6 de ce spécialiste de Maurras et de l’extrême droite française, notamment dans l’entre-deux-guerres – en bon français, du fascisme français – , si on les confronte aux archives originales de la première moitié du 20e siècle, attestent un gommage systématique des options idéologiques, antisémitisme inclus, et surtout un manque d’intérêt pour les pratiques de ses héros, de Charles Maurras aux fascistes officiels issus de l’Action française, tels Jean Coutrot et Bertrand de Jouvenel. Olivier Dard s’inscrit à cet égard dans le courant né dans les années 1950 à l’Institut d’études politiques (IEP) sous l’égide de René Rémond et Raoul Girardet, niant bec et ongles, contre des travaux anglophones démonstratifs, étayés et traduits, l’existence d’un fascisme français né à droite et dont l’Action française, ligue fondée de fait, en 1898, contre le capitaine Alfred Dreyfus, fut « la matrice », antisémitisme obsessionnel compris.
Les surpris de 2018 liront avec profit l’article de l’historien britannique Brian Jenkins, « L’Action française à l’ère du fascisme : une perspective contextuelle »7 et les deux ouvrages de l’historien américain Robert Soucy, Le Fascisme français, 1924-1933 (French Fascism, thefirst wave, 1924-1933) et Fascismes français ? 1933-1939 : mouvements antidémocratiques,(titre fallacieusement traduit de French Fascism, the second wave, 1933-1939)8. Soucy y a désintégré, sources d’archives à l’appui, la thèse des « historiens du consensus » de l’IEP qui avaient décrit une droite « des années trente allergique au fascisme » et borné ce dernier au fascisme « révolutionnaire » d’avant 1914, prétendument « ni droite ni gauche », ou aux transfuges du socialisme (Marcel Déat) et du communisme (Jacques Doriot), sans mot dire des liens organiques entre les ligues fascistes et le grand patronat français, également bailleur de fonds de la « droite » dite « républicaine ». Cette audace déclencha contre lui une guerre inexpiable des historiens susnommés, qui déboucha sur son effacement historiographique. Le débat sur le (non-)fascisme de Maurras et du tandem droite-extrême droite, dans lequel s’insèrent les travaux d’Olivier Dard, est interdit de tribune académique depuis vingt ans9.
2° Olivier Dard œuvrait dans sa notice officielle en terrain historiographique sûr. Il a trouvé ici appui objectif chez nombre d’historiens non suspects d’antisémitisme, mais qui confortent la thèse d’un « antisémitisme d’État » débonnaire, « français », pas « racialiste », pas exterminateur, et qui soutiennent que Maurras serait, bien que fervent pétainiste, demeuré de 1940 à 1944 parfaitement germanophobe. Simon Epstein, « économiste et historien israélien » d’origine française, a lancé l’offensive en 2008 avec Un paradoxe français: antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance10.
La télévision s’est emparée de la thèse de M. Epstein, qui s’est adjoint, pour deux documentaires diffusés les 3 et 10 décembre 2017 sur France 311, deux historiens approbateurs. Lui-même insiste sur « l’extrême droite résistante », Olivier Wieviorka et Pascal Ory sur « la gauche collabo ». Sont développés sur la période 1918-1944 une série de poncifs multi-décennaux contrebattus par les fonds originaux, délibérément écartés ici12: traumatisme de la Grande Guerre et pacifisme généralisé consécutif qui seraient la cause de tous les errements français; abandon dramatique de l’antifascisme communiste entre le 23 août 1939 et le 22 juin 1941; vaillance patriotique des « vichysto-résistants » (issus de l’Action française), concept lancé par Jean-Pierre Azéma depuis plus de vingt ans sans qu’on ait trouvé jusqu’ici de sources 1940-1944 pour l’étayer13.
De la notice aux faits historiques
Quant à la notice d’Olivier Dard, désormais chassée du Livre des commémorations nationales 2018 par un ministère de la Culture désemparé14), elle accordait sur deux pages moins de six lignes aux années 1940-1944 : « Jusqu’en 1944 [Maurras] passe ses soirées et ses nuits [à son cher journal, L’Action française, prunelle de ses yeux depuis sa fondation, en 1908], écrivant son article quotidien, largement lu et commenté. […] En 1940, Maurras rallie le maréchal Pétain, “divine surprise” à l’heure de la défaite. Resté aussi antiallemand et antinazi que par le passé, il n’en est pas moins un pétainiste convaincu et avalise l’ensemble de la politique conduite par l’État français. » Là aussi, l’historien a manqué de l’espace nécessaire pour exposer ce qui signifiait, notamment du point de vue des juifs, un tel « aval » exhaustif donné à Vichy.
