Initiative communiste publie ci- après un texte de Georges Gastaud secrétaire national du PRCF et philosophe, Ce texte qui traite de la question de la laïcité, est un appendice du livre « Philosophie et matérialisme dialectique » (à paraitre).
Pour une approche marxiste de la laïcité
« L’esprit critique, l’indépendance intellectuelle, ne consistent pas à céder à la réaction mais à ne pas lui céder ». Georges Politzer, professeur de philosophie, résistant communiste fusillé par les nazis
La loi française de 1905 séparant la République française de toutes les Eglises à l’initiative d’un bloc laïque formé notamment de Ferdinand Buisson, Jean Jaurès, Aristide Briand et Georges Clémenceau, , etc., est aujourd’hui tellement vidée de son sens par la droite sarkozyste et par la « gauche » social-maastrichtienne, qu’on est tenté de borner l’horizon politique de la gauche populaire à sa seule défense intransigeante (évidemment nécessaire !) contre, d’une part le néo-cléricalisme de l’Union européenne (les « racines chrétiennes de l’Europe », le « dialogue institutionnel avec les Eglises » inscrits dans feue la Constitution européenne, le prétendu « fait religieux » enseigné en classe sur l’insistance du guévariste repenti Régis Debray), d’autre part la prétendue « laïcité ouverte » chère aux Bertrand Delanoë, Manuel Valls et autres sociaux-libéraux du P.S. français. Sans parler du fait qu’en France, la référence à la laïcité sert souvent de camouflage idéologique à des campagnes islamophobes qui occultent le fait patent que l’ennemi principal de la laïcité siège aujourd’hui (avril 2011) à l’Elysée, d’où partent à répétition, sous l’inspiration de la catholique ultraconservatrice Emmanuelle Mignon, des discours parfaitement anticonstitutionnels de Sarkozy sur « Dieu transcendant qui est dans le cœur de chaque homme » (sic), sur « le pasteur, le curé ou le rabbin mieux placés que l’instituteur pour enseigner les valeurs » (sic).
A l’inverse, on pourrait considérer superficiellement que le marxisme n’a rien à faire en principe de la laïcité puisque la position philosophique fondamentale du parti prolétarien n’est pas la séparation de l’Etat et des religions, c’est-à-dire au fond l’indifférence religieuse de l’Etat (« l’Etat chez lui, l’Eglise chez elle »), mais l’athéisme pratique et le « matérialisme militant », pour reprendre une expression de Lénine.
Ces deux positions sont fausses, quoiqu’inégalement, et elles conduisent le parti prolétarien, soit à se mettre à la remorque de la petite bourgeoisie laïque (si respectable et sympathique qu’elle soit, elle n’est pas le prolétariat révolutionnaire), soit à se désintéresser superbement de la question, soit à courtiser carrément certains milieux communautaristes qui combattent la laïcité à la française comme une arme de discrimination dirigée contre les musulmans français. On a vu ainsi le Nouveau parti anticapitaliste d’Alain Krivine présenter aux élections une jeune femme voilée. Dans un article intitulé Pour une théorie de la laïcité paru en 1980 dans Raison présente n°55, le philosophe marxiste Maurice Caveing a dès longtemps avancé les éléments de principe pour une approche marxiste de cette question. J’ai pour ma part élaboré un certain nombre de thèses et d’analyses dans le texte d’une conférence donnée en 2000 aux Libres Penseurs de Dunkerque sous l’intitulé Vigilance laïque et résistance anticapitaliste.
Je ne redévelopperai donc pas mon point de vue à fond dans cet Appendice, me contentant de signaler certaines grandes orientations de principe pour une défense marxiste conséquente de la laïcité :
I – Soutenir avec détermination la laïcité républicaine.
« Depuis trente-cinq ans, tout recul et toute somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité ». Jean Jaurès, Discours de Castres, juillet 1904.
… et défendre aussi sans illusion mais sans réserve ce qui subsiste de la laïcité tronquée et largement hypocrite de l’actuelle République bourgeoise française (ou de la laïcité turque, elle aussi très contestée à domicile…) contre les attaques réactionnaires du cléricalisme « européen » et du néo-communautarisme religieux (qu’il soit évangélico-protestant et importé des Etats-Unis, musulman intégriste, sioniste, etc.).
Au grand dam des réactionnaires de son époque Victor Hugo définissait ainsi :
« Je veux l’État laïque, exclusivement laïque…, je veux ce que voulaient nos pères : l’Église chez elle et l’État chez lui ».
Il ne s’agit certes pas d’idéaliser cette conception bourgeoise de la laïcité, en particulier de croire sérieusement que, telle qu’elle est conçue, elle puisse ou qu’elle ait jamais pu protéger la liberté de pensée d’une manière plénière et conséquente. Bien entendu, à l’époque du ministre radical Jules Ferry, l’école primaire « publique, gratuite, laïque et obligatoire » définitivement établie en 1881, avait l’insigne avantage, salué par Marx, de privilégier une certaine ouverture scientifique, de prendre parti pour la république et contre la restauration monarchique et bien sûr, d’élever considérablement le niveau d’instruction de la masse des petits paysans français, à une époque où l’industrialisation du pays et la préparation de la « revanche » sur l’Allemagne nécessitait une main-d’œuvre industrielle et une armée nationale mieux formées. Mais ces avancées relatives se payaient fort cher idéologiquement car l’école primaire ainsi conçue défendait une conception nationaliste du patriotisme (les instituteurs se pensaient comme les hussards noirs de la République), proscrivait toute idée de lutte des classes, incitait les ouvriers à obéir sans coup férir aux gentils patrons et justifiait la colonisation de l’Afrique au nom de la prétendue « mission civilisatrice de la France » (bourgeoise).
Il n’en reste pas moins que l’école républicaine bourgeoise fut une grande avancée, reconnue par Marx, si l’on compare la situation française à celle des Etats bourgeois dans lesquels continue de prédominer la religion d’Etat, l’impôt d’Eglise et l’école confessionnelle. Héritière des Lumières bourgeoises et des grands scientifiques qui jetèrent les bases de l’Instruction publique à l’époque de la Révolution française, les Condorcet, Monge, Laplace, etc., cette école a massivement alphabétisé et instruit la France ouvrière et paysanne ; radicalisés par leur lutte permanente contre le cléricalisme catholique alliée aux monarchistes, une partie des enseignants formés dans les écoles normales d’instituteurs sont souvent devenus des syndicalistes ou des cadres politiques des partis progressistes, radicaux, socialistes, et plus tard, communistes. La moindre des choses pour des marxistes est donc de bloquer tout retour en arrière et de mettre en pratique la devise du poète communard Arthur Rimbaud :
« il faut être résolument moderne : tenir le pas gagné ! ».
