Annie Lacroix-Riz a prononcé une conférence ayant pour thème RENAULT DANS LA COLLABORATION dans le cadre du séminaire du CUEM consacré à Renault, 15 novembre 2016. Voici la transcription écrite de son intervention
Louis Renault et les autres dans la conjoncture présente
Renault dans la collaboration, c’est une question qui est un peu revenue à l’ordre du jour. Elle a été relancée sur des bases intéressées de court terme, mais elle mérite de l’être sur des bases générales, vu son intérêt pour la connaissance historique.
Commençons par les circonstances particulières. Vous le savez, il y a quelques années, après y avoir beaucoup réfléchi et l’avoir de longue date préparée, les héritiers de Renault, les petits-enfants de Renault, ont décidé de lancer une grande opération de récupération des pertes de leurs actifs industriels en se retournant contre l’État. Ils ont expliqué que les mesures prises contre Renault de 1944 jusqu’à la nationalisation-confiscation de la Société anonyme des Usines Renault (SAUR) du 16 janvier 1945, étaient des mesures tout à fait injustes à l’égard d’un grand-père quasi résistant, qui avait tout fait pour servir le secteur civil et la population française pendant la guerre ; qu’elles constituaient de pures spoliations et que par conséquent il fallait revenir sur cette iniquité, qui avait été le produit d’une sorte d’alliance contre nature entre De Gaulle et l’abominable Parti Communiste, alliance sur laquelle on était, sur le plan politique, heureusement déjà revenu. Ça a donné lieu pendant plusieurs années ‑ l’opération ayant été lancée en grand depuis 2009 et surtout 2011 ‑ à un déversement médiatique considérable qui a bénéficié de tous les moyens possibles radiophoniques et audiovisuels.
Il se trouve que je travaillais sur la collaboration économique, ce qui incitait à poser la question de Renault dans le cadre du thème plus général de la collaboration patronale, devenue une sorte de sujet tabou depuis quelques décennies. Or, à la faveur de l’ouverture des archives, j’ai, à partir des années 1980 et surtout 1990, découvert dans les sources originales ce qu’il était impossible de découvrir avant leur ouverture au public : c’est-à-dire jusqu’à quel degré l’industrie française, le capital financier français s’étaient engagés au service du IIIème Reich pendant l’Occupation de la France. Les archives s’ouvraient mais, ça tombait mal, l’atmosphère générale se fermait : les classes dirigeantes étaient désormais traitées avec un infini respect, et, logiquement, les historiens académiques étaient devenus beaucoup moins curieux : la curiosité sur « ceux d’en haut » compromettait sérieusement les carrières. Alors même que les archives révélaient les agissements réels du grand patronat pendant la guerre, avait commencé à s’imposer la mise en cause du concept même de Collaboration, définie comme volonté d’entrer dans des relations privilégiées avec le partenaire, l’occupant allemand.
Cette mise en cause s’est accompagnée d’un autre aspect majeur, le changement de l’image générale de l’Occupation. Jusqu’à la décennie 1990, on avait, somme toute, même si ça manquait parfois de sincérité, à peu près respecté l’idée du Résistant ou de la Résistance : globalement, la Résistance à l’occupant restait considérée comme honorable, par opposition à la Collaboration. On estimait qu’il y avait ceux qui avaient lutté au nom de l’indépendance nationale, pour rétablir la souveraineté nationale violée par l’invasion et l’occupation allemandes du territoire, et puis il y avait le camp des « collaborateurs ». Car, même si on estimait que la collaboration économique n’existait pas, ou si l’on n’avait pas les moyens de la connaître avec précision, on tolérait quand même l’idée qu’on avait collaboré en France et que, ma foi, le patronat avait collaboré plutôt plus que la moyenne. Tout le monde ou presque connaissait la formule de De Gaulle accueillant le Président du Centre National du Patronat Français, Georges Villiers, qui avait été nommé maire de Lyon par Vichy en 1940, à la place du radical Herriot évincé, et l’était resté jusqu’en janvier 19431. On en a fait ces dernières années un résistant mais cette image n’existait pas après la Libération. Le grand patronat avait dû attendre 1946 pour reconstituer officiellement son organisation, la Confédération générale du patronat français, en en changeant d’ailleurs le nom (Conseil national du patronat français). Et de Gaulle était parfaitement compris des Français quand il disait à Georges Villiers, reçu alors : « Messieurs je ne vous ai pas vus beaucoup à Londres ».
Avant les années 1990, de tels propos étaient encore licites, même en milieu académique. Puis ils sont devenus beaucoup moins corrects, et le combat contre le concept même de collaboration s’est doublé ‑ personne n’en sera surpris ‑ d’une offensive de plus en plus ouverte contre les résistants et la résistance, le respect pour les uns et l’autre étant taxés par l’historiographie dominante de « résistancialisme »2. Au stade avancé de cette évolution, et nous l’avons atteint depuis un moment, non seulement la résistance et la collaboration ne pouvaient plus être sérieusement étudiées mais on pouvait réhabiliter Vichy. Et, c’est ce qui ‑ à bas bruit ou plus ouvertement ‑ se produit ces dernières années, avec une forte accélération qui se mesure par la production historiographique française. Laquelle développe cette idée qu’il y aurait un bon Vichy, assez débonnaire, qui aurait été un petit peu gâté sur la fin. Voyez, le mauvais de Vichy résulte d’une évolution imprévisible, comme pour l’Union Européenne : tout ça était convenable, jusqu’à la dérive tardive (avril 1942 et le retour de Laval, ou janvier 1944 avec Darnand au « Maintien de l’ordre ») qui est venue faire dérailler tout ça.
Avec un Vichy assez honorable, soluble dans les solutions « occidentales » de l’après-guerre, contrasteraient par contre les pratiques abominables des résistants. Vous avez sans doute été frappés ces derniers temps par le fait qu’il n’y a pratiquement pas d’émission télévisée qui ne traite de la Libération sans afficher les horribles images de « l’épuration sauvage ». En particulier, bien entendu, cette image qui est devenue insupportable et symbole de barbarie, de femmes tondues, tout simplement, nous assure-t-on (ce qui est démenti par les archives des instructions de justice3), parce qu’elles avaient eu des relations amoureuses et/ou sexuelles avec des Allemands. On en était déjà à ce stade de la perception générale de Vichy, flatteuse, et de la Libération, ignominieuse4, lorsque, entre 2009 et 2014, les héritiers ont réalisé leur grande opération publique de lessivage et blanchiment. Ils ont alors amené la télévision à s’émouvoir unilatéralement, sans une voix discordante, sur Louis Renault5, à se pencher sur ses vacances émouvantes avec son petit garçon sur les plages de l’Ouest. C’est cette conjoncture qui a conduit les anciens de Renault, militants ouvriers descendants de résistants, et une historienne amatrice d’archives (expression qui semble relever du pléonasme) à passer alliance pour qu’on en sache un peu plus sur ce qui s’était vraiment passé.
