Dans cet échange avec Gabriel Rockhill, professeur de philosophie à l’université Villanova de Philadelphie, et dont la version originale en anglais a été prononcée et filmée à l’EHESS à Paris le 18 juillet 2023, notre camarade Aymeric Monville présente la version anglaise de son livre « Le néocapitalisme selon Michel Clouscard » (qui, après une version espagnole, vient de paraître aux éditions Iskra) et tente également de poser les bases pour un dépassement du « marxisme occidental », notamment en évoquant les travaux sur la dialectique de la nature par Georges Gastaud.
Vous trouverez ci-dessous la vidéo en anglais suivie de la transcription de la traduction en français.
Gabriel Rockhill : Comment décririez-vous, de votre point de vue actuel, votre itinéraire intellectuel ? Quelles étaient vos premières questions de recherche et comment ont-elles évolué au fil du temps ?
Aymeric Monville : Le point de départ est toujours politique. Il y a un pouvoir. Il faut nommer ce pouvoir si l’on veut le combattre. Or, le vrai nom du pouvoir, celui que les hommes au pouvoir veulent cacher, renvoie bien sûr au mode de production, le capitalisme, mais aussi depuis quelques décennies à une stratégie particulière au sein du capitalisme, un double visage, très « main de fer dans un gant de velours » et que l’on peut appeler le « libéralisme libertaire ». Le terme a été inventé par Michel Clouscard au début des années 70, ajoutant que son essence consiste à être « permissif à l’égard du consommateur » mais plus que jamais « répressif à l’égard du producteur ». Ce terme est beaucoup plus dialectique et marxiste que « société de consommation », car tout le monde n’est pas un parfait consommateur, et il y a surtout ceux qui consomment le travail des autres. Aujourd’hui, le terme « libéral libertaire » est largement repris par les gouvernants, le président Macron lui-même par exemple, rendant hommage à l’un des leaders étudiants de mai 68, Daniel Cohn-Bendit, qui s’est ensuite décrit comme un « libéral libertaire » pour justifier son évolution d’anarchiste à député du parti écologiste pro-européen. Macron a fait référence à sa vision positive de 68 et du libéralisme libertaire comme lien avec plus d’un demi-siècle d’histoire. Bien sûr, le fascisme monte, et le parti d’extrême droite risque d’arriver au pouvoir en France, comme dans beaucoup de pays européens, et cela n’a rien de libertaire, mais Clouscard aussi avait vu, dans son livre Néo-fascisme et idéologie du désir, cette issue probable à la social-démocratie libérale libertaire. Car il avait bien compris que le libéralisme libertaire produit un système comportemental pré-fasciste, libéré de la morale collective, qui ne peut que conduire, à terme, au fascisme. En 1998, trente ans après 1968, il écrivait, par exemple :
« Le néo-fascisme sera l’expression ultime du social-libéralisme libertaire, de l’ensemble issu de Mai 68. Sa spécificité réside dans cette formule : tout est permis, mais rien n’est possible. À la permissivité de l’abondance, de la croissance et des nouveaux modèles de consommation succède l’interdiction de la crise, de la pénurie et de l’appauvrissement absolu. Ces deux composantes historiques se confondent dans les esprits, créant les conditions subjectives du néo-fascisme. De Cohn-Bendit à Le Pen, la boucle est bouclée : l’heure est aux frustrés revanchards ».
J’ajouterais également qu’il a développé une éthique de production qui peut servir de résistance à ce processus en cours.
Quand j’avais vingt ans, la génération des soixante-huitards eux-mêmes, et pas seulement les libéraux libertaires nés plus tard comme Macron, étaient au pouvoir, et avec toutes ses ambiguïtés et ses reniements, la gauche avait pris un visage hideux, celui de la trahison, même si, comme je l’ai compris plus tard, tout ne s’explique pas par une simple trahison ou un retournement, puisqu’il y a une ambiguïté fondamentale, un anticommunisme, un antipopulisme, dès l’origine. Aujourd’hui, comme prévu, cette gauche n’a apporté que désespoir et fascisation. En vingt-cinq ans, j’ai assisté à la droitisation complète de mon pays, mais je considère que cette dernière phase s’inscrit dans un processus que Clouscard a parfaitement compris dès le début des années 1970.