À peine six lignes, soit autant qu’à « l’épuration » et à la « condamnation » que Maurras récuse d’ailleurs vivement (la parole n’étant pas donnée à l’accusation), et nettement moins que les dix consacrées à l’avant-guerre du « procureur impitoyable […] du régime républicain », sauf pendant la Grande Guerre, en vue de « la victoire sur une “Allemagne éternelle” détestée. Le début des années vingt marque l’apogée de l’influence culturelle de l’Action française mais la condamnation pontificale de 1926 lui porte un coup sérieux. Maurras rebondit au tournant des années trente sur fond de crises et de scandales (Stavisky) qui débouchent sur l’émeute du 6 février 1934. L’épisode met en cause la fonction de chef politique d’un maître dont de jeunes militants, attirés par le fascisme, déplorent l’écart entre la virulence des discours et l’inefficacité des actions conduites contre le régime. »
Olivier Dard n’est pas seulement amnésique sur l’antisémitisme maurrassien. Il l’est sur à peu près tout dans sa biographie de Maurras 15, à l’appui de laquelle font défaut les sources originales, alors que, précise-t-il opportunément, « les Archives nationales ont en dépôt un important fonds Charles Maurras (576 AP) [qui] comprend 210 cartons, couvre 29 mètres linéaires et est consultable sur dérogation ». L’ouvrage, dont les notes sont de seconde main16. soutient ainsi la thèse traditionnelle du « germanophobe » (désormais « antinazi » en sus, pour la notice) à l’« antisémitisme français » non létal sous l’Occupation17, après avoir négligé un avant-guerre maurrassien très activement fasciste, et fort peu « nationaliste intégral ».
L’Action française – les archives policières et judiciaires en font foi – constitua un pan majeur du fascisme français dès la fondation des premières ligues (1922-1924). Tous les ligueurs en étaient issus, gauche renégate exceptée, tels les fondateurs de la Cagoule (en 1935-1936), tous membres de la 17e section d’Action française, du 16e arrondissement. Le mouvement et son journal furent d’abondance financés, certes par le très grand patronat français antirépublicain, ce que nie Olivier Dard dans La synarchie ou le mythe du complot permanent18. Mais pas seulement : comme tous les groupes fascistes français, l’Action française reçut, d’emblée et d’abondance, des fonds de Mussolini, qui la rendirent lyrique sur la conquête italienne de l’Éthiopie, apogée de la civilisation occidentale. Puis, sans renoncer aux fonds italiens, elle sollicita ou accepta, de plus en plus, le soutien financier des hitlériens au pouvoir. À la mesure du fascisme français tout entier qui, d’abord pro-italien en diable, devint de plus en plus allemand pendant la crise, moment décisif du complot contre la République et de la renonciation à défendre les frontières nationales. Les sources ont sur ce point entièrement confirmé les analyses quotidiennes du grand journaliste britannique Alexander Werth (Manchester Guardian) effaré de 1936 à 1940 par l’ampleur de la Gleichshaltung (mise au pas-nazification) de la France et l’indécence de sa presse « gleichshaltée ».
L’Action française, certes, demeura germanophobe jusqu’au tournant des années 1920, ce qui entravait en France (et en Belgique) la tactique vaticane de « pacification » requise par Berlin car momentanément propice à la Revanche allemande. Il fallait neutraliser les « germanophobes » français en quête éventuelle d’alliance de revers : c’est ce qui valut à Maurras et aux siens la création, vaticane, en 1924, de la jésuite Fédération nationale catholique du général de Castelnau, plus docile et « pacifiste », puis la brutale excommunication d’août-septembre 1926, sans rapport avec la foi (absente) de Maurras. L’Action française germanophobe avait avant et pendant la Première Guerre mondiale déjà connu des temps difficiles avec la Curie, qui s’était entièrement engagée aux côtés des empires centraux. Que ceux qui doutent lisent L’Action française de la période-clé de l’excommunication, 1926-1932, qui raconta tout, avec une franchise hautement comique, Maurras et Léon Daudet en tête, sur la politique germanique du Vatican et ses nonces espions, Pacelli en Allemagne (puis secrétaire d’État), futur Pie XII, Maglione en Suisse puis en France19).