Comment oublier en outre que le combat laïque a été d’emblée investi par le mouvement ouvrier, que Jaurès fut l’une des figures de proue des combats sociaux et laïques de 1905 aux côtés de Clémenceau et de l’ex-socialiste Aristide Briand, et plus encore, que la première séparation laïque de l’Eglise et de l’Etat fut proclamée, non pas par la Troisième République bourgeoise, mais par la très prolétarienne Commune de Paris qui stipula, le 3 avril 1871 :
« La Commune de Paris (…) décrète : Art. 1 : l’Eglise est séparée de l’Etat ; Art. 2 : le budget des cultes est supprimé ; Art. 3 : les biens de mainmorte appartenant aux congrégations religieuses, meubles ou immeubles, sont déclarés propriétés nationales ; Art. 4 : une enquête sera faite immédiatement sur ces biens pour en constater la nature et les mettre à la disposition de la Nation ».
Or la laïcité, y compris sous sa forme bourgeoise, a grand besoin d’être défendue, non seulement contre le régime sarkozyste qui détruit la République une, laïque, sociale et souveraine de mille façons, mais contre tous les gouvernements maastrichtiens qui se succèdent au titre de la droite dure ou de la « gauche » social-libérale (et, s’agissant de Manuel Valls, « social-cléricale »). Car de Claude Allègre à Luc Chatel, de François Fillon à Vincent Peillon, les ministres français de l’Education nationale qui se succèdent depuis trente ans bafouent grossièrement ou subtilement la tradition laïque, fût-elle bourgeoise. Celle-ci consiste, au moins formellement, à proclamer l’impartialité et la neutralité politico-idéologique de l’Etat et de l’école publique tout en dotant les jeunes élèves des outils cognitifs leur permettant de construire eux-mêmes leur éventuel positionnement politico-idéologique (c’est même la justification de l’enseignement philosophique délivré en terminale). Comme l’écrivait Condorcet, penseur du libéralisme et dirigeant de la bourgeoisie révolutionnaire (plus exactement, de son aile « girondine »), « il était rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux (…), de façon que vienne le temps où chaque homme enfin trouvera dans ses propres connaissances, dans la rectitude de son esprit, des armes suffisantes pour repousser toutes les ruses de la charlatanerie ».
Hypocrisie ? Sans doute, du moins dans la pratique qui sera celle de la République colonialiste de Jules Ferry, car la sincérité de Condorcet est au-dessus de tout soupçon. Il n’empêche que, comme disait La Rochefoucauld, « l’hypocrisie est l’hommage que le vice rend à la vertu »
… et lorsque le vice peut s’afficher brutalement, c’est qu’il est assez fort pour se dispenser de revêtir des habits vertueux, donc que le rapport des forces s’est fortement dégradé au profit de la réaction et aux dépens des Lumières communes. Aujourd’hui, l’école publique de France – ne parlons même pas de l’école privée confessionnelle ou de l’école patronale – milite impudemment pour la « construction » européenne (et elle a fait campagne de manière peu discrète pour le Oui à la constitution européenne !) et pour l’ « esprit d’entreprise » capitaliste ; le syndicat patronal M.E.D.E.F. s’installe au cœur de l’école au titre des « jumelages école-entreprise » alors que la C.G.T. reste proscrite des établissements scolaires, que l’anticommunisme et l’antisoviétisme s’affichent sans complexes dans les manuels d’ « histoire », que fort peu de jeunes profs d’histoire connaissent ne serait-ce que le nom des ministres communistes de 1945-47 qui ont mis en place nos principaux acquis sociaux, les opérations consensuelles lancées par les médias (par ex. à propos des attentats du 11 septembre 2011 et de toute « opération humanitaire » décidée par la « communauté internationale ») sont copieusement relayés à l’école par des administrations publiques aux ordre et qu’un nombre grandissant d’enseignements sont délivrés en anglais – la nouvelle langue officieuse de l’Europe patronale – de la maternelle à l’université.
A l’inverse, l’histoire de France, la langue française (de moins en moins d’heures lui sont consacrées depuis trente ans de la maternelle à l’université !), la Marseillaise et tous les identifiants élémentaires d’une nation, sont grossièrement ignorés de la majorité des élèves, parfois incapables en terminale ou en classes préparatoires aux grandes écoles de situer approximativement Jeanne d’Arc ou la Commune de Paris ; les associations liées à la social-démocratie et nombre d’« O.N.G. » pseudo-« impartiales » dont le fonds de commerce idéologique consiste à renvoyer dos-à-dos le fascisme et le communisme, le Troisième Reich et le pays de Stalingrad, ont table ouverte en permanence dans les établissements où la « neutralité » politique est allègrement confondue avec les positions consensuelles, quand ce n’est pas avec la propagande ouverte des « ingérences humanitaires » dont se couvrent les guerres impérialistes modernes. Quant au débat politique libre, y compris à l’approche des élections, il demeure proscrit dans les établissements secondaires, y compris pour les élèves majeurs.
Le minimum est donc – et combien de syndicalistes « laïques » s’y emploient-ils réellement ? – d’imposer par l’action que l’Etat « républicain » bourgeois et son école respectent leurs propres principes légaux et constitutionnels ; pour que le fameux Etat de droit tant vanté soit respecté (il ne l’est en fait que lorsque cela arrange les dominants !), élèves, enseignants et parents d’élèves laïques se doivent d’intervenir sans relâche, non seulement contre les contenus antiscientifiques et réactionnaires qui sont « enseignés » – en réalité, inculqués – dans différentes matières (sciences économiques et sociales placés sous surveillance patronale, enseignement de l’histoire franchement teinté d’esprit contre-révolutionnaire, géographie méthodiquement « dénationalisée », S.V.T. privilégiant les théories « bobos » à la mode, de la Gender Theory à l’écologiquement correct, mathématiciens interdits de « démo », etc.), mais aussi contre le favoritisme constant dont profitent indûment les élèves et les enseignants bien-pensants qui s’alignent sur ces contenus controuvés.