Nous avons donc à cet effet formé une association, l’association « Résistance », qui a eu pour double objectif de combattre la dépréciation de la Résistance et la négation de la Collaboration patronale. Bien sûr, dans l’énorme tapage médiatique qui a envahi le champ ces dernières années, l’effort de l’association représente peu de chose. Mais il a quand même marqué des points et même si on n’a pu faire circuler qu’un tout petit filet de vérité, vous êtes là, vous faites partie de ceux qui font reculer les mensonges. On a évoqué tout à l’heure la période actuelle où les luttes sont difficiles, où elles ont été très affaiblies. Ça ne fait que souligner l’importance de chaque personne consciente des réalités pour qu’on soit en mesure de lutter contre le courant dominant et pour que des petits ruisseaux naissent les grandes rivières. Les grandes rivières, en l’occurrence, c’est que Louis Renault et la société anonyme des usines Renault méritent d’être connus parce que leur histoire vraie est significative de ce qui a caractérisé tout le grand patronat français : je dis bien, non une partie, mais tout le grand patronat français.
Tout à l’heure, Michel a dit à quel point était décisive la dimension de classe de l’histoire. Plus j’avance dans la fabrication de l’Histoire, plus je suis frappée par l’importance de cette dimension qui est aujourd’hui pratiquement exclue, interdite du champ académique : un jeune chercheur ne peut pas, et ce depuis un certain temps, orienter son travail de thèse autour de la conviction, tolérée il y a quelques décennies, que les classes s’opposent objectivement, que « l’Histoire n’est que l’Histoire de la lutte des classes » ; que, par cette affirmation, Karl Marx a simplement décrit une réalité confirmée par les sources économiques, sociales et politiques, françaises et internationales. Si nous avons, avec l’association Résistance, avec les anciens de Renault, avec des militants de la CGT et des militants politiques, avec les forces de progrès, qui ont toutes joué un rôle, marqué quelques points, c’est un acquis important aussi pour cette liberté historique, retirée aujourd’hui aux jeunes chercheurs. Car tout mouvement en avant à cet égard leur donnerait un petit plus de liberté ; et il bénéficierait à l’enseignement général de l’Histoire, qui a fait l’objet d’un excellent petit ouvrage dont l’un des auteurs, Gisèle Jamet6, se trouve dans cette salle ; il permettrait de faire davantage dès aujourd’hui pour nos enfants, confrontés au double mur de la dégradation de l’histoire à l’école et de l’intoxication audiovisuelle, et pour les adultes, alors que toute émission de télévision ou de radio est devenue une épreuve cruelle pour ceux qui savent deux ou trois choses précises sur les faits présentés.
Ce qui est sûr, il faut le dire honnêtement, et nous l’avons dit et répété tous autant que nous étions, c’est que Renault n’était pas le seul collaborateur mais qu’il était emblématique. Le plus souvent, on ne le sait pas, parce qu’aujourd’hui, on pleure surtout sur l’affreuse épuration. D’épuration, il n’y a pas eu, plus on était éminent, plus on avait commis d’horreurs, plus vite on a été lavé, blanchi, pas seulement en Allemagne occidentale ex-nazie, pas seulement en Italie ex-fasciste, mais aussi en France. Travaillant depuis plusieurs années sur la farce de l’épuration, qui fera probablement l’objet de mon livre prochain, j’en arrive quasiment à perdre le sommeil parce que ce lessivage n’a même pas épargné la collaboration de sang : on peut avoir tué, fait tuer 5 personnes, 10 personnes, 100 personnes et bien plus (les chefs de la police, dont Bousquet, et de la magistrature et les ministres de Vichy ont souvent à leur actif bien plus que ça, un certain nombre de grands patrons aussi d’ailleurs) et puis être resté bien tranquille quelquefois dès la Libération. Mettre l’accent sur le seul Renault suggérerait que vraiment c’est une exception, un personnage abominable dans un paysage serein.
Non, ce n’est pas vrai, ses pairs en ont pratiquement tous fait autant mais Renault était le plus gros, et son entreprise la plus énorme. Elle s’était installée à l’extrême fin du 19ème siècle, et avait déjà considérablement prospéré grâce à la Première guerre mondiale, qui a beaucoup de caractéristiques communes avec la Seconde. C’est à dire que, à cette occasion, Renault avait surexploité la classe ouvrière et avait accaparé une masse de terrains dont on n’a même pas idée : ça a généré d’ailleurs dans les années 1920 une série de procès pour spoliations de petits propriétaires des terrains de Billancourt, affaires que personne ne connaît mais dont on trouve l’écho dans les archives policières de la Préfecture de Paris. Le patron de Renault avait été financé par l’État dans des conditions inouïes, comme d’ailleurs ses congénères, et il était devenu un exploiteur à énorme échelle : il possédait, à près de 100%, la plus grosse entreprise automobile dans un secteur automobile que, vous le savez, la France représentait avec éclat puisqu’elle a été un des grands constructeurs d’automobiles de la première moitié du 20e siècle. Ce Louis Renault a été emblématique et on l’a saisi comme symbole parce que ses petits-enfants voulaient faire payer le contribuable autant et plus qu’il avait déjà payé dans la première guerre mondiale, l’entre-deux guerres et la Seconde Guerre mondiale7. Nous trouvions cela très désagréable et nous avons fait un petit peu de clarté sur un phénomène qui est – j’y insiste ‑ significatif.