À partir de l’ère hitlérienne, Maurras et son mouvement, si germanophobes qu’ils semblassent encore, pactisèrent avec le Reich. C’est d’ailleurs sur la base de cette réconciliation, de plus en plus tapageuse à la fin des années 1930 et publiquement motivée par la haine des Soviets et des juifs, que, à la mi-juillet 1939, le très germanophile Pacelli-Pie XII prononça, avec le soutien de son très germanophile secrétaire d’État Maglione, la levée de l’excommunication : c’était les deux « agents de l’Allemagne » de la Première Guerre mondiale et principales cibles de Maurras et Daudet de 1926 à 1932. À un mois et demi de l’entrée en guerre générale, cette injure à la République française fut légitimement interprétée comme consacrant l’alliance publique de l’Action française naguère « germanophobe » avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie20.
Avant le 6 février 1934 et au-delà, l’Action française et Maurras affichèrent leur soutien au complot contre la République, prévoyant depuis l’été 1934 l’installation d’une dictature militaire appuyée sur Laval et Pétain (alors ministres du cabinet Doumergue). Complot fort activement soutenu par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie et prouvé par des milliers de documents d’archives policières et judiciaires21. Olivier Dard en balaie catégoriquement l’hypothèse depuis vingt ans en contestant la valeur des sources susmentionnées et en ridiculisant leur exploitation, taxée d’histoire « complotiste », grief de très bon rapport académique de nos jours.
Germanophobe, vraiment, avant-guerre, Maurras et les siens dont les diplomates hitlériens envoyaient avec délices à Berlin en 1938-1939 les articles vociférant contre « la guerre des juifs et des rouges » ? Celui par exemple de son cher Léon Daudet qui, anticipant la célèbre formule de Chamberlain le 27 septembre 1938 pour poignarder la Tchécoslovaquie haïe, mettait début avril dans L’Action française ces mots dans la bouche d’« un paysan ignorant de Touraine […]. “C’est paysan ou ouvrier, Jacques Couillonas, le cobaye de la démocratie sanguinaire, qui doit aller crever sur un signe de tête d’un juif qui en a horreur, dans un obscur et lointain patelin dont il n’a pas la moindre notion” » (dépêche de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris von Welczeck, 8 avril 1938). Germanophobe, vraiment, Maurras, toujours cité par une source allemande, invoquant le 26 août 1939 « l’opinion d’un expert militaire pour démontrer la futilité d’une attaque massive française [1°] sur la Ligne Siegfried […] : “ce serait exactement comme si un homme devait se taper la tête sur un mur de pierre, pour en aider un autre en train de se faire assassiner de l’autre côté. Ça ne servirait à rien pour la Pologne, et la France serait affaiblie de façon désastreuse” »; 2° sur le front italien : impossible « d’avancer par les Alpes vers la vallée du Pô » à cause du mur de montagnes, sans parler du risque de se heurter à « une armée allemande venant du Brenner et […] à une attaque de flanc par l’armée italienne. » (télégramme Braüer 484, 26 août 1939) ? « “Divine surprise” [de ces gens] à l’heure de la défaite », vraiment ? je me permets de renvoyer au Choix de la défaite, à De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, et à Industriels et banquiers français sous l’Occupation222e et 3e op. cit., respectivement Paris, Armand Colin, 2008 et 2013..
Antisémite « français » et pas « racialiste », vraiment ? Ce distinguo, tenace dans l’historiographie cléricale23, a perdu tout sens depuis la première grande crise systémique du capitalisme (1873-1914). Après Raul Hilberg, qui rappelait dans le chapitre 2 (« Les précédents ») de La destruction des juifs d’Europe, le lourd passé antisémite de l’Église romaine, et comparait le « Droit canonique » et les « mesures nazies »24, David Kertzer, dans Le Vatican contre les Juifs. le rôle de la papauté dans l’émergence dans l’antisémitisme moderne25Robert Laffont, Paris, 2002.a décrit l’immense contribution romaine à l’antisémitisme (je dis bien antisémitisme) et balayé, en citant le journal assomptionniste La Croix pendant l’affaire Dreyfus et la Civiltà Cattolica du RP Rosa, principale voix officieuse du Vatican, le distinguo brumeux entre anti-judaïsme catholique et antisémitisme « ethnique ».
