« Créer une vie synthétique est impossible aujourd’hui […] parce que nous ne comprenons toujours pas ce qu’est la vie » explique pour Nature le chercheur Stephen Fletcher, de l’Université d’Oxford (1). On peut parler d’extrême humilité de la part d’un savant qui coordonne actuellement la première synthèse de systèmes moléculaires autoréplicateurs étonnamment proches des systèmes prébiotiques prévus depuis fort longtemps par la théorie (2). Evidemment, créer un système autoréplicateur et autocatalytique simple n’est pas « créer la vie ». C’est simplement parce que la question est très mal posée. Car comment réduire cette question de l’origine de la Vie au très simpliste et mécaniste « connaître, c’est recréer » ? Pouvons-nous recréer en laboratoire ce qui a mis des milliards d’années pour se former ? N’est-ce pas précisément là une théorie très réductrice de la connaissance ?
Si comme le prévoient les lois de la dialectique matérialiste, toute forme de la matière ne peut être qu’historique, inscrite dans le mouvement donc dans le temps, alors la Vie, manière d’être particulière de la matière se réalisant elle-même diraient les spinozistes (conatus), ne sera jamais recréée telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui, y compris dans les formes les plus simples – quoique déjà infiniment complexes – que sont par exemple les virus ou les bactéries.
En revanche, la possibilité, la multiplicité – donc la nécessité jusqu’à un certain point – des formes autoréplicatives dans la nature implique la nécessité immanente de la vie elle-même telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui. Cette découverte et sa recréation partielle pourrait bien dépasser en importance celle de l’émergence des « constituants » moléculaires du vivant dans l’Univers, prévue au début du vingtième siècle par le pionnier soviétique Alexandre Oparine. Découvrir que les molécules prébiotiques (acides nucléiques et acides aminés) émergent spontanément partout dans l’univers à partir de la matière minérale est une chose [à la fois par leur re-création expérimentale depuis les expériences de Miller, et par leur découverte extraterrestre notamment sur la comète Rosetta l’année dernière], mais démontrer que de telles molécules sont capables de s’assembler en polymères bravant l’entropie fondamentale de l’univers pour s’organiser et se reproduire en est une autre, bien plus extraordinaire.
Or c’est bien à une telle prouesse que nous assistons, de la part de chercheurs qui prétendent pourtant ne pas comprendre « ce qu’est la vie », comme nous l’expliquerons plus loin.
Au début de cette année (3), une équipe de chercheurs rend publique la découverte d’un système moléculaire autoréplicateur simple, de nature protéique, conçu comme un vestige des premiers systèmes prébiotiques, au sein du vivant : les prions. Un exemple bien connu en est celui qui est responsable de la « maladie de la vache folle », petite protéine capable, sans aucune information génétique (acides nucléiques), d’orienter son substrat dans le sens d’une reproduction moléculaire à l’identique. L’équipe considère que de tels systèmes sont infiniment plus simples et plus spontanés que les systèmes autoréplicateurs de type nucléique qui nous fondent universellement (ADN, ARN). Ce caractère d’extrême simplicité indiquerait selon eux qu’ils auraient participé très précocement à l’évolution des premiers systèmes prébiotiques, avant d’être supplantés par les systèmes classiques (et plus fiables dans leurs capacités à s’autoreproduire à l’identique) fondés sur l’ADN et dont nous sommes issus.
Une première remarque s’impose, dans le cadre d’une définition « expérimentale » du vivant, fut-elle inconsciente de la part des auteurs (au-delà de leur « philosophie spontanée » auraient dit Lénine ou Gramsci) : S’il a existé spontanément sur Terre, même de façon rarissime, d’autres systèmes moléculaires autoréplicateurs que celui qui se fonde aujourd’hui sur l’ADN, cette molécule qui suscite tant de fantasmes chez les créationnistes, c’est qu’il existe une « nécessité » à ce qu’émergent dans la « soupe primitive » prébiotique, de tels systèmes, et qu’il ne reste plus qu’à montrer la nécessité résiduelle pour ces systèmes à évoluer et se complexifier, pour exclure définitivement du vivant toute explication transcendantale. En effet le « mystère » subsistant dans la contradiction dynamique de Darwin « variation héréditaire / sélection naturelle » réside bien dans son caractère héréditaire, reproductible (élucidé ici par des mécanismes moléculaires autoconservateurs de plus ne plus élaborés), le volet sélection naturelle étant quant à lui relativement simple à comprendre.