Je ne vais donc pas m’attarder sur mon cas, j’ai eu la chance, pour faire court, d’être en relation avec le monde intellectuel avant cette catastrophe. Pendant sept ans, j’ai été rédacteur en chef adjoint de la revue théorique du PCF, La Pensée, même si j’ai toujours eu de grandes divergences avec ce qu’est devenu le PCF et avec l’abandon du léninisme par le parti. Avec quelques camarades, j’ai pu fonder une maison d’édition indépendante qui a publié aujourd’hui 250 livres. J’ai eu la chance de vivre à Paris, qui reste un centre intellectuel majeur, avec une véritable effervescence intellectuelle. En fait, j’ai été marqué par trois choses : le marxisme, les livres et la France, trois réalités que l’on veut assigner au vingtième siècle et que l’on voit mourir au vingt-et-unième. J’ai pu m’attacher à une contre-avant-garde, en parlant philosophie jour et nuit (et je pense que c’est une activité qui consiste à parler beaucoup), notamment avec Michel Clouscard et Dominique Pagani (le grand ami de Clouscard, à qui est dédié Le capitalisme de la séduction). Et nous concevons cette maison d’édition comme une contre-université, c’est-à-dire une méthodologie universitaire sérieuse, des gens pour la plupart formés à ces normes, mais une volonté de s’affranchir complètement des tabous qui entravent la réflexion.
L’un des premiers livres que nous avons réédités, parce qu’il était délibérément devenu introuvable, est La Destruction de la raison de Georg Lukacs, qui m’a profondément impressionné. C’est un livre qui s’oppose directement à la tradition philosophique allemande anti-rationaliste, en particulier anti-hégélienne. J’ai été heureux de voir, dans un article récent de John Bellamy Foster dans le Monthly Review contre une partie de la « French Theory », qu’il remontait lui aussi aux racines de l’irrationalisme allemand avec ce livre afin d’expliquer ce qui s’est passé en France après la guerre et jusqu’à aujourd’hui.
Avec Lucien Goldmann, Lukacs était le penseur dont Michel Clouscard se réclamait le plus. Par la suite, en lisant d’autres penseurs, je me suis rendu compte que cette période était fondamentale, mais qu’il fallait aussi approfondir l’épistémologie marxiste, sortir du marxisme occidental. Georges Gastaud en particulier m’a aidé dans ce sens. C’est d’ailleurs un processus d’assimilation en cours. Concrètement, Lucien Goldmann pensait qu’il suffisait de penser en termes de « structuralisme génétique » pour surmonter les apories du structuralisme. Bourdieu a repris cette idée, sans en citer la source. De toute façon, cela fait un peu bricolage. Avec Lukacs, nous avons la chance d’avoir une ontologie de l’être social, pour faire reculer la vision libérale du monde, y compris dans le domaine de l’anthropologie. Mais je pense qu’il faut remonter jusqu’à l’ontologie marxiste, c’est-à-dire la dialectique de la nature.
Parallèlement, j’ai publié de nombreux ouvrages anti-impérialistes et historiques. Puisque l’histoire du communisme a été écrite par les vainqueurs de la soi-disant « fin de l’histoire », j’ai pensé qu’il serait bon d’écrire un livre résumant la recherche historique qui, basée sur les archives soviétiques, a changé notre relation avec l’URSS au cours des trente dernières années. J’ai eu la bonne nouvelle d’apprendre que l’éditeur américain Iskra s’intéresse à cette publication et la publiera très prochainement.
En ce moment, je me bats aussi pour faire cesser la propagande anti-chinoise et empêcher la guerre contre la Chine. Je me rendrai d’ailleurs bientôt au Xinjiang pour observer objectivement ce qui s’y passe réellement.
GR : Qui est Michel Clouscard ? Pourquoi le considérez-vous comme un intellectuel français majeur, digne d’être étudié dans un livre ?
AM : Une chose m’a frappé : Badiou a écrit un « petit panthéon portatif » dans lequel il parle de ses héros philosophiques. Clouscard, bien que « penseur de gauche » des années 60 comme eux, s’est toujours opposé systématiquement à tous ces gens in extenso.