Il convient aussi de faire acte de vigilance civique contre la « pédagogie des compétences » d’origine anglo-saxonne, dont le but est clairement, d’après la philosophe Angélique Del Rey, de formater l’ « élève performant » et surtout… productif et employable !
A ce stade, l’essentiel du devoir de vigilance est de bien faire la différence entre deux concepts toujours confondus : la laïcité institutionnelle et le consensus idéologique. Ce n’est pas par ex. parce que les « bienfaits de la construction européenne » ou l’antisoviétisme de confort – l’expression est d’Annie Lacroix-Riz – sont désormais la référence commune de la droite et du PS, qu’ils en sont devenus plus « apolitiques » pour autant et qu’il ne faut pas les dénoncer pour ce qu’ils sont du point de vue des libertés : un viol méthodique de la conscience des jeunes élèves par des adultes abusant de leur autorité sur eux.
II – Contre la laïcité « ouverte » (sic). Primat politique de la République laïque sur toute espèce de religion.
« L’Eglise dit que la terre est plate, mais j’ai vu l’ombre sur la lune et j’ai plus foi en l’ombre qu’en l’Eglise ».Magellan, navigateur portugais.
La Fédération Nationale de la Libre Pensée fait justement remarquer que ceux qui, de nos jours, affublent constamment le substantif laïcité de l’épithète « ouverte » poursuivent un objectif inavoué : ils invitent objectivement à considérer que par elle-même, substantiellement, la laïcité – entendez la séparation stricte de l’Etat et des Eglises instituée par la loi de 1905 – est « fermée », pour ne pas dire sectaire et « bouffeuse de curés ». Cette « laïcité ouverte », que revendi-quent à égalité le P.S. et la droite « républicaine » vise à neutraliser l’article II de la loi organique de 1905 qui stipule sans équivoque possible que « la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte ».
En toute logique, quand Sarkozy se rend à Rome pour s’y faire introniser « chanoine du Latran » (sic) par Benoît XVI, quand Jean-Marc Ayrault assiste ès qualités à l’intronisation du pape François 1er, ces deux dirigeants de l’Etat « laïque » français violent grossièrement la Constitution française dans la parfaite indifférence du « Conseil constitutionnel ». Ne parlons pas des millions d’euros de subventions publiques qui sont chaque année alloués par la République aux écoles catholiques confessionnelles « sous contrat », ni du Statut spécial de l’Alsace-Moselle qui permet au budget de l’Etat français d’entretenir à grands frais les prêtres catholiques, les rabbins et les pasteurs protestants. Pendant ce temps, les athées, les agnostiques et les musulmans – qui pris ensemble ne sont sans doute par loin de constituer la majorité des Français – ne bénéficient pas des largesses de l’Etat.
En réalité, la séparation laïque est par elle-même « ouverte », démocratique, tolérante et pluraliste puisque, soustrayant l’Etat et l’école publique à la tutelle des religions – et préservant à l’inverse les Eglises des ingérences de l’Etat (« l’Eglise chez elle, l’Etat chez lui ») – le dispositif laïque qui est au cœur de la République permet à chacun d’avoir la religion qui lui plait à titre privé, et s’il le souhaite, de s’exprimer comme bon lui semble dans la sphère publique non institutionnelle, sans que cela influe en tant que tel sur les affaires publiques. Rappelons que le mot « laïque » vient du mot grec λαοσ, qui signifie peuple ; si bien qu’en toute rigueur étymologique, République laïque signifie démocratie populaire, ce qui du reste sauterait aussitôt aux oreilles des locuteurs du grec moderne. En effet, la laïcité des institutions républicaines est la conséquence directe de la souveraineté du peuple si bien qu’en réalité, les Etats européens comme la Grèce orthodoxe ou la Grande-Bretagne anglicane, qui possèdent une religion d’Etat (ou qui admettent plusieurs religions établies, comme l’Allemagne fédérale), ne sont pas formellement des démocraties de plein exercice, fût-ce du simple point de vue démocratique bourgeois.
Nul besoin par conséquent de « dialogue institutionnel avec les Eglises », comme la constitution européenne voulait y contraindre les Etats-membres de l’U.E. au risque de violer l’égalité entre les citoyens ; en effet, dans un tel dialogue, qui représenterait auprès de l’Etat les agnostiques, les déistes et les athées ? Cela ne signifie nullement que les catholiques, que les protestants, que les musulmans ou que les juifs comme tels, ne puissent faire entendre leurs valeurs morales et leur interprétation de la vie dans les instances politiques républicaines : cela signifie que les citoyens croyants doivent accepter de passer par le canal des formes républicaines pour se faire entendre, c’est-à-dire par le canal du débat philosophique « homme contre homme », et surtout par l’entremise de la représentation parlementaire, où chaque élu a tout loisir de faire valoir ses conceptions en tant qu’élu de la nation et non pas comme le mandataire d’une Eglise établie et reconnue par l’Etat (cléricalisme).
Enfin, cela signifie que la laïcité garantit, non pas la « liberté religieuse », comme l’affirment perfidement la droite française et ses mentors états-uniens, mais la liberté de conscience, laquelle inclut, non seulement le droit de choisir sa religion, mais le droit de choisir de n’en pas avoir, voire de militer contre toute religion, voire de s’en moquer ouvertement (ce qui n’est jamais que le droit symétrique de celui que s’accordent les ministres du culte qui maudissent les mécréants en les promettant à l’enfer éternel) ; il faut et il suffit que chacun renonce à la violence et à l’autorité de l’Etat pour promouvoir ses idées et que tous conviennent de reporter leurs différends sur le terrain de l’argumentation contradictoire. Quant au « blasphème », même si le matérialiste tant soit peu conséquent – et a fortiori le parti marxiste – s’en interdit d’avance les joies puériles (comment, sans inconséquence, insulterais-je un dieu qui, de mon point de vue, n’existe pas ? Et quel intérêt politique un grand parti ouvrier aurait-il à « braquer » les croyants en les rejetant vers les appareils religieux courroucés ?), il doit pouvoir s’exprimer librement dans l’espace public pourvu qu’en sens inverse les religions établies, sans user pour autant de violence, aient le droit de répondre aux blasphémateurs à égalité de moyens.
