Réflexions suites au numéro spécial de Pour la science (décembre 2016) consacré à la Mécanique quantique.
Par Georges Gastaud 27 décembre 2016
Georges Gastaud est professeur de philosophie auteur notamment de Lumières Communes traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique
Pendant plus d’un demi-siècle, parler d’ontologie matérialiste, et plus encore d’ontologie dia-matérialiste, c’était proférer un gros mot, ou pis : un oxymore. Dans le champ du marxisme, le dogmatisme bien réel des années cinquante s’était brutalement inversé en révisionnisme philosophico-politique, pour ne pas dire en auto-flagellation théorique ; les néo-marxistes et autres ex-communistes repentis rivalisaient alors pour expliquer qu’ « il n’y a pas de philosophie marxiste », que s’il y en a une, ce n’est pas le matérialisme dialectique – cette invention diabolique de l’époque stalinienne (sic) –, que si l’on peut à la rigueur parler de dialectique matérialiste, il faut la couper totalement de la logique hégélienne et la cantonner strictement à l’homme, à sa « praxis » et à son histoire : et surtout, il ne faut pas l’appliquer à la nature, à l’être, à la matière – qui, comme l’a jadis prêché Sartre[1], ne saurait souffrir la contradiction. Et si à la rigueur on peut parler de dialectique(s) de la nature, ce ne peut être qu’au pluriel, sans chercher à se représenter la nature, ses ressorts profonds et les grandes étapes de son devenir d’une manière un tant soit peu globale : après tout, ne sommes-nous pas sortis définitivement du « temps des grands récits »[2] ? D’ailleurs, la théorie matérialiste de la connaissance, qui voit en celle-ci un reflet construit, évolutif et approximatif du réel, ne saurait être que « précritique », donc primitive et « naïve » … ; quant à la vérité, c’est une vérité objective autant qu’absolue qu’elle n’est qu’une construction plus ou moins subjective, « heuristique » ou « conventionnelle »…
Vers la fin dans la philosophie des sciences du refrain anti ontologique, antimatérialiste et antidialectique
Dans le champ de la philosophie des sciences, le même refrain anti-« ontologique », antimatérialiste et antidialectique a dominé le demi-siècle écoulé : étroitement liés à l’hégémonie mondiale du modèle néolibéral anglo-saxon, de ses idéologies dominantes, de sa langue et de ses codes idéologiques envahissants, le néopositivisme, l’empirisme logique, le relativisme et le pragmatisme prédominants nous ont longtemps expliqué qu’il est vain de chercher à connaître le réel et à le comprendre, qu’on peut seulement le décrire, le « formaliser » pour le rendre quelque peu prévisible, donc techniquement maniable (et financièrement juteux ?). Cette approche agnosticiste[3] de la science séduit les classes dominantes qui veulent bien financer la recherche pour améliorer les technologies militairement ou commercialement porteuses, mais qui refusent catégoriquement aux scientifiques le droit de dire quoi que ce soit de philosophiquement fort sur le contenu même du réel, de la nature, de l’histoire ou de l’« esprit » : le discours sur l’être et sur le sens qu’il peut éventuellement se donner lui-même, en un mot, l’ontologie[4], est en effet réservé, soit aux bonnes vieilles religions – qui ont fait mille fois leurs preuves au service des dominants –, soit aux ontologies irrationalistes issues de Martin Heidegger. Lesquelles nous expliquent surabondamment que « l’être est sans pourquoi », que la causalité – généralement réduite au déterminisme laplacien – n’est qu’illusion, qu’il est vain de vouloir comprendre, que le dernier mot de la science n’est donc plus à la « philosophie des Lumières » porteuse de révolutions et de progressisme partagé, mais à une nouvelle Métaphysique des ténèbres amatrice de « mystère », de « réel voilé », d’ « indéterminisme absolu », de « frontières infranchissables de la connaissance », et de tous les tabous cognitifs qui préservent le pré-carré des modernes vendeurs de potions magiques… Très souvent, c’est la référence à la Mécanique quantique qui joue alors le rôle de l’argument-massue de l’agnosticisme : en effet, si ce domaine particulièrement prestigieux et « abstrus » de la science nous indique formellement (comme semble le dire l’intouchable « Interprétation de Copenhague » chère à Nils Bohr) que l’on ne