Il y avait peut-être chez lui un rejet de classe de la mondanité parisienne. Clouscard est né non loin des mines de Carmaux, dans le sud-ouest, la région rouge de Jean Jaurès. Il n’aurait pas dû avoir accès au savoir. Clouscard a gardé le référent PCF, même s’il n’en était pas membre, simplement parce qu’il voulait rester fidèle à ses origines ouvrières, à un parti de masse et de classe qui, à l’époque, était encore léniniste. Il avait quarante ans en 1968 et ne pensait pas que tout avait été inventé à cette époque. Bien que professeur de sociologie à la fin de sa vie (à l’époque, les marxistes étaient plus tolérés en sociologie qu’en philosophie), il n’a jamais adhéré à un certain monde, a toujours refusé de prendre l’accent parisien, par exemple, contrairement à Bourdieu qui, venant presque de la même région, avait tout fait pour s’intégrer.
Paris a été qualifiée de « capitale intellectuelle de la réaction », selon la formule trop peu réfléchie de Perry Anderson. C’était particulièrement vrai pour les « nouveaux philosophes » de la fin des années 70, de sorte que la remarque de Perry Anderson est plutôt banale de ce point de vue. Surtout si l’on tient compte, par exemple, de la promotion de cette « nouvelle philosophie » par le magazine Time, de la figure de Bernard-Henry Lévy au Livre noir du communisme, objet de propagande internationale mais écrit par des Français. Frances Stonor Saunder et vous-même, Gabriel Rockhill, avez écrit sur l’implication de la CIA dans la promotion de l’anticommunisme et de l’antimarxisme en France. Michael Scott Christofferson a écrit son ouvrage, que vous connaissez peut-être, Les intellectuels français contre la gauche : le moment antitotalitaire des années 1970. Pour Michel Clouscard, « la capitale intellectuelle de la réaction » est si vrai que cela commence en fait bien plus tôt.
Cela prendrait beaucoup de temps à expliquer, mais il n’est pas nécessaire d’être officiellement anti-marxiste pour vaincre le marxisme. Je m’explique. Si l’on pense à Althusser, le résultat de ses recherches est que dans son Marx, il n’y a plus de dialectique, plus d’aliénation, plus d’humanisme et, finalement, il n’y a plus de philosophie marxiste, qui doit être remplacée par ce qu’il appelle « le matérialisme de la rencontre » inspiré d’Épicure. Personnellement, j’appelle cela une liquidation. Alors, oui, Althusser était au PCF, mais il animait aussi un courant maoïste (je précise que je ne confonds pas la grande épopée chinoise avec ce qu’on a appelé le maoïsme parisien) dont le maigre bilan, il faut bien le dire, a été d’introduire l’antisoviétisme systématique dans la France de l’après-guerre. Et Althusser a commencé dans les années 60. Je ne conteste pas la sincérité de ses intentions ; sa biographie intellectuelle montre plus de confusion que de volonté politique claire, et je n’oublie pas qu’il a pu formuler des questions stimulantes au début des années 60. Mais, compte tenu du rôle important qu’il a joué sur la scène internationale, c’est franchement un désastre.
Il y a aussi Gilles Deleuze, qui a été mis à l’écart par les « nouveaux philosophes » en raison de ses positions pro-palestiniennes. Mais c’était vraiment injuste, de leur point de vue, c’est un accident de l’histoire de la pensée, car Deleuze avait joué un rôle notable dans la déshégélianisation et la démarxisation, dès les années 60. Je pense à son « Nietzsche et la philosophie » et à ce qu’il appelle la production de concepts non dialectiques. Je pense à sa philosophie vitaliste de l’immanence, qui doit beaucoup à Bergson. Et nous sommes bien avant sa rencontre avec Guattari, l’anti-Œdipe, les machines désirantes, etc. Il est vrai qu’il a radicalisé ses positions dans les années 70, mais tout cela avait été préparé bien avant, par l’antimarxisme.
Quant à Foucault, son anti-humanisme, la mort de l’homme, la réduction de l’épistémologie à la généalogie et l’interprétation infinie nietzschéenne, tout cela a commencé dans les années 60. Vous, Gabriel, avez publié un article sur un document de recherche récemment publié en 1985, intitulé « France : Défection des intellectuels de gauche« , qui souligne que Foucault, que ce rapport de la CIA qualifie de « penseur français le plus profond et le plus influent », est spécifiquement applaudi pour son éloge des intellectuels de la Nouvelle Droite, qui rappellent aux philosophes que « des conséquences ‘sanglantes' » ont « découlé de la théorie sociale rationaliste des Lumières du XVIIIe siècle et de l’ère révolutionnaire ». Foucault a peut-être fait partie d’une sorte d’apologie indirecte du capitalisme, comme Lukacs l’a si bien dit de Schopenhauer : Foucault a même été utilisé au sein du syndicat patronal français. Bien sûr, je ne fais pas dans la théorie du complot. Je ne personnalise pas le problème. Mais il est clair que ce qui se présente comme de l’anti-marxisme finit tôt ou tard par être utilisé politiquement.