Observons d’ailleurs que c’est en menaçant en permanence les athées des feux de l’Enfer, c’est en les maudissant, en les excommuniant et en les faisant rôtir à petit feu pendant au fil des millénaires, que les très charitables potentats de l’Eglise chrétienne – de l’Inquisition catholique au fulminant Jean Calvin – ont produit à la chaîne des hordes de jureurs, de rebelles et de blasphémateurs ; ces derniers surgissaient d’ailleurs moins des rangs des athées proprement dits – lesquels furent réduits à la clandestinité la plus stricte jusqu’à la fin du 17ème siècle – que des rangs des croyants eux-mêmes, lassés de la tutelle idéologique qui leur était imposée par l’appareil religieux armé du « bras séculier » (« saint » Louis IX faisait ainsi périodiquement marquer au fer rouge le nez et les lèvres des artisans et des petits commerçants parisiens surpris à jurer sur les marchés : et ces châtiments cruels n’ont jamais que l’on sache ralenti la « ronde des jurons » sur les étals du Royaume de France…).
III – Combattre ceux qui prétextent de la laïcité « à la française » pour légitimer une islamophobie d’Etat.
« Celui qui veut moderniser d’abord les religions ou les rationaliser avant de les intégrer dans l’espace laïque de la France ne connaît pas l’histoire de la République française ni les circonstances réelles de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’Etat s’est séparé définitivement des religions parce qu’il a jugé qu’elles n’étaient ni modernes ni rationnelles ou, du moins, il a voulu marquer sa très grande réserve quant à leur enseignement. Chercher des compatibilités entre cette laïcité juridique et l’islam est absurde. Est-il logique que nous demandions à une religion de se moderniser lorsque l’objectif est de nous séparer d’elle ? De plus, cette laïcité fait partie de la loi et la loi ne se négocie pas, elle s’exécute ». Soheib Bencheikh, L’Islam face à la laïcité française.
Nous venons de voir que la référence à la laïcité ouverte – qui devrait n’être qu’un pléonasme mais qui fonctionne en fait comme un oxymore – est en réalité un subterfuge idéo-linguistique au service des ennemis de la laïcité à la française – c’est-à-dire en réalité de la laïcité tout court. Il est alors frappant de voir que nombre de ceux qui revendiquent l’ « ouverture laïque » lorsqu’il s’agit de promouvoir l’Eglise dominante de leur pays respectif, sont souvent aussi ceux qui revendiquent la conception la plus obtuse de la laïcité quand il est question de stigmatiser et d’exclure les minorités prolétariennes – notamment musulmanes, s’agissant de l’Europe occidentale – de leur propre pays. On voit ainsi le dirigeant U.M.P. Jean-François Coppé (droite dite républicaine) et le Front national (extrême droite xénophobe) rivaliser d’ardeur pour exiger que soient exclues des lycées les adolescentes d’origine maghrébine qui portent un foulard (je n’ai pas en vue la burka, qui soustrait le regard des femmes à la vue d’autrui et dont la proscription est non négociable), voire l’interdiction de la langue arabe et l’imposition du français ( !) dans les Mosquées de France… alors même que la langue française est de plus en plus assiégée par le tout-anglais dans l’espace public séculier avec la pleine complicité des autorités « françaises » ! Le deux poids deux mesures est ici parfaitement flagrant…
Le comble de l’hypocrisie a été atteint dans les années quatre-vingt-dix quand des lycées publics alsaciens ont exclu de jeunes musulmanes voilées pour port d’insignes religieux, alors que dans les établissements scolaires publics de l’Alsace concordataire, les curés, rabbins et autres pasteurs se promènent ostensiblement avec leurs insignes religieux dans les établissements publics et qu’ils y inculquent leurs dogmes respectifs aux frais de l’Etat « républicain » (donc aussi aux frais des Français musulmans !). Ce qui, contradictoirement, n’a pas empêché Sarkozy, imitant à son échelle microscopique les très intrusives pratiques de Napoléon 1er – de mettre en place le Conseil français du culte musulman, donc d’institutionnaliser un culte, ce que la Loi organique de 1905 (portant séparation de l’Etat et des Eglises) lui interdisait pourtant formellement !
Ici la règle des vrais militants laïques doit être à la fois d’interdire à tout fonctionnaire de propager ses conceptions religieuses personnelles en abusant de l’autorité que lui donnent ses fonctions publiques (donc, interdiction sans états d’âme du port de toute marque religieuse aux enseignants, postiers, cheminots, etc. quand ces agents publics sont de service), et de permettre aux simples usagers de se vétir comme bon leur semble dans l’espace public ordinaire, notamment dans la rue.
Cela ne signifie pas que le port du « voile » ne doive pas être très fermement combattu par les militants communistes et progressistes. En effet, quelles que soient les justifications identitaires, voire libertaires (!), que certaines jeunes musulmanes croient devoir donner de leur « choix » de se voiler, voire de porter le niqab, le voile renvoie objectivement à une double aliénation, celle de la croyance religieuse en général et celle de l’oppression patriarcale. Mais ce combat idéologique contre la régression idéologique dont le « voilement » est le marqueur, il faut le mener non sur la base d’une contrainte policière (qui ne fera que renforcer les conceptions arriérées que l’on prétend proscrire au nom des Lumières), mais par la lutte idéologique et politique en direction des travailleuses et des travailleurs musulmans. Et pour que cette lutte ait une chance d’aboutir, il faut commencer, non pas par s’en prendre aux jeunes « musulmans » en tant que tels, mais aux privilèges subsistants de la semi-religion d’Etat que le catholicisme continue d’être en France (fêtes, calendrier, présence systématique des autorités « républicaines » aux fêtes religieuses, aumôneries dans les armées, concordat d’Alsace-Moselle, etc.), comme l’est l’orthodoxie en Russie, l’anglicanisme en Angleterre, le monothéisme judéo-chrétien aux Etats-Unis, etc. Il faut enfin développer la solidarité de classe des exploités croyants et incroyants. Pour cela, il faut à la fois demander au travailleur français de refuser les discriminations dont est la cible l’ouvrier immigré et proposer à celui-ci de défendre la nation française dépecée au nom de la « construction européenne » et de l’Union transatlantique.