La guerre de classes dans les années 1930
C’est à dire un Renault – commençons par l’avant-guerre ‑ qui est évidemment un des symboles de l’exploitation ouvrière, de la surexploitation ouvrière et de l’enthousiasme pour la répression, au point que, vous le savez, les ouvriers de Louis Renault avaient pour habitude de le surnommer le « saigneur de Billancourt », avec un A. La Société anonyme des Usines Renault (SAUR) battait les records en matière d’accidents du travail ; les machines explosaient, il y avait 5 morts ici, 10 par-là, de ces morts, vous le savez, qui ne sont pas recensés par les journaux, pas plus dans l’entre-deux-guerres qu’aujourd’hui. Cet énorme exploiteur avait pour objectif politique, comme l’ensemble du grand patronat, la liquidation de la République, parce qu’il considérait ce régime comme une entrave au déploiement ad libitum de la liberté patronale. Sous la république, il y avait des syndicats jugés, même quand une partie d’entre eux étaient raisonnables car contrôlés et quand l’autre partie, combative, était persécutée ou interdite d’action ; il y avait un Parlement qui ne servait pas à grand-chose mais qui faisait obstacle à la rapidité des décisions ; il y avait des partis ouvriers dont l’un était particulièrement combatif, enfin tout ça était très déplaisant.
Renault, il faut le dire, s’inscrit parmi les premiers tuteurs du complot contre la République. Car il s’est agi d’un complot, bien que la plupart de mes collègues pratiquent à ce sujet la tactique de « l’éclat de rire pour masquer au public la vérité », expression qu’Henri Guillemin a justement utilisée à propos de la réaction des comploteurs du tandem Cagoule-Synarchie à la révélation, en septembre 1937, du complot contre la République qui avait Pétain et Laval pour chefs apparents (et le noyau synarchique du capital financier pour chef réel)8. Le coup d’État raté d’Eugène Deloncle et consorts, ha, ha, ha, c’était une plaisanterie. La Cagoule aurait « un parfum de romantisme noir », ce serait un pur « épiphénomène » dont on ne comprend pas la survie dans les têtes, ironise l’historiographie dominante. Non, c’était bien « une organisation politique d’envergure », au service du patronat le plus concentré, regroupé dans la synarchie9.
Renault, Louis Renault, tout son appareil et tout son entourage ont joué un rôle déterminant dans la constitution des ligues fascistes, puis dans l’organisation fondée en 1935-1936 qui s’est appelée La Cagoule et qui les a toutes regroupées, et dans la tactique de la tension. Vous avez peut-être vu récemment à la télévision une excellente émission sur « les années de plomb » en Italie et ce qu’on appelle la stratégie de la tension, c’est-à-dire les explosions répétées, les assassinats politiques, qu’il fallait mettre au compte des « rouges », eh bien, nous avons eu tout cela en France en 1937. Et Renault et les siens ont largement contribué au triomphe de cette ligne politique. Parlons d’ailleurs à cet égard de son entourage et notamment de son neveu par alliance François Lehideux, dont il avait fait un administrateur délégué avant d’en faire son directeur général, qu’il délègue formellement en 1935-1936 à l’organisation des luttes de classes à la SAUR : c’est Lehideux qui est le fer de lance de la répression au moment où la classe ouvrière s’organise (Michel l’a dit tout à l’heure), c’est-à-dire quand en 1934-1935, elle se radicalise et que la léthargie d’après les échecs de 1920 cède devant la crise qui s’aggrave.
Renault, Lehideux et leur entourage sont partie prenante dans le complot préparatoire au régime de Vichy dont Lehideux lui-même sera un des plus importants ministres. Je ne reviens pas ici sur les détails, présentés dans mes ouvrages10, mais je cite pour mémoire le procès de mars 1939 sur la terrible répression qui suit l’échec de la grève de novembre 1938 chez Renault, cette grève qui administre une remarquable leçon patronale dans la conduite de la lutte de classes, et une leçon sur le rôle de l’État au service du grand patronat. Elle mérite un petit arrêt. Le 24 novembre 1938, une grève, parfaitement légale de l’avis écrit du commissaire de police de Billancourt, entamée à 14h30 se solde par l’entrée en masse dans les heures qui suivent de la police11 dans des conditions inouïes de brutalité – avec lesquelles vient de renouer la répression des manifestations de 2016 contre la « loi Travail » : c’est-à-dire avec une police qui donne de la matraque, qui insulte les ouvriers grévistes, qui leur tape sur la tête en criant : « un coup pour Blum ! un coup pour Thorez ! un coup pour Jouhaux ! » Une police qui anticipe directement, avec les mêmes fonctionnaires de police, la répression de sang de l’Occupation. C’est la même répression, avec les mêmes responsables et acteurs au sommet, et les mêmes victimes, puisque Renault et tout son appareil sont en liaison quotidienne, je dis bien quotidienne, avec les autorités les plus élevées de la répression : François Lehideux bombarde de ses courriers le ministre de l’intérieur, le préfet de police, ainsi le 24 novembre, contre la grève12, et le préfet de la Seine13, à propos de tout et n’importe quoi.
On peut à peine imaginer la minutie et l’inventivité de ses suggestions et exigences auprès des chefs de la police, dont je vais donner un seul exemple, sous le président du Conseil radical Daladier. Quand le Parti communiste est interdit par le décret-loi, le 26 septembre 1939, ça n’est pas la droite, c’est la gauche « raisonnable » qui est aux affaires : très exactement jusqu’au 21 mars 1940 où c’est l’homme de droite Paul Reynaud qui remplace l’homme de gauche Daladier, Daladier qui, avec des accents déchirants, décrivait, pendant la campagne électorale de 1936, la rapacité et la férocité des patrons de mines de charbon.
Sur la continuité entre la république agonisante et Vichy, le décret-loi Daladier du 26 septembre 1939 dispense de longs développements. Les dernières arrestations de résistants communistes de l’Occupation se font au nom de divers « chefs » de crimes, « terrorisme » et communisme : au printemps et à l’été 1944, la police de Vichy continue à arrêter, pour déporter les militants, pour les faire fusiller par les Allemands, sur la base du décret-loi Daladier du 26 septembre 1939. Et, lorsque le Parti communiste est interdit, la plupart de ses grands militants et responsables sont arrêtés et incarcérés (ou en fuite). L’occupant, renseigné et aidé par les dirigeants de l’État (Lehideux compris) et de l’appareil policier français, qui lui livreront ces chefs communistes, pourra aisément, désigner les otages : les communistes passeront alors du statut d’emprisonnés, à terme puis à vie, à celui, après remise au Reich depuis l’été et l’automne 1941, d’exécutés ou de déportés.