L’antisémite obsessionnel Maurras (comme toute son équipe) n’aurait pas été antisémite racial mais simple tenant d’un « antisémitisme d’État ». Lequel, rappelons-le, anticipa, au second semestre 1940 sur les demandes allemandes en la matière, puis se prêta à toutes les exigences allemandes en matière de déportation et ne freina la complète dénaturalisation des juifs qu’au second semestre 1943, époque où Bousquet se montrait encore aussi impatient que les Allemands mais où l’allant devenait incompatible avec le rapport de forces militaire. S’il y eut quelques prudences dans une petite partie du haut clergé, également sensible à l’après-guerre, Maurras ne les partagea pas, et on en détient des preuves absolues.
Déchaîné contre ses traditionnels ennemis avant l’occupation totale du territoire, juifs et communistes en tête, sans omettre les francs-maçons et les protestants, le directeur de l’Action française, publiée à Lyon, ne changea rien après novembre 1942. Dans L’Action française, il n’insultait pas seulement les Soviets mais aussi de Gaulle, les Anglais et les Américains : cette « attitude anti-anglaise et anti-américaine dans ses articles de journaux » plaisait beaucoup à l’ambassade d’Allemagne, et lui fit déconseiller son arrestation, en juin 1943, à un moment où l’occupant arrêtait beaucoup, même dans les milieux dirigeants français26. Maurras ne poussait pas seulement de façon générale les cagoulards de Darnand mués en miliciens à agir avec énergie, c’est-à-dire à massacrer juifs, communistes, gaullistes, francs-maçons, protestants, etc.
Dans le premier numéro de 1944, Maurras a des voeux limpides : “Nous répétons qu’il doit y avoir à Toulouse comme à Grenoble des têtes de communistes et de gaullistes connus. Ne peuvent-elles pas tomber ? […] L’important est de trier, de juger, de condamner, d’exécuter.”
Délateur inlassable des mêmes catégories, il appelait à la liquidation stricto sensu, noms et adresses à l’appui, d’individus, de familles et de groupes. Ceux-ci étaient d’autant plus vite livrés aux sicaires français (Milice) agents de la Gestapo (Sipo-SD), et aux bourreaux allemands que l’équipe de l’Action française était complice active des miliciens qui exécutaient la besogne seuls ou en compagnie des policiers allemands. Des magistrats non épurés (cas de la quasi-totalité de l’effectif 1940-1944), qui adoraient le « maître » Maurras, sabotèrent l’instruction de son procès : ils refusèrent entre autres de se procurer les numéros quotidiens de l’Action française, car ils auraient formellement démontré comment Maurras avait incité la Milice à l’assassinat du père de Roger Worms (dit Roger Stéphane), « le juif » Pierre Worms. La documentation versée dans son dossier atteste formellement que son article du 2 février 1944 appelant à la suppression de Roger Worms avait dicté et précédé la mise à mort du père de ce dernier, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, par six miliciens, qui avaient au surplus entièrement pillé le site de leur forfait.
L’édifiant appel de Maurras contre les “menaces” des “hordes juives” en général, et contre Roger Worms en particulier – qui entraînera l’exécution de son père sur la Côte d’Azur 4 jours plus tard, le jour des 10 ans du 6 février 1934 (date avérée par le dossier d’instruction cité, BB/18/7113, 8 BL 441 R, Charles Maurras « Collaborateur »)
Dans sa biographie, Olivier Dard consacre trois pages à l’affaire (p. 221-223), qui fit grand bruit, vu la notoriété résistante et gaulliste « du capitaine Roger Stéphane », mais il opte pour la thèse que l’assassinat avait été antérieur à l’article de Maurras du 1er février 1944 : la consultation du dossier de justice BB/18/7113, 8 BL 441 R, Charles Maurras « Collaborateur », joint au dossier Maurras Charles, de Susini Marc, Arnus Émile (AN), lui confirmerait que, contrairement à la thèse mensongère du parquet d’Aix, Maurras avait bien donné le 1er février 1944 aux hommes de main de la Milice tous les éléments pour agir et que ledit parquet avait après la Libération sciemment empêché la vérité de se manifester, ce que reconnut le Procureur général près la cour d’appel d’Aix au garde des Sceaux, dès le 22 février 1945, procès achevé, et naturellement non révisé pour si peu.