peut pas connaître le monde tel qu’il est, seulement dire ce que nous indiquent les mesures que nous relevons au temps t, bref si le dernier mot de la physique est l’ « indétermination » du monde et l’ « irréalité » de nos conceptions, voire l’inexistence du réel lui-même ( ???), alors l’idéologie religieuse atteint le nirvana bouddhiste : la science elle-même valide le caractère mystérieux et définitivement obscur de l’être. Et même si, bien évidemment, le grand Nils Bohr n’a pas exactement voulu dire cela dans ses polémiques contre Einstein, même s’il s’avère qu’il a eu expérimentalement raison contre le rationalisme/réalisme quelque peu rigide et étriqué du père de la Relativité, la réaction idéologique ne demande pas son reste et elle se hâte aussitôt de faire flèche du « principe d’incertitude » pour attaquer le rationalisme (le monde est intelligible même si nous ne le comprenons que peu à peu), le réalisme (le réel et ses propriétés existent par eux-mêmes indépendamment de nos concepts et observations), le matérialisme (la matière a l’insolence d’exister et de s’auto-organiser bien avant que l’esprit, qui est le reflet mental du réel, n’accède à l’existence), et en définitive le progressisme : car alors, l’homme ne peut pas rationnellement fonder son action sur la nature et la société. Dans ces conditions, l’homme moderne est invité, soit à renoncer à toute idée de sens rationnellement fondé (nihilisme), soit à s’abandonner à la pensée magique (créationnisme) et aux vaticinations religieuses immémoriales sur la « signification transcendante » du réel, de la nature, de l’histoire et de la vie…
Or de premiers indices concordants montrent que nous sommes peut-être en train de sortir de ce double refoulement de l’ontologie matérialiste : refoulement de la portée ontologique de la philosophie marxiste, mais aussi refoulement de l’ontologie matérialiste, voire de l’ontologie dia-matérialiste dessinée par les sciences. Pour ce qui est de la philosophie marxiste, diverses manifestations récentes témoignent d’un début de retournement de tendance: publication du numéro spécial Matérialisme dialectique d’Etincelles, la revue culturelle du PRCF qui, fidèle à la tradition marxiste, s’efforce de fonder son action politique sur une recherche théorique exigeante. Dans ce numéro figure une étude philologique et philosophique du grand connaisseur de Marx qu’est le Portugais José Barata-Moura sur la portée ontologique du marxisme, deux articles de Georges Gastaud sur le matérialisme dialectique et sur les aspects dialectiques de la physique contemporaine, plus un passionnant entretien avec le biologiste Guillaume Suing sur la dialectique de l’inné et de l’acquis dans la théorie darwinienne de l’évolution. Ce même scientifique vient d’ailleurs de publier chez Delga un livre remarquable[5]. En France même, le professeur Jean Salem a reçu Guillaume Suing dans le cadre du séminaire sur Marx qu’il organise en Sorbonne et dans le cadre duquel Georges Gastaud a pu y présenter son livre récent Lumières communes, traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique ; son premier tome souligne la signification ontologique du matérialisme dialectique, le second tome montre la subtilité de la théorie marxiste de la connaissance (laquelle est à la fois réaliste, constructiviste et critique), son tome III suit à la piste les dialectiques objectives dans les sciences cosmo-physiques et en biologie et dont le tome IV établit que le matérialisme historique et l’étude marxienne de la « praxis » sont indissociables d’une dialectique de la nature. En outre des colloques traitant diversement de la dialectique matérialiste ont été organisés ces derniers temps en parallèle par la Fédération Nationale de la Libre Pensée (Colloque d’Orsay sur l’œuvre du philosophe allemand Havemann et sur son apport au matérialisme dialectique), par la Fondation Gabriel Péri (autour de l’œuvre très importante et si lamentablement sous-estimée par l’Université de Lucien Sève) : l’un des exposés annoncés y traitait même de la « dialecticité générale » des sciences de la nature. Chez Delga était paru il y a déjà quelques années le livre de Lilian Truchon Lénine épistémologue. Il y est fait justice du reproche de « simplisme » généralement adressé à Lénine par ceux qui n’ont pas lu