C’est depuis les interdictions d’août-septembre 1939 et la « drôle de guerre » que Renault, les siens et le capital financier français amorcent ce que Fernand Grenier, à Alger en mars 1944, appellera face à « l’homme de sang » Pierre Pucheu14, « l’extermination des cadres du mouvement ouvrier »15. Lehideux harcèle encore le préfet de la Seine le 19 mai 1940 (France déjà écrasée par la Wehrmacht) pour lui demander de fermer tous les cafés autour de Billancourt parce que les militants communistes continuent à s’y rencontrer clandestinement ‑ ordres aussitôt exécutés16.
Il existe dans Gallica, une collection de L’Humanité17, à laquelle vous avez accès si vous disposez d’un ordinateur, c’est une Humanité qui vaut vraiment d’être lue parce que vous y trouvez l’écho de la vie sociale, des luttes des travailleurs : c’est même, avant-guerre, la principale source de la connaissance du mouvement ouvrier, dimension syndicale comprise, grâce aux rapports quotidiens des correspondants du travail. Je renvoie à ce sujet au très bon livre de Jean Paul Depretto et Sylvie Schweitzer sur Renault, sur l’usine Renault dans l’entre-deux guerres18. L’Humanité est aussi une remarquable source politique. Et on s’aperçoit en lisant le compte rendu du procès de mars 1939 de Renault contre les grévistes de novembre 1938, parmi lesquels Jean-Pierre Timbaud, que leur défenseur, Me Moro-Giafferi19, décrit aussi précisément que les archives policières le fonctionnement du fascisme ordinaire à la SAUR : « j’accuse la maison Renault de provocation et j’exprime la crainte qu’il y ait parmi le patronat des extrémistes affolés. La direction de Renault est connue par l’opinion publique pour la violence des opinions publiques qu’elle manifeste et qu’elle pratique ». Moro-Giafferi explique comment la maison Renault soutient les cagoulards, et révèle entre autres que, dans le dossier des enquêtes conduites depuis 1936 sur les cagoulards, a été découvert un chèque de la Maison Renault. Il y a là une philippique que vous apprécierez sans doute beaucoup20. Les lecteurs de cette intervention précise du très grand avocat peuvent comprendre autant que les chercheurs dépouillant les archives policières que la lutte des classes, en l’occurrence menée par Renault et son entourage, n’est pas une invention marxiste.
Du sabotage de la défense nationale à la production de guerre sous l’Occupation
Renault ne mène pas cette guerre impitoyable contre les combatifs pour pouvoir mieux produire d’armements au service de la France. Louis Renault, comme l’ensemble de ses pairs industriels et bancaires, ne veut pas entendre parler de la guerre française contre une invasion allemande. Vous pourrez lire la pléiade d’ouvrages publiés entre 1943 et 1945, qui vous montrent d’ailleurs qu’on disposait, à l’époque où les archives n’étaient pas ouvertes, d’une bonne connaissance de l’avant-guerre et de l’Occupation : les gens bien informés hostiles à Vichy maîtrisaient alors des informations aujourd’hui pratiquement vouées au tabou par l’université autant que par la grande presse.
Parmi les ouvrages publiés sous l’Occupation (forcément) à l’étranger par des auteurs en exil, je vous recommande Les fossoyeurs, paru à New York en 1943, de Pertinax, autre nom d’André Géraud, journaliste d’extrême droite qui avait longtemps écrit dans l’Écho de Paris, un des meilleurs spécialistes français de politique extérieure, et, par exception dans sa catégorie, resté antinazi. Bon observateur des réalités de l’avant-guerre et de la trahison nationale des « fossoyeurs » de la république, Pertinax a cette phrase extraordinaire sur les patrons et en particulier sur les maîtres de forges, parmi lesquels s’inscrit aussi Renault qui possède une forge (à Hagondange, en Moselle, une des reliques de la défaite allemande offerte par l’Etat, autrement dit par le contribuable) : « Quelques-uns », a-t-il écrit diplomatiquement (il n’y eut pas d’exception) « ne reculèrent devant rien pour gagner le combat social, inattentifs à l’autre bataille. […] Les “marchands de canons” […] ont plutôt cherché à ne plus fondre de canons »21.
Cette guerre leur répugnait tant ils appréciaient leur bienfaiteur de l’autre côté de la frontière, qui défendait si bien pour les intérêts généraux du coffre-fort et du portefeuille, les leurs compris, c’est à dire Hitler. Comme ils détestaient la guerre, ils disaient comme Renault, qui le clama ouvertement dans ses ateliers en novembre 1939 : « “La Défense Nationale, je m’en fous; ce que je veux, ce sont “des Primaquatre, des Juvaquatre, des voitures qui paient”, etc. »22 Donc, à l’époque où les militants communistes étaient en prison, Renault sillonnait ses ateliers en criant librement que la production de guerre, il n’en voulait point faire et n’en ferait pas.
En revanche, pendant l’Occupation, les « voitures qui paient » ont cessé d’être produites, parce que les Allemands n’en avaient pas besoin. Encore que, il faille le préciser, les statistiques du Comité d’organisation de l’automobile (COA) montrent que quand il y avait encore possibilité de monter pour les privilégiés quelques belles voitures dans le stock existant de Renault, on le faisait : la SAUR dans ce domaine était privilégiée comme pour le reste et par conséquent autorisée (par le COA) à monter les véhicules de tourisme requises par les éminences du régime qui n’avaient pas encore leurs Juvaquatre, etc. Mais, en dépit de ce que nous ont conté les héritiers, ce n’est pas pour le prétendu « secteur français » ou « secteur civil » (il n’y en eut pas) que Louis Renault a travaillé sous l’Occupation.
Les héritiers ont disposé sans contradicteurs des grands moyens d’information pour affirmer que jusqu’à 65% de la production de la SAUR avait servi « le secteur civil » français. Si vous regardez les archives, vous percevez une autre réalité. Or, dans le cadre de notre travail commun sur Renault et de mes propres recherches professionnelles, j’ai travaillé, pendant plus d’an an, sur le Comité d’Organisation de l’Automobile. Ledit COA fut dirigé, ce qui ne vous surprendra pas, par le neveu chéri de Renault, François Lehideux, à partir d’octobre 1940. C’est même le tout premier Comité d’Organisation constitué en France (sur plus de 70), institution qui assurait en fait le maintien, sous un autre nom, des syndicats et groupements patronaux d’avant-guerre qui eux, à la différence de la CGT, ne furent pas dissous en novembre 1940. Groupés sur le modèle allemand de concentration si efficace (les Reichsgruppen), ils ont pris le nom français de comités d’organisation. Lehideux, qu’il soit ministre ou pas (il le demeure jusqu’en avril 1942), en occupe la tête du 1er octobre 1940, date de sa création, jusqu’en août 1944 (date où il sera arrêté et momentanément incarcéré).