C’est un peu comme l’utilisation par la CIA de l’art contemporain contre le marxisme. On connaît maintenant le Congrès pour la liberté de la culture, le rôle clé joué par Nikolaï Nabokov et Michael Josselson. Cet art abstrait n’était bien sûr pas sans valeur ; c’est sa systématisation qui était un acte politique, visant à détruire le marxisme et la conscience politique.
Je fais donc une distinction claire entre les contributions scientifiques et les conséquences politiques pratiques qui peuvent en être tirées. Par exemple, quelqu’un qui s’intéresse à la sémiotique, comme Roland Barthes, écrit un livre très marxiste intitulé Mythologies, et prend par la suite des positions anticommunistes évidentes, liées à son milieu social lors du tournant des années 70. Tout cela est trivial, mais là n’est pas la question. Ce qui est essentiel, c’est que l’antimarxiste utilise ses interprétations textuelles sans contexte, c’est-à-dire une connaissance objective et incontestable, une approche très raffinée du texte littéraire, mais de manière anti-historique. C’est bien plus l’usage politique qui peut en être fait que telle ou telle découverte ou concept en général qui pose problème.
Claude Lévi-Strauss présente à mon avis le même cadre. Tristes Tropiques, publié dans l’après-guerre, est l’ouvrage dans lequel il rend hommage au marxisme, en passant. Il s’intéresse ensuite aux peuples sans histoire, à ce qu’il appelle la « pensée sauvage », et propose une approche structuraliste des mythes dans Le Cru et le Cuit, et tout cela est assez objectif. Mais ensuite, Lévi-Strauss est utilisé pour attaquer le concept de « raison occidentale » jugée eurocentrique.
Sartre l’avait bien dit en affirmant que le structuralisme, celui des années 60, était le dernier rempart contre le marxisme. C’est très vrai, sauf qu’il a oublié de dire que l’existentialisme avait été l’ultime rempart de la plume. En tout cas, la France de l’après-guerre à mai 68 a tenté de séparer les sciences humaines entre la liberté inconditionnelle de Sartre et l’éléatisme des structures.
Ainsi, bien avant les années 70, les années 60 ont marqué un durcissement structuraliste qui a permis l’anti-marxisme. Je note, en revanche, que Ferdinand de Saussure, le père du structuralisme au début du XXe siècle, prenait grand soin, en linguistique, de distinguer entre synchronie et diachronie, et laissait donc aussi une large place à l’histoire. Mais Saussure n’avait pas à lutter contre le marxisme. C’est là la grande différence.
Comme l’a dit le grand historien marxiste Pierre Vilar, « la force de Marx est de traiter les problèmes non pas sous tous leurs aspects, mais par tous leurs aspects ». En revanche, l’objectif de ce phénomène idéologique était de réduire le plus possible le nombre de ces aspects, niant ainsi l’unité du tout social et historique. Il en résulte une sociologie et une économie qui font l’impasse sur l’histoire, et une histoire positiviste qui se concentre sur les faits, sans proposer d’interprétation. Soit nous opposons la structure à l’engagement dans l’histoire. Soit on accepte l’histoire, mais en dehors des structures. Les tremblements de l’existentialisme d’une part, la froide impavidité du structuralisme d’autre part.
Ce partage des rôles est l’organisation de la transformation de la révolution en révolte. Pouvoir et révolte : cela évite le problème de la dialectique, et donc de la révolution. Ce sont les limites de l’époque : il y a un pouvoir qu’on ne veut pas prendre, et on cherche à se faire reconnaître comme oppositionnel. Le résultat, c’est Mai 68, où la prise du Palais d’Hiver est remplacée par la prise du pouvoir au théâtre de l’Odéon. Le grand économiste franco-égyptien Samir Amin, qui était présent à l’époque, m’a raconté que la foule parlait de prendre l’Élysée, mais qu’elle s’est contentée de prendre un théâtre, parce que c’était un spectacle et seulement un spectacle.
Je ne pense donc pas qu’il y ait eu une magnifique floraison en mai 68 puis une réaction. Je pense qu’il y a eu une désintégration du marxisme depuis l’après-guerre, ce qui explique certaines impasses de Mai 68. A ma connaissance, Clouscard est le seul à avoir réussi à résoudre cela en termes d’histoire des idées.