Bref, le combat laïque doit être mené sous le primat du combat de classe anticapitaliste et de l’engagement républicain contre l’Union euro-atlantique. Symétriquement, le combat de classe ne peut ignorer que la défense de la laïcité républicaine est un enjeu majeur de la construction d’un large rassemblement républicain, patriotique et populaire, seul susceptible dans les conditions présentes – dont nul ne dit qu’elles ne peuvent évoluer radicalement – d’arracher notre pays au capitalisme et de remettre à l’ordre du jour la révolution socialiste.
IV – Socialisme laïque et laïcité socialiste.
« Que nul n’entre ici s’il ne croit au progrès infini de l’espèce ». Attribué à Victor Hugo
Si la lutte pour le socialisme ne peut ignorer l’engagement fondamental des communistes en faveur de la République laïque et des Lumières communes, à l’inverse, le socialisme ne se réduit pas au combat laïco-républicain : la laïcité devra subir une profonde mutation sociopolitique en devenant laïcité socialiste. Cela n’implique pas que le socialisme puisse se permettre de violer les consciences – et notamment les consciences enfantines – en inculquant lourdement une philosophie d’Etat, en persécutant les religions et en glissant subrepticement de la séparation Eglises-Etat vers une forme plus ou moins assumée d’athéisme d’Etat. Non seulement l’expérience historique a prouvé que ce type de glissement était inefficace – que l’on sache, les Eglises ne sont pas sorties affaiblies du « martyre » (sic) qu’elles sont censées avoir subi sous le socialisme – mais c’est souvent l’Etat « athée » qui a lui-même glissé, inconsciemment et de manière compensatoire, vers des attitudes dogmatiques et cultuelles qui étaient restées jusqu’alors l’apanage des religions… Qui ne frémit devant le culte de la personnalité dont Staline fut l’objet, devant les processions de masse en l’honneur du Président Mao avec des milliers de jeunes catéchumènes brandissant le petit livre rouge, devant la transmission dynastique du pouvoir en Corée du nord, devra sans doute encore travailler sur lui-même pour devenir vraiment laïque, sereinement marxiste et franchement matérialiste. A plusieurs reprises, nous avons montré dans ce livre que pour Lénine, la « révolution culturelle » indispensable au socialisme n’a rien à voir avec un lessivage géant des cerveaux ; au contraire, une fois résumée par V.I. Oulianov en personne, la révolution culturelle – et non pas cultuelle ! – signifie principalement, sinon uniquement, « 1°) nous instruire ; 2°) nous instruire ; 3°) nous instruire encore et toujours ».
On est donc aux antipodes du pseudo-marxisme-léninisme maoïste des années soixante ; ce dernier exaltait le primitivisme culturel en tous domaines sans se douter qu’en fait de « léninisme », le maoïsme développait à nouveau – et de manière cent fois plus fanatique – les thèmes gauchisants et sectaires de la « science bourgeoise » et de la « science prolétarienne » chers à A. Jdanov, de l’ « art bourgeois » (feu sur Beethoven !) et de l’art « prolétarien », une thématique générale que Lénine avait vertement combattue au début des années vingt quand il s’était heurté durement en U.R.S.S. au bolchevik Bogdanov et aux tenants petits bourgeois du prétendu « Proletkult ».
A l’inverse de ce primitivisme sectaire, Jaurès a magnifiquement montré, dans son Discours historique sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qu’à l’inverse de tous les Etats bourgeois, y compris des plus « laïques », l’Etat socialiste futur ne devra pas se mêler d’entraver la liberté de conscience (Jaurès) ; son rôle n’est pas d’officialiser en surface le matérialisme, d’inculquer l’idéal socialiste en le soumettant au principe d’autorité, de faire réciter par cœur des formules « marxistes-léninistes » intemporelles et passe-partout. Comme le réaffirmera le dirigeant communiste Jacques Duclos au 16ème Congrès du P.C.F. (1962),
« … nous ne concevons le développement de la culture que dans la liberté la plus complète ».
Cela ne signifie pas que pour Jaurès la laïcité se résumerait à la neutralité idéologique, chose d’ailleurs inaccessible à qui que ce soit, y compris aux bourgeois hypocrites qui ne s’y réfèrent qu’en apparence pour mieux forclore le marxisme.
En réalité, la laïcité conséquente du socialisme peut être résumée par l’expression Lumières communes, qui donne son titre – exagérément ambitieux, on l’avoue – au présent ouvrage. Il s’agit, pour l’Etat socialiste, pour l’école publique du socialisme (je ne dis pas à dessein l’école socialiste) d’impulser au maximum le déploiement de la science et de la philosophie et d’orienter systématiquement la société, et particulièrement la jeunesse, vers l’esprit scientifique et le doute méthodique, vers la méthode expérimentale et la créativité artistique, vers la maîtrise des techniques de pointe, vers la conscience historique nationale et mondiale, vers le débat citoyen responsable, vers la compréhension avisée des enjeux écologiques, vers l’éducation physique et sportive, vers le sentiment ardent de l’égalité indéfectible entre les humains des deux sexes et entre les peuples de tous les pays ; bref il s’agit de développer chez tous l’usage productif de la raison, la critique rationaliste des préjugés et l’assimilation des connaissances scientifiques qui forment l’essence du matérialisme militant cher à Lénine et que résumait par avance le mot d’ordre central de L’Encyclopédie de Diderot-D’Alembert : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! ».