Ayant obtenu de l’État la direction du secteur automobile remise à son neveu, qui a quitté officiellement la direction de l’entreprise mais est directement utilisable à son service quotidien, Louis Renault s’engage dans cette période de quatre ans où il a retrouvé le goût, comme de 1914 à 1918, de fabriquer du matériel de guerre, et même de ne plus fabriquer que cela. Non plus désormais pour le service présumé de la nation française, mais pour celui de l’Allemagne occupante et de sa Wehrmacht. Mais, nous ont certifié ses héritiers, « il n’a cherché à travailler que pour le secteur français », supposé « civil ». Sa production aurait irrigué la population française.
Mais Renault, dès qu’il revient en France fin juillet 1940, parce qu’il est allé aux États Unis ‑ non pas comme nous l’ont raconté les héritiers pour aller organiser la résistance avant l’été de la défaite, mais pour aller s’occuper de ses vastes intérêts investis là-bas avant de revenir en France occupée ‑, annonce aux Allemands dès le 1er août qu’il est tout à fait disposé à construire le matériel dont ils ont besoin, et notamment des chars. Des chars, grands dieux, pourquoi faire, la guerre étant quasiment finie avec la Débâcle-éclair de la France, ces chars qu’on n’avait pas lancés contre la Wehrmacht en mai 1940 ? Tout l’Ouest du continent a été vaincu, et la France avec le même éclat et, de fait, presque aussi vite (en trois jours) que la Pologne (anéantie en deux)… Qu’est-ce qu’on peut faire comme guerre encore, les chars n’étant pas envisagés pour écraser l’Angleterre, dernière cible à l’Ouest ? Eh bien si, il y en a encore une à faire et donc en août 1940, Louis Renault le « pacifiste » obstiné que la boucherie de la Première Guerre mondiale a dégoûté à jamais de la guerre23, décide qu’il va réparer et fabriquer des chars pour les vendre aux Allemands.
Ah, nous ont juré ses héritiers, notre grand-père n’a jamais fabriqué de char ou de pièces de char. Et, s’il en a fait, c’est que ses usines étaient réquisitionnées. Gros mensonge ! Elles n’ont jamais été réquisitionnées ; il n’y a eu d’ailleurs pas eu d’usines réquisitionnées en France entre 1940 et 1942, voire pas avant 1944. La réquisition c’est quelque chose que le patronat français ne demande pas aux Allemands avant 1942 au plus tôt24.
Nous nous occuperons de vos commandes mais soyez assez aimables pour prendre officiellement la direction des ateliers Renault de chars, demande Lehideux aux Allemands le 4 août, plus prudent que Louis Renault qui le 1er n’a formulé aucune requête de ce genre. « M. Lehideux a indiqué […] que ce n’est pas au moment précis où l’on demande à l’industrie automobile et aux usines Renault de s’engager dans la voie de la collaboration avec l’industrie allemande qu’on peut demander aux cadres de l’usine d’effectuer les travaux qui apparaissent comme les plus pénibles pour leur sentiment national. Il fait part de la décision déjà prise [par Louis Renault le 1er août] de fournir les pièces de rechange de la fabrication Renault qui seraient utiles pour la réparation des chars, de donner tous renseignements utiles sur les pièces fabriquées au dehors, de faciliter le recrutement de la main-d’œuvre. Mais il demande avec insistance que la direction des travaux de réparations soit assurée par les autorités allemandes. »25
À partir du moment où, dans les plaines russes dès juin-juillet 1941, s’enlise le Blitzkrieg qui devait faire plaisir à tout le monde et débarrasser la planète des Soviets, vous comprenez l’usage auquel sont destinées les commandes, de chars notamment, qui battent leur plein dans les premiers mois de 1941. Donc, Renault veut bien fabriquer immédiatement des chars ou des pièces de chars, lui qui n’aimait que « les voitures [de tourisme] qui paient ». Et Lehideux s’en vient poliment demander aux Allemands d’affecter la fabrication des chars à deux ateliers de Boulogne-Billancourt (Fiat et Astra) que les petits-enfants qualifieront de « réquisitionnés ». Non, ils n’ont pas du tout été réquisitionnés par les Allemands, « la direction » (apparemment) allemande des ateliers concernés a fourni, à la demande expresse du neveu, une couverture à Louis Renault.
Et puis Renault a fabriqué plein d’autres choses, entre autres des camions. Il y a eu deux types de rois du camion du front de l’Est, les Américains, avec Ford et General Motors (c’est à dire Opel, à 100% de capital GM), pour le 3 tonnes ; et Renault, avec le 3 tonnes 5, champion français toutes catégories du camion pour le Reich. Je n’irai pas plus loin, vous verrez toutes les statistiques officielles du Comité d’Organisation de l’Automobile dans mon ouvrage Industriels et banquiers français sous l’Occupation26. On ne saurait être plus modeste : ces statistiques sont largement fausses car la quasi-totalité des contrats franco-allemands étaient signés, directement par les organismes privés ou publics allemands et les entreprises françaises, sans passer par le filtre des comités d’organisation. Ce gommage statistique présentait en outre un énorme avantage fiscal. Donc du camion, exclusivement militaire, et du char, bien entendu.
Ce qui permet d’ailleurs à Renault de faire renaître l’usine maudite dont il ne voulait plus depuis la crise et dont il rouvre des ateliers dès l’armistice, à partir du moment où il ne peut plus fabriquer des « voitures qui paient », c’est-à-dire l’usine du Mans qui sera considérablement développée pour pouvoir fabriquer notamment des tanks et des pièces de tank. La production est considérablement augmentée mais il on ne peut voir dans la statistique officielle de la fabrication de chars, parce que les usines françaises fabriquent des pièces. Et ce d’autant plus systématiquement que, à la différence de l’industrie automobile française, son homologue allemande de la première moitié du 20e siècle est une industrie de montage : en Allemagne, il n’y a pas d’usine intégrée comme en France avant et pendant la guerre, mais les usines automobiles montent des pièces de provenance très diverse. Par conséquent, la majorité de la production au bénéfice du Reich pendant toute l’Occupation consiste en pièces. Ça vous explique pourquoi on fabrique des « chenillettes de chars » qui naturellement ne sont pas destinées là non plus au tourisme mais entrent exclusivement dans la fabrication des tanks.