GR : Qu’est-ce que le néo-capitalisme selon Clouscard ? Comment s’articule-t-il avec son importante conceptualisation du libéralisme libertaire ?
AM : Je voudrais qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur le fait que je ne crois pas au néolibéralisme, qui devrait être mauvais par rapport à l’ancien libéralisme. Nous en sommes encore au stade que Lénine appelait l’impérialisme. Mais après le plan Marshall, en France en tout cas, mais dans tout le monde occidental, un mode de vie, une façon de vivre, s’est mise en place qui a succédé à l’économie de pénurie. Ce système est dynamique et ne peut que conduire à la désillusion. Au pré-fascisme comportemental.
Je discutais avec un psychanalyste franco-américain, qui a traduit le livre, influencé par Michel Clouscard, et il me disait que le problème aujourd’hui dans la clinique, ce ne sont plus les tabous classiques – il y a maintenant des champions de l’introspection. Non, le problème est de se mettre au travail, et c’est là que les gens se bloquent. Le tabou n’est pas l’incapacité à produire les machines du désir à la Deleuze. Le tabou, c’est ce que le libéralisme libertaire veut cacher : la production.
En réalité, ces personnes, comme Deleuze luttant contre de Gaulle, avaient l’impression de lutter contre le maréchal Pétain. En fait, ils luttaient contre le capitalisme tel qu’il avait pris forme dans la génération précédente. Ils n’ont pas vu qu’en favorisant les tendances narcissiques, ils préparaient inconsciemment la résurrection du fascisme sous une autre forme.
GR : Le récit de Clouscard sur les événements de Mai 68 diffère de manière significative de l’historiographie bourgeoise dominante, ainsi que des récits anarchistes et libéraux radicaux. Pourriez-vous expliquer brièvement comment il a compris 68 et son rôle dans l’histoire de la France ?
AM : Dans l’imaginaire collectif d’aujourd’hui, l’expression « Mai 68 » présente une profonde disjonction entre le signe et le sens.
Oui, le bilan de Mai 68 est globalement positif, dans le sens où les accords de Grenelle ont été signés (augmentation de 35 % du SMIC et de 10 % des autres salaires, création de sections syndicales d’entreprise dans les entreprises), même si le syndicat CGT n’a pas voulu les signer formellement, espérant davantage par la suite.
Elle est indifférente dans la mesure où, si une révolution des mœurs s’est produite à cette époque en France, elle s’est produite partout en Occident sans bouleversement particulier. Nous avons eu une illusion de liberté typique, bien décrite par Spinoza.
Elle est amère dans la mesure où, fondamentalement, elle entérine le recul des deux forces majeures de la Résistance française face à l’occupation nazie, les gaullistes et les communistes, et, en définitive, un recul de la souveraineté française. Le gaullisme, bien que de droite, était fondé sur l’indépendance stratégique de la France. Le Parti communiste a empêché l’écrasement de la classe ouvrière, la désindustrialisation et la garantie de la sécurité sociale (qui, à l’exception du secteur pharmaceutique, est quasi-socialiste dans notre pays).
Clouscard montre que les avancées décisives des accords de Grenelle vont faire l’objet d’une reconquête acharnée de la part du capital, une contre-révolution économique et sociale, bien sûr, dans laquelle le courant gauchiste de la « pensée 68 » joue un rôle aussi décisif que celui du patronat. La dimension culturaliste s’est alors imposée comme un obstacle au social, alors qu’elle aurait dû en être le complément bienvenu.
GR : Clouscard développe, comme vous l’affirmez, une théorie marxiste du consumérisme. Cette théorie est assez différente de certaines des théories marxistes occidentales de la société de consommation, parce qu’elle fait la distinction entre les différentes couches sociales et qu’elle est particulièrement attentive à certaines dynamiques impériales, comme le plan Marshall des États-Unis. Pourriez-vous expliquer les principales caractéristiques de sa conceptualisation du consumérisme ?