Antinazi, Maurras, vraiment ? Pourquoi donc « la Gestapo », autorité de tutelle en l’occurrence, autorisa-t-elle, dès décembre 1942, et à nouveau en octobre 1943, « le renouvellement [du] port d’arme » que Maurras, avait demandé et obtenu de Bousquet pour lui-même et toute la direction de l’Action française : arme, rappela-t-il au préfet régional (de Lyon) en 1943, « que m’a rendue le directeur de la prison de la Santé dès ma sortie [en 1937], ma carrière m’exposant à des risques graves ». Certes, et ce fut pire entre 1940 et 1944, où il soutint Vichy et l’occupant. Qui recevait des Allemands des permis de port d’armes, des germanophobes antinazis, en vue de participer à la future libération de Lyon ?27
Les dérives de l’histoire sans sources
Sur le détail du traitement du dossier Maurras par Olivier Dard, l’historiographie dominante et médiatique, qui n’aime plus, depuis longtemps, les archives originales, trop « positivistes », ne cherche pas à s’informer. Elle apprécie l’énergie durable que déploie cet historien à ridiculiser, hors de toute discussion directe, orale ou écrite, la démonstration archivistique de l’existence d’un fascisme français de droite et d’extrême droite. Partageant sa dénonciation sonore de l’Histoire prétendument « complotiste », elle le soutient fermement contre l’évidence des sources dans sa croisade contre un prétendu « complot contre la République ». À la tête d’un comité de soutien unanime, Michel Margairaz, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’est félicité en 2009 que, « parmi les responsables politiques, le mythe d’une “synarchie” ourdie par Jean Coutrot a[it] bien été déconstruit », par Olivier Dard, précise-t-il en note infra-paginale28).
C’est pourquoi « les historiens du consensus » ont tant tardé à s’apercevoir du pesant silence d’Olivier Dard sur l’antisémitisme de Maurras, qui n’a pas commencé avec la notice maudite. L’intéressé refuse le débat académique que je lui propose depuis vingt ans, oscillant entre le mutisme sur les travaux relatifs au fascisme français et les mises en cause fondées sur l’assimilation fascisme-communisme, dont il déteste manifestement davantage un élément que l’autre29. Il serait temps d’ouvrir ce débat, et d’admettre que l’extrême droitisation d’une historiographie sans sources, à laquelle les historiens « démocrates » et « républicains » ne réagissent guère depuis des décennies, menace à la fois la démocratie et la scientificité de la discipline historique, et conduit aux errements du Grand Livre ministériel.
Annie Lacroix-Riz, 05/02/2018
Le rond de serviette d’Olivier Dard à l’Action française… par Olivier Berruyer
Un échantillon de ce qu’on trouve sur Internet :
11 janvier 2014 : petit gueuleton amical après une sympathique visite de la maison et des jardins de Maurras à Martigues. recommandé par l’Action française (Source)
Finalement, pas encombrant pour tout le monde… (Source)
6 février 2014 : interview d’Olivier Dard à la Revue de l’Action Française, relayée sur leur site, où il atténue la portée des émeutes du 6/2/1934, et indique qu’il est “nécessaire et légitime de se souvenir des morts” (d’extrême droite) de ce jour-là (Source)
16 mai 2014 : dédicace de sa biographie de Maurras par Olivier Dard… à l’Action française (Source)
16 décembre 2016 : Conférence au Cercle de Flore – à l’Action française… (Source)
20 janvier 2017 : une conférence sur “Le Rayonnement de l’Action française à l’étranger” au Cercle Charles Maurras – à l’Action française… (Source)
1er février 2017 : Reprise par le site de l’Action française de l’interview d’Olivier Dard accordée au Cercle Henri Lagrange (ancien Secrétaire général des étudiants de l’Action française) (Source)
5 mai 2017 : reprise par l’Action française d’une interview d’Olivier Dard (Source)
(Tout frais) 5 février 2018 : reprise d’une interview d’Olivier Dard, indiquant que “Maurras est représentatif de notre histoire” (Source)
“Étrangement”, le site ne contient pas la moindre référence à Annie Lacroix-Riz et à ses travaux :
Peut-être est-ce dû à une tendance certaine d’Olivier Dard à tenter de réhabiliter les individus au comportement très douteux durant la guerre, comme ici Bertrand de Jouvenel (Source) :
Mais bon, tout va bien, il travaille sur Brazillach maintenant, pour changer un peu (Source) :