Renault fabrique aussi des tracteurs, en masse, mais pas du tout parce que l’agriculture française a bénéficié de tracteurs sous l’Occupation. Il s’agit de tracteurs de transports de troupes et aussi de commandes de tracteurs pour l’Ukraine. La perspective que le Reich exploite l’Ukraine fait même exploser les commandes chez Renault et chez les autres constructeurs. Mais ça se gâte vite dans ce secteur parce que, à partir de la fin 1942, il n’y a plus d’espoir de tracteurs agricoles allemands en Ukraine. Ça ne se passe pas en Russie comme prévu, car la tactique soviétique ne consiste pas à ouvrir le pays pour le livrer à l’occupant, mais à se battre farouchement pour éviter que les territoires soviétiques ne tombent dans ses griffes : ce qui aboutit évidemment à des résultats très différents de ceux de la France si accueillante. Renault a tout livré, avions compris, bien entendu, avec, entre autres, la production de Caudron (100% Renault).
Renault a vendu des dizaines de milliers de camions, première de toutes les firmes automobiles qui n’ont travaillé que pour le Reich (et seul fabricant du 3 tonnes 5), comme vient s’en flatter le chef du COA de l’automobile Lehideux le 18 mai 1942, à Berlin, devant ses « amis », les généraux allemands Ehrard Milch et Wilhelm von Loeb : j’ai démontré ma volonté d’« entente entre la France et l’Allemagne » par l’« aide réelle et efficace » que j’ai apportée « à l’Allemagne […] puisque 150 000 camions ont été livrés à l’armée allemande par les différentes usines françaises. » Même chose « sur le plan de la production [générale..], et, soit par mon fait, soit par celui de mes amis, de nombreuses fournitures ont été faites à l’armée allemande : des centaines de millions de commandes ont été réalisées dans les usines françaises, et une coopération économique dépassant les espérances que les autorités allemandes avaient pu former s’est développée entre la France et l’Allemagne. […] J’agissais non pas en technicien, mais en homme politique, en homme qui faisait confiance à la sagesse politique de l’Allemagne et qui, en quelque sorte, tirait en chèque en blanc sur la compréhension politique et sur la largeur de vues des hommes d’État responsables de l’Allemagne. »27
Vous comparerez ces documents d’époque aux « mémoires de défense » d’après-Libération selon lesquels, Renault en tête, les constructeurs automobiles ont travaillé à 65 % pour le « secteur civil » ou « français ». Pour mieux faire, Renault ne manque pas d’idées. Ses héritiers nous ont expliqué que leur malheureux grand-père était très malade pendant la guerre, et même « aphasique ». C’est un muet qui n’a cessé de discuter avec les Allemands, par exemple, depuis 1942-1943, pour faire échapper sa production aux conséquences fâcheuses des bombardements.
Car Boulogne-Billancourt a fini par être bombardé, le 3 mars 1942 (bombardement d’ailleurs particulièrement meurtrier pour les ouvriers et la population). Le bombardement n’a surpris personne, et surtout pas Louis Renault, « célèbre collaborationniste parisien » qui, selon la grande presse américaine, avait organisé le 2 mars 1942, « tout juste 24 heures avant le bombardement des usines Renault de Boulogne-Billancourt », pour « célébrer la livraison [de leur] millième tank à l’armée allemande », un grand déjeuner mondain, auquel « participaient des officiers allemands, des barons de l’économie français et nazis ainsi que divers dirigeants des Usines Renault ». Immense surprise et terrible injustice, nous ont assuré les historiens complaisants et la télévision, selon lesquels « on ne fait pas de chars chez Renault […] et on ne répare aucun char à Billancourt ». Pas du tout. Des bombardements en région parisienne étant logiquement prévus, le 28 février 1942 avait été conclu entre, d’une part l’État français, et, d’autre part, le consortium occupants et sociétés privées, dont Renault, un accord sur les « dédommagements » ou « dommages de guerre » dus auxdites sociétés travaillant pour le Reich : il permettrait d’imputer au contribuable français les dommages résultants des bombardements, anglais à l’époque.
Tout ceci est raconté en détail dans Industriels et banquiers, où nos grands synarques des ministères des finances et de la production industrielle devisent gaiement en mars-avril 1942 de ces questions d’indemnisation. Si Renault n’est pas le seul à être bombardé, c’est le groupe industriel le plus massivement indemnisé : des statistiques de 1943-1944 indiquent qu’il touche à peu près le quart des indemnisations de tout l’échantillon dont on dispose, autre signe de surface de l’entreprise28.
Après les bombardements, l’« aphasique » Renault confère avec les Allemands pour pouvoir rouvrir ou développer des usines moins menacées par les bombardements : donc, délester les usines de Boulogne-Billancourt, les plus exposées, « décentraliser les ateliers » à travers toute la Région parisienne, développer la production au Mans et ailleurs, dans des installations plus discrètes.
Le dossier avance avec les Allemands jusqu’à l’été 1944, jusqu’à, au moins, un mois après le débarquement anglo-américain sur les plages de Normandie. Louis Renault ordonne encore à ses collaborateurs de tout faire pour maintenir la production, y compris grâce aux usines souterraines, qui, sur le modèle d’une Allemagne désormais soumise aussi à bombardements industriels, sont en construction en région parisienne. Elles pullulent, à la veille de la Libération de Paris, dans les champignonnières de l’Ouest parisien, « de la région de Maisons-Laffitte, Saint-Germain, près de Mesnil-le-Roi, dans la région de Carrières-sous-Bois », « dans les champignonnières de Sèvres » où, en avril 1944, les installations de Renault-Billancourt ont été transférées « en partie », pour être mises « à l’abri des bombardements. »
Knochen, le deuxième personnage de la police allemande en France, interrogé en janvier 1947, confirme aux Renseignements généraux ce que les archives ont décrit jusqu’en juillet 1944 : « La construction des usines souterraines s’est poursuivie sans discontinuer et surtout sans tenir compte de la situation militaire qui évoluait défavorablement. C’est ainsi que malgré le repli de la Wehrmacht aussi bien en Russie, en Italie qu’en Afrique, et même après le débarquement allié en France, les travaux se sont poursuivis comme si de rien n’était. Au moment où il a fallu quitter le sol français, ces usines étaient prêtes à fonctionner ». Louis Renault se posait en champion de cette ultime façon de servir, avec l’appareil de guerre allemand, ses propres profits29, le tout, selon la coutume de l’Occupation, aux frais du contribuable français.