En effet, comme nous l’avons montré dans notre introduction générale à ce livre, si le matérialisme dialectique est vrai, et si en outre il correspond vraiment à l’esprit et aux besoins de notre période historique, il a tout intérêt à se confronter librement et à armes égales aux autres courants philosophiques existants ; et la conviction des jeunes élèves confrontés librement au marxisme sera d’autant plus forte qu’elle n’aura pas été obtenue par l’inculcation passive, par l’apprentissage psittacique et par la censure des théories concurrentes, mais par une démarche spontanée et toujours singulière et personnalisée de la raison sans laquelle il n’existe ni démonstration véritable, ni conviction solide : paradoxalement, sans la liberté de remettre constamment son consentement raisonné en débat, il n’est pas d’adhésion idéologique solide ! Soit les marxistes sont vraiment convaincus que leurs conceptions générales sont justes et, par une sorte d’Anti-Pari de Pascal, ils misent sereinement sur le libre débat qui permettra aussi, chemin faisant, d’écarter de leurs conceptions tout ce qui serait faux, étroit ou mal formulé, soit ils ne sont pas intimement convaincus de la puissance de leur argumentation et ils essaient alors de passer en force, au risque, tristement confirmé par l’histoire récente des contre-révolutions, de « vaincre sans péril » et de manière toute provisoire : s’appuyant alors sur l’argument d’autorité propre à toutes les fois défaillantes, ils prennent le risque à coup sûr perdant de ne convaincre les masses, la jeunesse et les intellectuels qu’en apparence et « pour la forme » : pour emprunter le langage de Freud, l’idéologie contre-révolutionnaire est alors seulement latente et refoulée, elle n’attend plus qu’une occasion pour faire violemment retour et pour tout balayer sur son chemin. Mais alors que le Pari de Pascal est largement irrationnel, lugubre et désespéré, le pari laïque du marxisme, le défi démocratique du marxisme-léninisme sont porteurs d’une espérance joyeuse et raisonnée puisque « le propre du matérialisme est que la matière finit toujours par lui donner raison » et que, comme l’écrivait le romancier progressiste Roger Martin du Gard, « quand la vérité est libre et l’erreur aussi, ce n’est pas l’erreur qui triomphe ».
Si d’ailleurs nous nous trompions lourdement, qu’aurions-nous à perdre à l’usage du libre débat pluriel, si ce n’est nos erreurs, nos illusions et nos propres routines intellectuelles, quelquefois dissimulées sous la crasse du dogmatisme « marxiste » ?
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette vision des choses n’implique aucun « libéralisme », aune « indifférence idéologique », et pour le dire crûment, aucun affadissement des rudes exigences que comporte, face à un ennemi de classe cruel et implacable, l’incontournable dictature du prolétariat. Dans notre introduction générale, nous avions déjà montré que, exceptées les périodes d’affrontement aigu entre la révolution et la contre-révolution, entre les « Bleus » et les « Blancs », ou entre les « Rouges » et les « Blancs », les formes étatiques de la dictature du prolétariat sont elles-mêmes fonction des instances sociales par le canal desquelles le pouvoir populaire s’est historiquement instauré et a été conduit à s’exercer. On n’administre pas l’économie socialiste, on ne gouverne pas le pouvoir d’Etat de la même manière que l’on domine peu à peu – avec toute la circonspection et le tact nécessaires s’agissant des médias, de l’école, des sciences, des beaux-arts, de la littérature, des problèmes sociétaux, etc. – la conscience sociale et la culture générale d’une société vivante et en cours de « révolutionnement ». C’est pour être vraiment total, bref pour susciter en profondeur une authentique mutation culturelle et civique de l’humanité, que l’Etat doit se refuser la fausse facilité d’être totalitaire, surtout quand le but final n’est pas d’imposer une nouvelle culture d’Etat marquée par l’autoritarisme et le « c’est comme ça ! », mais de promouvoir une toute nouvelle culture démocratique, rationaliste et humaniste de masse visant au dépérissement de l’Etat, à la désaliénation des individus et ce que Marx appelait l’autogestion nationale d’ensemble.
Au demeurant, quand Gramsci définissait l’hégémonie culturelle comme le « consentement cuirassé de coercition », le grand marxiste italien n’éliminait en rien la dictature du prolétariat ; il montrait au contraire que l’obtention du pouvoir d’Etat et de la force armée par les classes populaires, pour nécessaires qu’elles fussent, ont pour but de forger le consentement – et j’ajoute, s’agissant du socialisme – le consentement actif, éclairé et créatif, en un mot l’initiative communiste du prolétariat et de ses alliés politiques, ainsi que l’isolement et la neutralisation idéologique des couches exploiteuses. C’est donc essentiellement par les armes propres à l’idéologie qui, dans un système socialiste, entretient un rapport axial avec la science et avec la raison – que le prolétariat doit apprendre à dominer idéologiquement, c’est-à-dire en prenant appui sur la liberté de pensée et non pas en corsetant ou en étouffant cette liberté. Certes, pour faire la révolution, il faut « remplacer l’arme de la critique par la critique des armes » (Marx) :
… mais une fois la victoire remportée sur le terrain politico-militaro-économique, l’arme de la critique doit retrouver sa place primordiale – cette fois sur des bases non utopiques, puisque la critique socialiste sera alors adossée à la dictature du prolétariat et à la socialisation des grands moyens de production.
Encore faut-il évidemment que le consentement idéologique soit dûment « cuirassé de coercition ». Et pour cela, pas question d’abandonner aux hommes de la grande bourgeoisie la direction, non seulement du pouvoir et de l’appareil d’Etat, mais de l’école, des médias, de l’édition, etc. Pour former le socle socialiste de la nouvelle laïcité, il faudra évidemment socialiser la grande production, nationaliser et démocratiser à fond l’école, étendre la démocratie politique et économique, socialiser l’usage des médias (et pas seulement changer les équipes de direction en plaçant aux commandes les hommes ayant la bonne carte politique…). Et le but sera clairement fixé : comme le disait Saint-Just, « il n’est de citoyens en République que les républicains » :
… il s’agira donc de former consciemment, par des méthodes pédagogiques les plus démocratiques et les plus actives possible, des travailleurs conscients de leur situation de classe, des républicains progressistes, des patriotes internationalistes, des écologistes soucieux de l’avenir de la Terre, et – c’est le minimum syndical dans une République populaire ! – des citoyens vigilants contre le fascisme, l’impérialisme, le sexisme, l’homophobie et le racisme. Et loin d’abolir les exigences traditionnelles de la laïcité républicaine « bourgeoise », la pratique socialiste de la laïcité les accomplira pleinement en les délestant de ce qu’elles comportaient de faux-semblants et de complaisance envers les préjugés nécessaires au maintien de l’exploitation capitaliste. C’est d’ailleurs Ernest Lavisse, l’un des penseurs les plus conséquents de l’Ecole de la Troisième République, qui déclarait superbement – à une époque où la bourgeoisie était encore partiellement progressiste : « Être laïque, c’est ne point consentir la soumission de la raison au dogme immuable, ni l’abdication de l’esprit humain devant l’incompréhensible, c’est ne prendre son parti d’aucune ignorance. C’est croire que la vie vaut d’être vécue, aimer cette vie… ne pas admettre que la souffrance soit providentielle, c’est ne prendre son parti d’aucune misère ! ».