Mais attention : tout ça, c’est pour lutter contre le complotisme…
Nous vous proposons cet article afin d’élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s’arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
Notes
1. | ⇧ | https://twitter.com/PatrickWeil1 |
2. | ⇧ | https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/charles-maurras-retire-du-livre-des-commemorations-nationales-commemorer-est-ce-celebrer et https://beta.arretsurimages.net/chroniques/maurras-loubli-de-lhistorien-olivier-dard |
3. | ⇧ | http://cerclearistote.com/video-de-la-conference-dolivier-dard-sur-charles-maurras/ http://www.babelouedstory.com/thema_les/asso/5971/5971.html; http://documentos.morula.com.mx/wp-content/uploads/2015/05/DHARMA-XVI.pdf, etc. |
4. | ⇧ | https://fr.wikipedia.org/wiki/Olivier_Dard |
5. | ⇧ | https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Morelli et https://fr.wikipedia.org/wiki/Annie_Lacroix-Riz |
6. | ⇧ | Bibliographie citée dans sa fiche mentionnée n. 3. |
7. | ⇧ | In Michel Dobry, éd., Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, p. 107-154. |
8. | ⇧ | Éditions françaises Paris, PUF, 1992; Paris, Éditions Autrement, 2004; américaines, , New Haven and London, Yale University Press, 1986 et 1995. |
9. | ⇧ | Il est exposé dans Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930Paris, Armand Colin, édition complétée et révisée, 2010, prologue, passim et index Action française et Maurras |
10. | ⇧ | « 2000 ans d’histoire », France Inter, mercredi 16 avril 2003, 14 heures-14 heures 30. |
11. | ⇧ | https://www.francetvpro.fr/france-5/communiques-de-presse/quand-lextreme-droite-resistait-9973879 et https://www.france.tv/documentaires/histoire/344097-quand-la-gauche-collaborait-1939-1945.html |
12. | ⇧ | Entretien du 14 janvier 2018 sur Radio Galère Radio associative de Marseille, https://youtu.be/_jJ7MymFOFM |
13. | ⇧ | Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Vichysto-Résistants de 1940 à nos jours, Paris, Perrin, 2008 |
14. | ⇧ | http://www.culturecommunication.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Declaration-Livre-des-commemorations-nationales-2018 |
15. | ⇧ | Paris, Armand Colin 2013. |
16. | ⇧ | Maurras, p. 277, notes, p. 301-336 (même celles qui citent des lettres des années 1880 ou 1890). |
17. | ⇧ | Maurras, chap. 10, dont p. 218-225 |
18. | ⇧ | Paris, Perrin, 1998. |
19. | ⇧ | Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, édition complétée et révisée, 2010, chap. 1-2 et 5, dont p. 247-258 |
20. | ⇧ | Le Vatican, chap. 9, dont p. 485-487. |
21. | ⇧ | Ce complot, base juridique des poursuites contre les ministres de Vichy, fut notamment instruit par Pierre Béteille, juge d’instruction chargé entre 1936 et 1939 de toutes les affaires des ligues « dissoutes » et de la Cagoule, et nommé après la Libération à la commission d’instruction pour la Haute Cour de Justice qui fit enquêter sur toute la décennie 1930 : voir série W3, 360 vol., AN. Béteille décrivit le complot in « Relations de Pétain avec le CSAR », rapport pour Mornet, procureur général du procès Pétain, Paris, 22 juillet 1945, fonds Mornet, II, BDIC Nanterre; et notes infra-paginales des op. cit. à la note suivante |
22. | ⇧ | 2e et 3e op. cit., respectivement Paris, Armand Colin, 2008 et 2013. |
23. | ⇧ | Exposé-débat sur la face cachée du Vatican, 19 décembre 2017 et 25 janvier 2018, https://vimeo.com/247929150 et https://vimeo.com/253161897 |
24. | ⇧ | Paris, Gallimard, 1991, vol. 1, p. 13-33. |
25. | ⇧ | Robert Laffont, Paris, 2002. |
26. | ⇧ | Correspondance des 7, 23 et 25 juin 1943, W3, 220, Archives nationales. |
27. | ⇧ | Les élites françaises, 1940-1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Paris, Dunod-Armand Colin, 2016, p. 70-74. L’épisode sera relaté plus précisément dans mon prochain ouvrage sur la non-épuration en France. |
28. | ⇧ | Citant « La synarchie, le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998 ; et du même, Jean Coutrot. De l’ingénieur au prophète, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, « Les politiques économiques sous et de Vichy », http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=09&rub=dossier&item=92#_ftn39 |
29. | ⇧ | Voir La synarchie et « Mythologies conspirationnistes et figures du discours antipatronal », Vingtième Siècle, n° 114, avril-juin 2012, p.137-151. |