Cette hyperactivité conduite jusqu’au bout de l’Occupation allemande allait de pair avec un traitement de la classe ouvrière qui, on s’en doute, s’était sérieusement aggravé depuis l’été 1940. Ceux qui me succéderont à cette tribune évoqueront sans doute cet aspect des choses. En cela, Renault a été, comme pour le reste, semblable à ses pareils du capital financier pendant la guerre, et à l’avant-garde d’une épouvantable politique de répression. Nous savons par les archives policières quelle a été l’intensité de la collaboration non plus seulement entre patronat français et police française, selon la tradition de la France d’avant l’invasion, mais désormais entre patronat français, police française et police allemande.
On l’a vu, Renault, Lehideux et l’appareil énorme de répression de la SAUR, des hauts collaborateurs de Renault aux exécutants, étaient avant-guerre en contact quotidien avec la police, à tous les niveaux de hiérarchie. Cette police française continuait sous l’Occupation à tout savoir des usines Renault, comme le prouvent tous les types de fonds policiers. Par exemple, fin 1941, un ouvrier sollicité d’aller dénoncer ses camarades de travail militants communistes depuis l’avant-guerre (considérés comme les « meneurs » des années combatives), est amené au commissariat de police de Billancourt. On lui soumet la liste des 20 000 ouvriers, et cet ouvrier intègre déclare qu’il ne reconnaît personne : « Baudin a été amené au fichier des usines Renault et après avoir consulté les 20 000 fiches avec les photos il n’a pu nous désigner cet ancien ouvrier qui travaillait avec lui en 1937 »30. Or, effectivement, il n’y a plus alors à Boulogne-Billancourt que 20 000 salariés, contre 35 000 avant la guerre, ce qui atteste avec quelle minutie la liste est tenue à jour. On a là une des preuves que la police est quotidiennement informée, y compris sur le fichier des effectifs, par « la direction de Renault ».
Cette police française, déjà si violente avant-guerre, travaille désormais en symbiose avec la police allemande d’Occupation, avec tant d’ardeur que l’occupant a pu exercer une répression ravageuse avec des effectifs minimes : au plus fort de l’occupation allemande de la France, le Sipo-SD (qu’on appelle couramment Gestapo) n’y dispose pas de beaucoup plus de 3 000 hommes31. Car les dizaines de milliers de morts de la répression, majoritairement issus de la classe ouvrière, et bien davantage si l’on y ajoute les déportés, sont le résultat d’une collaboration policière au sein de laquelle les Français étaient ultra-majoritaires. Dans cette collaboration de sang, Renault s’est illustré comme tous ses pareils.
Renault a tant et si bien fait, en tous domaines, à commencer par sa contribution à l’économie de guerre allemande, qu’entre novembre 1941 et janvier 1942, après quelques semaines de tractations, les Allemands ont agréé la requête présentée par Lehideux, au nom du COA et au bénéfice de son oncle, d’accorder à la SAUR un taux de profit exceptionnel. Hommage définitif au rôle primordial de Louis Renault dans la collaboration économique et dans la Collaboration tout court, et symbole du capitalisme et des privilèges de sa fraction la plus concentrée :
« Pour de petites entreprises : 6% du prix de revient
Pour de moyennes entreprises : 8% du prix de revient
Pour de grandes entreprises : 10% du prix de revient
Pour Renault, entreprise particulièrement importante à activités multiples : 12% du prix de revient. […] Les représentants du COA ont [argué…] que, du fait des livraisons à la Wehrmacht, les ateliers sont susceptibles d’être bombardés par l’aviation ennemie et, qu’à ce titre, les firmes couraient des risques particuliers. »32 Observation faite le 13 janvier 1942, près de deux mois avant le bombardement de Boulogne-Billancourt.
C’est pour faire connaître certaines de ces vérités que les anciens de Renault et une historienne curieuse se sont unis depuis 2011 : pour que de l’énorme marais du mensonge historique se dégagent quelques gouttelettes de vérité, qui seront utiles pour l’avenir, parce que, on le sait, la connaissance de l’Histoire permet de se mouvoir avec un petit peu plus de facilité face aux rigueurs et aux mensonges du jour33.
1 Sur l’évolution de Georges Villiers, index de mes ouvrages Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013, et Les élites françaises, 1940-1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Paris, Dunod-Armand Colin, 2016,
2 https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9sistancialisme
3 Archives BB18 et BB30 notamment, que je consulte depuis plusieurs années pour préparer un nouvel ouvrage.
4 Sur l’atmosphère politique et historiographique, Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2012, « Troublante indulgence envers la collaboration », Monde diplomatique, juillet 2015, p. 24 ; http://www.humanite.fr/critique-de-livre-par-claude-mazauric-la-grande-bourgeoisie-et-linavouable-collaboration
5 http://louisrenault.com/2015/12/28/lhumanite-du-23-decembre-2011-face-a-la-famille-renault-france-3-ecarte-annie-lacroix-riz-par-claude-mazauric/
6 Il faudrait mettre entre toutes les mains l’ouvrage de Gisèle Jamet et Joëlle Fontaine, Enseignement de l’histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme, Adapt-Snes éditions, Millau, 2016 (réédition prévue, Paris, Delga).
7 Rappelons que, via les frais d’occupation et le clearing, l’occupant n’a de 1940 à 1944 rien payé en France, et le contribuable tout, Industriels et banquiers français, p. 25-26 et passim.
8 Sur l’intelligente « tactique de l’éclat de rire », Guillemin, sous le pseudonyme de Cassius, La vérité sur l’affaire Pétain, Genève, Milieu du Monde, 1945, rééd., éditions d’Utovie, 1996, p. 50. Je l’ai décrite dans Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010, chapitres 1 et 6, et l’applique à la négation de la trahison de Bazaine par l’historiographie dominante, « La défaite organisée de 1870 », Actes du colloque Henri Guillemin sur la Commune du 19 novembre 2016, à paraître, éditions d’Utovie, 2017.