Bref, la laïcité prolétarienne n’est pas seulement une digue de défense de la raison critique contre l’intrusion permanente de l’irrationnel, elle est le tremplin institutionnel qui peut permettre de déployer largement l’offensive idéologico-culturelle permanente du prolétariat pour les Lumières communes sur la base d’une activité démocratique intense et d’un élan scientifico-artistique ininterrompu. Conséquence de l’égalité de principe entre les citoyens et entre les peuples, le respect dû aux convictions de chacun ne justifiera jamais d’abdiquer la commune raison, qui forme le socle de l’éducation laïque. A tous les Sganarelle de l’avenir (« Mais Monsieur, vous ne croyez donc ni dieu, ni diable, ni loup-garou ? »), les maîtres républicains du futur n’ont pas fini de répondre, très laïquement, très rationnellement et très prosaïquement à l’instar du libertin Dom Juan campé par Molière :
« Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ».
V-De la politique prolétarienne en matière religieuse. Dialectique du matérialisme militant et de la main tendue aux travailleurs croyants.
« Il est certainement nocif pour les âmes de transformer en hérésie le fait de croire ce qui est prouvé ». Galileo Galilei
Refusant de laisser l’Etat socialiste accomplir à sa place son devoir militant, le parti de la classe travailleuse doit déployer sa propre ligne matérialiste dans le domaine des conceptions philosophiques. Même s’il peut admettre en ses rangs des militants qui conservent leur foi religieuse à titre personnel, le Parti communiste n’est pas neutre philosophiquement : sauf à se priver lui-même de ses armes principales, le matérialisme dialectique, le matérialisme historique, la conception scientifique du monde, l’analyse scientifique du mouvement des classes sociales, le P.C. se doit de propager les bases de sa politique révolutionnaire au sein des masses et tout d’abord, au sein de la classe travailleuse. Il doit le faire d’une manière à la fois ferme et ouverte et en tenant compte que les « fronts » idéologiques ne se recouvrent pas tous et du premier coup. Par ex., Lénine était l’allié du menchevik Plekhanov sur les questions philosophiques contre les bolcheviks Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, lesquels furent tentés quelque temps par l’idéalisme physique (empiriocriticisme). Il faut aller chercher le matérialisme militant là où il se trouve, et pour cela, il faut s’allier aux tendances matérialistes, fussent-elles confuses et mal décantées, qui se font jour inévitablement sur le terrain de la recherche – quand bien même les savants qui les portent se refuseraient à se dire officiellement matérialistes. Il faut aussi savoir prendre appui sur les « Lumières » passées. Dans l’article De la portée du matérialisme militant, Lénine conseillait ainsi aux bolcheviks d’éditer les matérialistes français du 18ème siècle, quitte à accompagner leurs textes de notices explicatives et de mises à jour scientifiques –: bref, la lutte philosophique est aussi une lutte politique et comme telle, elle ne peut se passer d’alliances. En France, des revues communistes « ouvertes » comme La Nouvelle Critique ou La Pensée se sont magnifiquement comportées pendant des décennies, attirant vers le P.C.F. les meilleures plumes de l’intelligentsia française et internationale.
Et il faut aller plus loin encore : refusant l’illusion… idéaliste, qu’est authentiquement matérialiste tout ce qui se dit matérialiste, et qu’est véritablement idéaliste tout ce qui se dit idéaliste, il faut se souvenir qu’au final, l’orientation matérialiste ou idéaliste d’un courant donné se décide toujours à partir d’une conjoncture théorico-idéologique précise ; en conséquence, il peut parfois être judicieux de prendre appui sur des positions qui, formellement, se réclament de l’idéalisme et de la religion, voire de combattre des positions qui se donnent pour matérialistes alors qu’elles ne sont que grossièrement mécanistes et réductionnistes. Par ex., le socio-biologisme, qui prétend définir sur des bases biologico-génétiques les caractéristiques sociales d’individus ou de groupes d’individus donnés, se réclame ostensiblement du matérialisme scientifique alors qu’il n’est qu’une manière idéaliste de projeter les inégalités sociales sur la « nature ». Bien entendu, l’alliance que nous prônons ne peut se nouer que dans la clarté, c’est-à-dire avec esprit critique, et sans jamais s’aligner sur l’ « allié ». Par ex. les écrits de la philosophe catholique Simone Weil sur la condition ouvrière sont souvent bouleversants de justesse. Mais faut-il s’interdire de montrer tout ce qui en eux est porteur, non pas d’une combative conscience de classe prolétarienne, mais d’un dolorisme émollient et démobilisateur ?
Si l’on se résume, deux écueils doivent être également évités en matière de lutte matérialiste : le premier consiste à restreindre de manière sectaire et dogmatique le périmètre du front matérialiste en se rabattant sur le « noyau dur » du marxisme ou du formulaire que l’on prend pour tel. Le second écueil relève de l’opportunisme politique : sous couvert de « matérialisme (ou de réalisme) sans rivage », il consiste à affadir les positions marxistes et à recevoir pour « marxistes », des conceptions dont le noyau même est incompatible avec la conception matérialiste du monde et de la société.
Mais la politique prolétarienne en matière religieuse ne se réduit pas à ses dimensions idéologiques comprises au sens étroit. L’audacieuse politique de « main tendue aux travailleurs chrétiens » lancée par Maurice Thorez en avril 1936 était à la fois très opportune politiquement – il fallait tout faire pour isoler les fascistes ! – et éminemment correcte du point de vue des principes marxistes. Il ne s’agissait nullement en effet – quoi qu’en eussent dit les dirigeants d’alors de la Libre Pensée qui saisirent ce prétexte pour excommunier Thorez et l’exclure de leurs rangs – de renoncer au matérialisme athée pour le Parti communiste en tant que tel, ni de courtiser les appareils religieux comme tels, mais d’unir sur une base de classe les travailleurs français, qu’ils soient croyants ou athées : « Nous te tendons la main catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïcs (sic), parce que tu es notre frère et que tu es comme nous, accablé par els mêmes soucis. Les communistes sont des laïcs, partisans du matérialisme philosophique ; il existe une solidarité de fait, matérielle, économique et sociale, entre travailleurs catholiques et communistes ».