Un pas vient d’être franchi en ce sens tout dernièrement, avec la synthèse ex nihilo d’un système autoréplicateur spontanément capable de se tenir durablement hors de son état d’équilibre, à égale distance entre sa synthèse et sa destruction permanente, tout comme les formes de vie naturelles qui incluent contradictoirement la « mort » cellulaire ou la destruction moléculaire comme condition thermodynamique de son extension (équilibre apparent non assimilable à une « fixité » par définition impossible dans l’Univers). L’équipe de Stephen Fletcher a en effet étudié les capacités d’un polymère expérimental à créer / reproduire ses propres composants à partir de son substrat d’origine, s’auto-agréger en vésicules interfaces en croissance tout en se maintenant naturellement en deçà d’une exploitation maximale et terminale de sa ressource en matière première (restitution partielle de ses composants dans le milieu pour prolonger son auto-reproduction dans le temps).
Une telle découverte ne peut être profondément révolutionnaire qu’aux yeux d’un matérialiste dialecticien, car du point de vue forcément limité d’une « philosophie spontanée des savants », on ne fait ici que confirmer par l’exemple la possibilité d’une néguentropie, jugée (à raison) fondamentale pour expliquer « l’effort » organisateur du vivant, y compris sous des formes très primitives et pas seulement pour les formes de vie « déjà infiniment complexes » qui nous entourent aujourd’hui. C’est une conception matérialiste mais non dialectique, puisqu’elle ne dépasse pas l’analyse strictement mécaniste-structuraliste, cyclique et anhistorique des cybernéticiens des années soixante-dix.
Manque encore ce qui fait de tels systèmes un « conatus » capable de retourner l’entropie contre elle-même pour évoluer et se compliquer : non seulement par la reproduction simple (qui par définition ne peut être stricte et éternelle dans un environnement changeant et chaotique, toujours sujet à « l’erreur de copie » contrairement à ce qu’on toujours pensé les weissmanniens (4)), mais par l’incorporation perpétuelle de « manières d’être » supplémentaires perfectionnant cette auto-organisation autoconservée « non-naturelle » (construction opposée à l’entropie destructrice de l’univers).
Car l’existence même de systèmes multiples capables de s’autoreproduire, implique nécessairement un tri darwinien entre ceux qui ne peuvent pousser l’autoreproduction au-delà de certaines limites environnementales (quantité finie des ressources, d’énergie disponible, excès ou rareté de telles ressources ou énergies), et ceux qui sont, par leurs aptitudes naturelles, contingentes, peuvent s’en affranchir (toujours jusqu’à un certain point). Et c’est bien l’incapacité de s’en affranchir totalement et absolument (par définition dans une matière universelle éternellement mouvante) qui peut générer les variations historiques des modes opératoires, de plus en plus élaborés à mesure qu’ils se conservent eux-mêmes, conduisant aux prodiges de complexité des organismes actuels.
En somme, c’est parce que la nature est fondamentalement changeante et chaotique, que les systèmes autoréplicatifs (l’autoréplication ne pouvant se perpétuer de façon absolue, « idéaliste ») doivent exister non pas « fixement » mais par « contre-mouvement » permanent, conduisant toujours à « l’échec » la conservation de la forme telle qu’elle était.
C’est ainsi que la perpétuation d’un système autoréplicatif, sa réalisation en tant qu’être, ne peut survenir qu’en changeant finalement de forme, contradiction à caractère hautement dialectique et totalement conforme aux lois hégéliennes reprises par Marx et Engels dans un sens matérialiste.
Dès lors qu’on admet, et cela fait aujourd’hui consensus, que les composants du vivant surgissent spontanément du monde minéral et que de tels composants sont capables dans certaines conditions d’adopter des manières d’être autocatalytiques (autoproduction de ses propres composants) et autoréplicatives (autoreproduction de sa propre forme dans l’espace et -donc- dans le temps), il ne reste plus qu’à comprendre comment ces formes, qui sont visiblement plus ou moins « douées », peuvent incorporer des stratégies autocorrectives améliorant les performances globales du système. L’évolution darwinienne n’est plus ici une dimension « parmi d’autres » du vivant, mais sa propriété fondamentale, centrale, nécessaire. Celle qui par diversification (contingente) / sélection (nécessaire) à tous les niveaux du microscopique au macroscopique, permet à telle forme de vie d’assimiler des modifications reproductibles (héréditaires) capables de mieux échapper à l’entropie environnementale (adaptation) mais qui de fait la font structuralement changer quand elles contaminent toute la population. Il ne faut pas ici « tout changer pour que rien ne change », mais ne rien changer pour que finalement tout change, par la même opération.