AM : Clouscard n’est pas un critique de la « société de consommation », comme je l’ai dit au début. Il pense même que cela faisait partie des clichés de l’époque, auxquels il opposait justement le « libéralisme libertaire ». Il était trop proche des gens pour savoir que, non, on ne passe pas sa vie à consommer. Dans son livre Néofascisme et idéologie du désir, publié au début des années 70, il a bien montré que les prolétaires avaient accès à des « biens d’équipement » comme les voitures et les machines à laver. La voiture peut être utilisée pour les loisirs, mais fondamentalement, elle est là pour aller travailler, elle fait donc partie du processus d’extorsion de la plus-value. La machine à laver devient une nécessité pour le travail de masse des femmes, par exemple. On peut dire la même chose des téléphones portables d’aujourd’hui. Il vous permet d’appeler vos amis, mais votre patron peut vous appeler en dehors des heures de travail.
Paradoxalement, les nouvelles couches moyennes ne sont plus en mesure de posséder leurs propres moyens de production, mais entrent dans le salariat généralisé. Cette dépossession est compensée par l’accès à une consommation que Clouscard qualifie justement de « libidinale, ludique, marginale ». Ce nouveau mode de vie crée l’illusion d’un détachement des possibilités de consommation.
À l’époque, Clouscard s’oppose fermement à Herbert Marcuse, qui soutenait, en substance, que la classe ouvrière s’est vendue au capitalisme pour un plat de lentilles et n’était plus le sujet du processus révolutionnaire. Clouscard a montré non seulement que la classe ouvrière était simplement intégrée aux biens d’équipement, mais aussi que les nouvelles classes moyennes et leurs modes de vie, aussi révolutionnaires soient-ils, ne pouvaient pas être les sujets du processus révolutionnaire.
La contradiction fondamentale, que la fonction idéologique de Marcuse était de dissimuler, est la suivante : comment un mode de vie autoproclamé révolutionnaire peut-il se proposer indépendamment des conditions matérielles et des exigences de la production ? La « bonne libido » libératrice prônée par Marcuse pour en finir avec l’unidimensionnalité n’est-elle pas au contraire la sanctification d’un mode de vie déjà présent : celui des parvenus du nouveau système de profit, en l’occurrence les nouvelles classes moyennes des trente glorieuses ? Parce que, dans le contexte du plan Marshall, de la libération des nouveaux marchés du désir – le désir lui-même étant réduit au marché – il fallait créer une société à deux vitesses : socialement permissive pour le consommateur, socialement répressive pour le producteur. La survie du capitalisme implique cette schizophrénie. Marcuse a renforcé l’idéologie libérale par le discours libertaire qui lui manquait.
GR : Dans la tradition qui a été canonisée comme « théorie française », il y a une très forte présence des philosophies de Martin Heidegger et de Friedrich Nietzsche, qui sont souvent présentés comme des penseurs radicaux. Puisque vous avez écrit un livre important sur l’histoire du « nietzschéisme de gauche », pourriez-vous contextualiser le rôle de Nietzsche dans le travail de personnalités telles que Deleuze, Foucault, Derrida et d’autres de leur acabit ? Plus précisément, pourriez-vous parler de la tentative de réhabilitation de Nietzsche et de Heidegger dans l’après-guerre – deux penseurs dont les orientations politiques soulèvent plus d’une question – par rapport à des figures comme Marx et Lénine ?
AM : Vous avez raison, le nietzschéisme de gauche et le heideggerianisme de gauche font partie intégrante de la French Theory. C’est une façon de rester « de gauche » tout en s’éloignant résolument du marxisme. On s’appuie toujours sur le fait qu’on n’est pas jdanovien, qu’on distingue la pensée de l’homme. Le problème est qu’aucune philosophie n’est innocente, comme le disait Lukacs dans La Destruction de la raison, ou plutôt, si elle l’est, elle n’est pas à prendre au sérieux. Pour Nietzsche, il y a notamment des éléments indubitables malgré les palinodies : la seule critique sur laquelle il n’est jamais revenu, c’est celle du socialisme.
J’ai publié ce livre chez un éditeur belge et, en même temps, j’ai travaillé à la traduction de la littérature marxiste anti-Nietzsche. J’ai remarqué que le comportement des marxistes à l’égard de Nietzsche a oscillé entre le mépris, comme dans le cas de Wolfgang Harich, qui parle d’une philosophie peu éloignée de l’horoscope, ou, dans une moindre mesure, de Georg Lukacs, qui voit en lui un destructeur de la raison, et l’admiration combattante, comme dans le cas de Domenico Losurdo, dans son immense biographie intellectuelle, qui voit en lui le plus grand penseur réactionnaire. Mais Nietzsche était aussi un homme politique qui savait changer de stratégie, revendiquant les Lumières contre le christianisme dans « Le Gai Savoir », à condition de conserver le caractère antiplébéien de Voltaire, puis luttant contre les antisémites proches de Guillaume II, non pas parce qu’il était opposé à l’antisémitisme (après tout, Nietzsche était un ami de Wagner), mais parce qu’il était opposé à l’idée de sécurité sociale que Guillaume II, dans la lignée de Bismarck, avait également fait sienne.