Quoi qu’en ait dit le militant trotskiste Marceau Pivert dans sa laborieuse réfutation des propos de Thorez, il n’est que de relire la formulation nuancée choisie par Thorez sur les ondes de Radio-Paris pour constater que son propos était strictement marxiste et matérialiste : c’est en tant que travailleurs que Thorez interpellait les chrétiens et qu’il les invitait à renforcer la dynamique du Front populaire antifasciste dont cherchaient à les écarter la hiérarchie et une large partie du clergé catholique ; et la hiérarchie ecclésiastique de l’époque ne s’y est pas trompée qui avait bien compris qu’il s’agissait en fait pour le P.C.F. de mettre en œuvre le proverbe allemand souvent cité par Lénine…
« … qui veut battre l’ennemi doit aller sur son terrain ».
Bref, la main tendue aux travailleurs chrétiens relevait de l’offensive politique de grand style et nullement de l’abandon frileux du matérialisme et de la laïcité. Cette juste politique a naturellement trouvé son prolongement patriotique durant la Deuxième Guerre mondiale quand les communistes se sont retrouvés au coude à coude avec des patriotes catholiques, juifs ou protestants pour combattre l’Occupant. Depuis lors, la tactique du front uni avec les travailleurs croyants – pas seulement avec les ouvriers, mais avec les masses paysannes, notamment dans les pays de l’hémisphère Sud – a été non seulement utilisée, mais systématisée par le Mouvement communiste international qui, du Viêtnam à l’Amérique latine, a souvent su tendre la main aux croyants progressistes de leurs pays respectifs (bouddhistes, catholiques, musulmans…) sur la base de l’antifascisme, de l’anti-impérialisme et de l’anticolonialisme, voire – c’est déjà franchement le cas des adeptes latino-américains de la Théologie de la libération – de l’anticapitalisme militant. Comme nous l’avons montré, le marxisme – justement parce qu’il est un matérialisme – considère que ce qui est politiquement déterminant, c’est moins la conscience (le plus souvent illusoire) que les hommes ont d’eux-mêmes, que leur « être social », en particulier leur situation objective au sein des rapports de production. Objectivement et matériellement, un travailleur croyant sera toujours plus proche d’un travailleur athée qu’un travailleur athée ne le sera d’un capitaliste libre-penseur ; et l’enjeu de la « main tendue » thorézienne – qui valut au P.C.F. les foudres croisées de l’Eglise et de certains « bouffeurs de curé » français ! – n’était pas seulement de détacher l’ouvrier croyant des fascisants hiérarques catholiques d’alors, mais d’affranchir les ouvriers communistes et socialistes eux-mêmes de l’influence réformiste exercée sur eux par le bloc anticlérical bourgeois ; en effet, alors que les problèmes cruciaux de 1936 n’étaient plus ceux de 1905 – la « main tendue » de Maurice Thorez visait intelligemment à substituer la question brûlante du jour : Démocratie ou fascisme ? / Socialisme ou capitalisme ? – au vieux combat des républicains bourgeois de l’ainsi-dite Belle Epoque : république laïque bourgeoise (représentée par le Parti radical du petit père Combe) ou bien régime clérical et néo-monarchiste ? A l’inverse, les dirigeants de la S.F.I.O. et les chefs de file du trotskisme qui poussaient des cris d’orfraie à propos de la main tendue de Thorez, tendaient en fait de « révolution » (objectivement pour les seconds, subjectivement pour les premiers !) à maintenir le mouvement ouvrier dans l’orbe de l’anticléricalisme bourgeois des Herriot et autre Daladier…
A y bien regarder, la politique thorézienne de main tendue, inséparable d’ailleurs du poing brandi contre les fascistes, n’avait donc pas seulement pour but la constitution d’un front ou d’une alliance populaire et patriotique, elle visait, plus en profondeur, à consolider l’indépendance politique du prolétariat français et à permettre à la classe ouvrière de jouer un rôle moteur dans le rassemblement nécessaire pour battre les « deux cents familles » capitalistes qui avaient fait main basse sur la France.
Conclusion
« … j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques ». Jean Jaurès
Il faudrait évidemment approfondir et actualiser le propos. L’approfondir en se demandant, comme le faisait le P.C.F. au début des années 1970, s’il convient de prendre appui, non seulement sur la situation de classe des travailleurs croyants, mais aussi sur certaines motivations proprement religieuses qui peuvent tourner lesdits croyants vers le combat de classe : certains formulations des Evangiles (« les premiers seront les derniers », « il est plus aisé au chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’au riche d’entrer au Royaume des cieux »…), certains sourates du Coran (« va quérir la science jusqu’en Chine »), peuvent être des points d’appui pour la lutte et la solidarité, voire – même s’il faut le dire très, très vite – pour l’ouverture aux Lumières des croyants, pour autant que cela soit possible sans le préalable d’une rupture avec la religiosité elle-même. Sans parler de l’aptitude pratique au partage qui caractérise certains milieux catholiques progressistes – on pense aux si fraternels prêtres-ouvriers du Nord, dont beaucoup ont dédié leur vie à la classe ouvrière, non pas dans les mots mais dans les actes. Tout est possible en droit sous la réserve de ne jamais franchir la ligne rouge que constitue la réaffirmation radicale de l’antagonisme théorique entre l’idéalisme et le matérialisme philosophiques.
Actualiser le propos aussi ; en effet, la politique thorézienne, dans sa double dimension de matérialisme militant et de mise en mouvement des masses populaires croyantes, se heurte à des questions inédites en nos temps ténébreux de « réaction sur toute la ligne » ; car de nos jours, l’exterminisme impérialiste s’allie systématiquement aux idéologies d’Apocalypse, pendant que l’entreprise néolibérale de délitement des Etats-nations, d’émoussement de la conscience de classe, de répression-perversion de la sexualité et de refoulement des aspirations égalitaires, fait méthodiquement fonds sur le communautarisme, sur la destruction de la laïcité républicaine et sur le « débordement » méthodique des lumineuses lois laïques de séparation votées en 1905.
Mais il y aurait là matière pour un tout autre développement, plus directement politico-stratégique.