Or ce type de contradiction est notoirement connu des généticiens actuels puisque l’étude des mécanismes cellulaires ne cesse de montrer comment des modifications brutales dans l’environnement mettent précisément en branle « pour » changer plus vite et ainsi « survivre » sous une nouvelle forme, précisément les mécanismes qui d’ordinaire agissent pour conserver l’organisme contre ces conditions changeantes (enzymes de correction des mutations dans le génome, mécanismes épigénétiques de « nettoyage » de l’acquis lors de la reproduction, etc. (5)).
Il y a dans de telles découvertes, dans de telles expériences, une réponse inconsciente des praticiens aux formes post-modernes de matérialisme qui rejettent l’ontologie au profit d’une simple vision critique cloisonnant science et philosophie. Louis Althusser par exemple, finissait jadis par préférer à la « pratique théorique » de l’intellectuel un « retour à la philosophie », une critique fondamentale de l’ontologie, chez un Marx ou un Spinoza, par un matérialisme non pas dialectique mais « tendanciel » : son but se résume en effet à critiquer l’idéalisme sans cesse résurgent (ce qui est légitime) plutôt que de s’affirmer lui-même positivement : Partant d’une pluie originelle absolument parallèle, le premier clinamen au départ de tous les processus complexes de notre monde surgissait d’un hasard sacralisé dans un monde sans direction puisque sans finalité. Qui mieux qu’un « effet papillon » pour évacuer la transcendance de l’idéalisme théologique ?
Or c’est sans doute par la découverte des systèmes moléculaires autodynamiques autoconservateurs (néguentropie, c’est-à-dire à contre-courant de l’entropie) qu’on peut redonner un sens à l’ontologie de Spinoza par la voie -ignorée par ce dernier- d’une dialectique matérialiste assumée.
Le « pouvoir » des choses existantes en tant que manières d’être particulières de la matière éternelle et infinie, cet « effort » pour se réaliser en tant qu’être sans transcendance créatrice, sans essence, trouve dans de tels systèmes un cas d’école particulièrement significatif. Car si un être vivant n’est qu’une forme particulière de la matière simplement capable par ses affinités chimiques, contingentes au départ, de se perpétuer dans le temps et l’espace par la « reproduction » (reconstruction permanente), c’est précisément parce qu’il a incorporé contradictoirement dans les forces thermodynamiques de la matière (les mutations et toute autre perturbation impliquant la variation héréditaire relevant de l’entropie) les moyens de se perpétuer mais en changeant. Toute la contradiction dialectique du mécanisme darwinien, au cœur même de la définition du vivant, se trouve évidemment là.
Débarrassée du panthéisme de Giordano Bruno, le conatus de Spinoza ne peut être véritablement moniste qu’en y intégrant la dialectique matérialiste. Autrement dit, comme il avait « remis à l’endroit » la dialectique hégélienne, le matérialisme marxiste se doit encore d’appliquer au conatus spinoziste la même opération, pour forger une véritable définition générale du vivant.
(1) Voir « Un autoréplicateur transitoire ». Nature 2239 (Juin 2018), Ignacio Colomer, Sarah M. Morrow, Stephen Fletcher.
(2) La communauté scientifique s’accorde sur un monde désormais dominé par l’autoréplication de gènes d’ADN sous l’assistance d’un monde infiniment complexe de protéines, mais qui aurait été fondé sur un monde plus simple fondé sur l’ARN, des molécules capables à la fois de se comporter comme des enzymes catalysant la production de leurs propres briques élémentaires, et de servir de matrice autoréplicative pour ces composants. Ce monde à ARN se serait ensuite scindé en deux circuits interdépendants : l’ADN pour la conservation inerte mais héréditaire, les protéines pour les catalyses à la base de cette assistance infiniment complexe à l’autoconservation des formes de vie (cellulaires puis pluricellulaires).
(3) Voir « Synthèse de peptides prébiotiques dirigé par un modèle fondé sur les amyloïdes », Saroj K. Rout, Mickael Friedmann, Roland Riek, Jason Greenwald, Nature (234), 2018.
(4) L’idéologie dominante qui a prévalu dans le paradigme néodarwinien, sérieusement battu en brêche aujourd’hui, notamment avec les nouveautés de l’épigénétique, se fondait en grande partie sur l’idéalisme d’August Weissmann qui entre le 19e et le 20e siècle avançait l’idée d’un « plasma germinatif », totalement hermétique aux conditions extérieures et susceptible de se transmettre comme un « message de vie » de génération en génération. Le reste de l’organisme, toute cellule reproductrice mise à part, ne serait ainsi qu’un support usable et transitoire d’une substance transcendantale et immuable (moyennant les mutations accidentelles) de l’hérédité, du destin, du Verbe présent en toute chose.
(5) Voir « Evolution, la preuve par Marx », Guillaume Suing, Editions Delga, 2016.