9 « Avant-guerre, la Cagoule a pu apparaître comme une menace sérieuse contre la République. En réalité, elle a été un épiphénomène, certes bruyant, sanglant, fascinant même pour une frange réactionnaire, mais elle ne fut en rien, ni en 1936, encore moins sous l’Occupation, une organisation politique d’envergure. Apparemment, son parfum de romantisme noir ne s’est pourtant pas totalement évaporé. » Henry Rousso, Libération, 31 mai 1991, « Les Cagoulards, terroristes noirs »; critique, Le choix de la défaite, p. 43-44, et passim.
10 Le choix de la défaite et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, index François Lehideux.
11 Rapport officiel du commissaire de police de Boulogne-Billancourt, ? janvier 1939, BA, 2136, Renault, archives de la Préfecture de police (APP).
12 Lettres « recommandée[s] » et signées de Lehideux au ministre de l’intérieur Albert Sarraut et au préfet de police Roger Langeron, co-organisateur de la répression, 24 novembre 1938, BA, 2136, Renault, APP.
13 Sylvie Schweitzer, « Partis et syndicats aux usines Renault (1936-1939) », mémoire de maîtrise, université Paris 1, 1975, résumé et cité par La défaite du Front Populaire, Paris, Maspéro, 1977, p. 143-149; De Munich à Vichy, p. 95, et chapitre 3; Industriels et banquiers, p. 51-52.
14 Pertinax, Les fossoyeurs : défaite militaire de la France, armistice, contre-révolution, New York, 1943, 2 vol., t. II, p. 240 ; sur Pertinax, infra.
15 Contexte, Les élites, p. 181 sq.
16 Lettre de François Lehideux, directeur général des usines Renault, au préfet de la Seine Achille Villey, Billancourt, 19 mai 1940, et note de la préfecture, BA, 2136, Renault, APP, et Industriels et banquiers français, p. 52.
17 1904-26 août 1939 (date de son interdiction par décret-loi Daladier), et 1944, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb327877302/date
18 Jean Paul Depretto et Sylvie Schweitzer, Le communisme à l’usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault, 1920–1939, Roubaix, Edires, 1986.
19 Et non, comme je l’ai dit le jour de la conférence, Marcel Willard, qui fut un des avocats du procès des députés communistes de janvier 1940
20 L’Humanité, 7-t 9 mars 1939. Sur le traitement des ouvriers extraits de l’usine après une heure de grève, tabassés, insultés, arrosés avec les lances à incendie, sous l’œil hilare de deux mondains tout juste sortis de leurs mondanités mondanités respectives, le préfet de police Langeron et Lehideux, les 290 arrêtés, entassés dans les commissariats, Depretto et Schweitzer, Le communisme à l’usine, p. 264-271, et De Munich à Vichy, p. 95-96, et photos du cahier central.
21 Pertinax, Les fossoyeurs, I, p. 140, et ce chap. 5, « La faillite du réarmement », et mes op. cit. sur les années 1930.
22 Information « A.S. de la direction des usines Renault », commissariat de Boulogne-Billancourt (plus loin, B-B), 25 novembre 1939, BA, 2136, Renault, archives de la Préfecture de Police (APP), et Industriels et banquiers, p. 39-40.
23 C’est le portrait qu’en a dressé Emmanuel Chadeau, Louis Renault, biographie, Paris, Plon, 1998, première d’une série d’hagiographies de Louis Renault, passim.
24 Industriels et banquiers français sous l’Occupation, chapitres 3 et 4.
25 « Mémento de la réunion [franco-allemande] tenue le dimanche 4 août [1940] à 10 heures, à l’Hôtel Majestic », AN, 3W 217, fonds de la Haute Cour de Justice, Lehideux.
26 Industriels et banquiers français, p. 157-159.
27 Résumé exposé Lehideux entretiens Berlin 18-19 mai 1942, « malle Pétain », AN, W3, 217, AN. Souligné par moi.
28 « The French underground », Life, 24 août 1942, p. 86, en français et en italique dans le texte ; Chadeau, Louis Renault, p. 320, 324, etc., et Industriels et banquiers, p. 153-154.
29 Information 15 avril 1944, F1a, 3974, PV entretien Krause-Coulet, 30 mars 1944, W3, 227, et audition Knochen par le commissaire Marc Bergé, 4 janvier 1947, W3, 358, AN, et Industriels et banquiers, p. 155-156 et 217-218.
30 Lettre du commissaire de police Boulogne-Billancourt au directeur de la police judiciaire, B.O reçu 5 (décembre?) 1941, BA 2135, Renault (Renseignements généraux de la Préfecture de police (RGPP), archives de la Préfecture de police
31 Faiblesse d’effectifs dont ses deux chefs, Oberg (depuis mai 1942) et Knochen, ne cessèrent de se plaindre à l’époque de la traque des réfractaires au Service du travail obligatoire. Chiffres, Lacroix-Riz, Les élites françaises, 1940-1944, p. 23-24.
32 PV Boerner, Wi Rü Stab, Gruppe Preisprüf (contrôle des prix) entretien du 12 au service avec COA, dont L’Épine, Paris, 13 janvier 1942, W3, 232, AN.
33 Voir aussi « Louis Renault et “la fabrication de chars pour la Wehrmacht” », www.historiographie.info, février 2011; « Légende et réalité des conditions d’arrestation et de décès de Louis Renault », 8 janvier 2012, www.historiographie.info
« “La déontologie des journalistes” et l’imposture : Gérard Grizbec, Monika Ostler-Riess, les héritiers Renault, 25 janvier 2012, www.historiographie.info
texte transcrit par Jeannine Gruselle à partir de l’exposé d’A. Lacroix-Riz
Je remercie vivement Jeannine Gruselle d’avoir transcrit mon exposé sur la base de son enregistrement audio. La mise en forme écrite aurait sans ce secours été très difficile puisque je ne rédige pas mes interventions orales. Jeannine m’a demandé de conserver l’essentiel de la formulation orale, ce que j’ai tenté de faire. J’ai pensé utile de fournir accès direct à l’information historique par quelques notes infra-paginales.
Annie Lacroix-Riz