Gianni Vattimo traduisait l’un peu désagréable Übermensh l’oltreuomo de Nietzsche : non pas le surhomme mais l’au-delà de l’homme, ce dont il est très fier, car il perd toute connotation raciale, mais aussi historique. Losurdo, en revanche, a montré que le surhomme vient de Lothrop Stoddart, et a donc tout fait pour remplacer Hitler comme disciple – hélas très doué – de la « suprématie blanche » anglo-saxonne. On voit bien qu’il y a un escamoteur, Gianni Vattimo, et un autre qui fait des liens dans l’histoire des idées. Il en va de même pour Jacques Derrida, qui consacre un brillant essai à l’aphorisme le plus anodin de Nietzsche : « J’ai perdu mon parapluie ». Certains partisans de cette gauchisation de Nietzsche ont longtemps argué que la sœur de Nietzsche l’avait fascisé contre son gré dans le livre qu’elle a tiré de ses œuvres : La Volonté de puissance. Si l’on regarde les détails, elle était elle-même effrayée par certaines formulations trop crues. Losurdo montre que la sœur a atténué par exemple l’antisémitisme de son frère. Là où Nietzsche parle clairement d’antisémitisme, elle parle d’antisocratisme, qui était un nom de code dans les cercles wagnériens.
Aujourd’hui, ce n’est plus à la mode parce qu’il n’y a plus besoin d’être « de gauche ». D’une certaine manière, le nietzschéisme de gauche s’est éteint à la même époque, mais je ne pense guère que mon petit livre y était pour quelque chose.
L’heideggerisme de gauche est une bizarrerie française qui repose fondamentalement sur des manipulations de traduction. Jargon der Eigentlichkeit (jargon de l’authenticité), bien analysé par Adorno, restitue au contraire les mots dans leur contexte.
GR : Dans votre propre travail, vous avez étendu votre critique de la pensée française contemporaine, en vous appuyant sur le travail de personnalités comme Clouscard et Losurdo, à une coterie de penseurs vivants, dont certains – comme Badiou et Zizek – sont présentés comme des marxistes majeurs. Pourquoi avez-vous considéré qu’il était important d’évaluer leur travail de manière critique, en le distinguant clairement de la recherche et de l’activisme marxistes réels ?
AM : Je crois que la différence majeure entre « nous » et « eux » est notre rejet de la « belle âme » dans la tradition de Hegel. Hegel n’est pas la bête noire de la French Theory pour rien. C’est le fait que nous entendons partir de l’existant, opérer une « Versöhnung mit der Wirklichkeit », une réconciliation avec la réalité, que l’on peut aussi traduire par une réaffiliation avec l’effectivité. Losurdo avait le même point de départ, mais dans le monde anglophone, on en a une expression biaisée, parce qu’on a refusé de traduire cette partie de sa pensée, en particulier tous les livres dans lesquels il parlait du socialisme réellement existant. Ils n’ont rien voulu savoir de l’expérience du mouvement ouvrier international, de ce que Domenico Losurdo a appelé « le processus d’apprentissage » du communisme. Ou de ce que Georges Gastaud appelle le « primo-socialisme », qui est appelé à être dépassé par le socialisme de demain. Il ne s’agit en aucun cas d’une apologie acritique. C’est simplement le fait qu’il faut partir des conditions concrètes de production de l’existence humaine.
En revanche, la French Theory a créé une sorte de marxisme sans empirisme, un « communisme du XXIe siècle » qui ne connaît rien du XXe siècle et qui, comme le chiffonnier de Baudelaire, « s’enivre des splendeurs de sa propre vertu ». Une fois de plus, c’est dans le « camp marxiste » que l’on peut s’interroger sur les symptômes de la « destruction de la raison ». En effet, on croit aujourd’hui qu’il suffit de passer du dogmatisme stalinien au scepticisme social-démocrate, de l’absurde prétention à l’absurde scepticisme, en faisant appel à ce soi-disant pluralisme qui laisse en fait aussi peu de choix que les pires dérives opposées. A cet égard, je note l’émergence d’un goût pour l’aléatoire, le matérialisme de la rencontre à la Althusser.
