Malgré le tragique des sujets évoqués, on ne boude pas son plaisir à la lecture de l' »Ordre du jour« . Essentiellement consacré à l’Anschluss, le Goncourt 2017 s’ouvre sur une rencontre entre les grands hiérarques des dynasties industrielles allemandes et un Hitler assoiffé de pouvoir. Il s’achève par l’évocation de l’exploitation de la main d’oeuvre carcérale par ces mêmes Konzerns dont les noms perdurent pour l’essentiel aujourd’hui. Leur présence et en même temps leur incapacité à s’incarner dans une figure humaine inonde tout ce livre hanté par l’impersonnalité de l’Histoire et par le simulacre.
Quand le brio des mots fait tomber les masques
Certes, Eric Vuillard sait faire alterner scènes mondaines ou diplomatiques et mouvements de masse. Comme dans un bon « thriller », il fait monter la tension. On déguste l’affrontement à armes inégales entre Hitler et le chancelier autrichien reçu à Berchtesgaden, au début de 1938.
L’humour noir de Vuillard n’épargne personne. Ainsi des thuriféraires de l’État de Droit, « car une norme de droit constitutionnel vous barre la route aussi puissamment qu’un tronc d’arbre ou un véhicule de police » (p.54) ou des formalistes en art. Le goût commun du chancelier Schuschnigg et du nazi Seyss-Inquart pour les symphonies de Bruckner qui, paraît-il, comptait les feuilles des arbres, est longuement évoqué. Musique et recherche de normalité au moment où la maison brûle!
L’auteur souligne à quel point les politiciens bourgeois, acharnés à casser le mouvement ouvrier se sont retrouvés sans appui pour défendre l’indépendance de leurs pays face à la menace nazie. Il décrit la longue journée de leur capitulation et la volonté nazie de « conserver les apparences afin de ne pas effaroucher la communauté internationale » (ça rappelle quelque chose!). Et pour conclure, cette phrase qui résonne drôlement aujourd’hui: « on va envahir l’Autriche sans autorisation de personne et on va le faire par amour ».
Face à une éventuelle réaction britannique, Ribbentrop joue la montre. Un dîner diplomatique est donné à Londres en l’honneur de celui qui, d’ambassadeur en Grande-Bretagne, devient ministre des affaires étrangères du Reich. On passe ici de la musique au sport.
Brillante description du soutien tacite du Capital français, britannique et américain à Hitler, décorticage savoureux des médiamensonges
L’essentiel de l’ouvrage se déroule à ce moment clé où la veulerie des gouvernements français et anglais apparaît au grand jour. Mais l’auteur ne s’interdit pas diverses incursions et surtout des commentaires permettant la prise de distance nécessaire au lecteur d’aujourd’hui. Il rappelle que l’Histoire « jette sur toutes les actualités à venir un discrédit navrant ». Les médiamensonges comme on dit aujourd’hui et « le spectacle » sont omniprésents. “Et puis les trains emportèrent les blindés comme on convoie les équipements d’un cirque. C’est qu’on devait à tout prix être à Vienne pour les cérémonies officielles, le grand spectacle ». À la capacité des services de Goebbels de masquer les défauts techniques de l’entrée de la Wehrmacht en Autriche fait écho une évocation d’un Hollywood s’équipant pour rejouer à l’écran la guerre désormais inévitable. L’époque est ainsi celle du passage d’un type de propagande, celui des immenses rassemblements avec leurs petites filles agitant leurs bouquets de fleurs au décervelage de masse audiovisuel… »La grande machine américaine semble s’être déjà emparée de son immense tumulte. Elle ne racontera la guerre que sous forme d’exploits ». On en revient ensuite à Goebbels: « Les actualités allemandes deviennent le modèle de la fiction. Ainsi l’Anschluss semble un réussite prodigieuse ». Eric Vuillard trace une ligne de continuité entre une machine de propagande réputée « totalitaire » et le traitement des actualités auquel nous a habitués la chaîne C.N.N.
OR pour Etincelles & Initiative Communiste
Rappelons que ce qu’écrit Eric Vuillard ne devrait être une découverte pour personne. En témoigne par exemple la celèbre photogravure du journal AIZ ( Arbeiter Illustrierte Zeitung,le Journal illustré des travailleurs, hebdomadaire communiste antifasciste) de aout 1933 WERKZEUG IN GOTTES HAND? SPIELZEUG IN THYSSENS HAND! (AIZ Vol. 12, No. 31, August 10, 1933, Page 529 , 1933) dénonçant Hitler comme l’outil financé par le magnat allemand de l’acier Fritz Thyssen. Ce dernier avait rejoint le parti nazi dès 1931 et était un important relais entre Hitler et les autres capitalistes de la vallée du Rhin.