Badiou est là pour présenter l’hypothèse communiste, c’est-à-dire un communisme hypothétique, pour Zizek il s’agit d’une « idée » et d’un « désir ». Et bien sûr, Badiou appelle les gilets jaunes des « poujadistes », du nom de ce mouvement d’extrême droite des petits producteurs français dans les années 1950.
Badiou voudrait être sûr que tous les gilets jaunes sont bien marxistes, ou plutôt qu’ils sont bien badiousiens. Lénine disait que celui qui attend une révolution pure ne la verra jamais. Au fond, ce maoïsme français, dont Badiou est le symbole nostalgique, n’a pas grand-chose à voir avec la Longue Marche chinoise. C’est un moment de l’esprit anarchiste français, qui correspond bien à l’immaturité politique de certaines couches sociales. Et une foucade de la bourgeoisie, comme la philosophie de Bergson ou les ballets russes. Et, de surcroît, une incapacité à comprendre les efforts de la Chine d’aujourd’hui pour sortir d’un encerclement centenaire. Sur le plan philosophique, Badiou approfondit l’aspect subjectiviste de ce partage des rôles dont nous avons parlé. Badiou n’est pas là pour attaquer l’Union européenne, les problèmes de délégation de souveraineté politique, qui sont importants. Zizek est là pour dire qu’on ne peut pas être de gauche si on ne soutient pas militairement l’Ukraine. Ou pour dire qu’il y a une porosité entre Poutine et la culture russe, ce qui valide le narratif de l’extrême-droite ukrainienne. Je ne dis pas que tout son travail va dans ce sens, mais sa notoriété est impossible sans cela.
Mais, et vous savez que ce n’est pas de la flagornerie car votre article est vraiment très complet, vous avez dit des choses décisives sur Zizek dans « Capitalism’s Court Jester : Slavoj Zizek » (Le bouffon du capitalisme : Slavoj Zizek)
GR : Vous êtes le directeur de ce qui est sans doute la plus importante maison d’édition en France, et vous avez donc un sens aigu des développements contemporains de la théorie francophone qui ne sont pas liés aux paramètres de la théorie française. Quels sont, à votre avis, les débats et les préoccupations thématiques les plus importants dans les segments les plus intéressants de la production intellectuelle francophone ? Quels sont les auteurs clés que vous recommanderiez et que vous aimeriez voir traduits en anglais (s’ils ne le sont pas déjà) ?
AM : Je commencerai par Guillaume Suing, qui est sur le point d’être publié par Iskra. C’est un historien français de la biologie qui a étudié, entre autres, l’affaire Lyssenko. Il montre que Lyssenko avait bien sûr tort de qualifier la génétique de science bourgeoise, et d’ailleurs le mot « science bourgeoise » est également erroné, mais il explique qu’avec le développement de l’épigénétique, il y a une nouvelle place – surprenante d’une certaine manière, mais la science n’avance pas de façon linéaire – pour la théorie de l’hérédité des caractères acquis. La question est de savoir s’il existe une philosophie marxiste – le matérialisme dialectique et historique – qui s’applique également à la nature. C’était le point de vue d’Engels (et de Marx, qui n’a pas critiqué son travail) et de Lénine. Mais depuis cette regrettable affaire, ce terrain a été abandonné, faisant du marxisme une simple science humaine.
Georges Gastaud a publié sur ce sujet un magnum opus philosophique en cinq gros volumes, mais cette année nous allons publier une dialectique de la nature, qui est peut-être plus facile à traduire. Il s’agit d’un pas fondamental pour sortir du « marxisme occidental » et redonner au marxisme la place qui lui revient en tant que fondement ontologique de la réflexion philosophique.
L’historienne Annie Lacroix-Riz est fondamentale pour comprendre la trahison des élites françaises dans les années 1930.
Dominique Pagani, grand ami de Michel Clouscard, est un philosophe oral, à la Socrate, mais un livre écrit par ses élèves a été publié. C’est une excellente introduction à la philosophie.
J’espère qu’aucun Français ne m’écoute, car nous avons publié 250 livres, et c’est à ceux-là que je pense en premier. Heureusement, dans les milieux communistes français, l’anglais, la langue de l’impérialisme, n’est pas très répandu.