Matérialisme et empiriocriticisme en le rapportant, comme il se doit, à l’état des connaissances disponibles en 1908. Dans ce traité, dont l’agnosticisme « physique » était déjà la cible principale, l’intellectuel de haute volée qu’était V.I. Oulianov, confrontait sans a priori le matérialisme dialectique issu d’Engels aux paradoxes de la nouvelle physique alors émergente. Et Lénine d’y rappeler le mot d’ordre épistémologique d’Engels : « à chaque découverte faisant époque, le matérialisme doit changer de forme ». Changer de forme, n’en déplaise à d’éventuels nostalgiques du dogmatisme, mais non d’orientation, n’en déplaise aux pullulants révisionnistes de toutes espèces…
Des réflexions sur les développements modernes de la mécanique quantique pour une ontologie de la matière
Dans le champ des sciences dures et de ce que l’on nomme trop restrictivement l’épistémologie, il faut signaler entre autres indices le numéro spécial que la revue Pour la science parue en décembre 2016 consacre à la physique quantique. Fini le temps où des physiciens tétanisés par la sacro-sainte « Interprétation de Copenhague » ressassaient à plaisir le paradoxe agnostique selon lequel, « si on croit comprendre la Mécanique quantique, c’est qu’on ne la comprend pas »… Tout au contraire, ce passionnant numéro de P.L.S. se risque consciemment et sur la base de recherches de pointe dans le champ nécessairement polémique d’une ontologie de la matière ; et ils le font, de manière générale, en se réclamant de manière tantôt directe, tantôt indirecte d’une forme de réalisme critique.
On le mesurera mieux si l’on se réfère à…
Le Noyau entre liquide et cristal [Khan & Ebran]
Intitulé Le noyau entre liquide et cristal, l’article de Khan (Université Paris-Sud) et Ebran (C.E.A., Arpajon) sur les noyaux atomiques et sur leurs configurations. D’abord nous apprenons, contre l’orthodoxie « phénoménotechnique » promue par Gaston Bachelard (lequel nous expliquait qu’au fond, l’atome, l’électron, etc. sont moins des réalités empiriques que des constructions technico-intellectuelles) que l’on peut désormais « voir » certains noyaux[6] et qu’il est possible de répertorier leurs formes, voire de les classer dynamiquement en saisissant les lois de leurs évolutions et en dressant le tableau de leurs configurations réelles ou possibles. Mieux, on peut saisir – au second degré si l’on ose dire – l’interaction entre les particules – protons, neutrons, etc. – et les interactions proprement dite qui dilate ces particules, qui les déforment, voire les délocalisent. Impossible d’en rester à l’idée de particules indépendantes des interactions, c’est-à-dire d’une matière existant en dehors de l’interaction et du mouvement général. Dans ce cas, il faut rappeler le mot d’Engels :
« le mouvement est tout aussi impensable sans la matière que la matière n’est pensable sans le mouvement ».
Impossible aussi de séparer étanchement le plein du vide, comme y incite le vieux mode de pensée métaphysique, puisque certains noyaux… sont vides ! Et qu’à l’inverse, dans les étoiles à neutrons, les noyaux comprimés par la gravitation tendent à ne plus former qu’une sorte d’atome géant [7]…
Signalons aussi dans cet article un très intéressant développement sur la manière dont se forme le carbone au cœur des étoiles dans le cadre de ce qu’on appelle la « nucléosynthèse secondaire » et par le jeu contradictoire de l’effondrement gravitationnel de l’étoile (pressée par sa propre masse) et de la « pression de radiation ». A lire de près par tous ceux qui auraient tendance à fantasmer sur l’interprétation finaliste du « principe anthropique » et qui croiraient y voir la preuve que l’univers a été formaté (par Dieu, bien entendu) « pour » permettre l’apparition des dérivés du carbone indispensables à la vie…
« Libérons le chat de Schrödinger ! » Entretien avec Alexia Auffèves
Dans l’entretien de la rédaction avec la jeune physicienne Alexia Auffèves[8], le propos est encore plus directement philosophique et ontologique. Comme le dit A. Auffèves, il s’agit de « reconstruire une notion de réalité qui, finalement, réhabilite Bohr en en faisant un réaliste ». La démarche est explicitement dialectique puisque A. Auffèves déclare :
« … le réalisme et l’antiréalisme sont un peu comme la thèse et l’antithèse d’une dissertation de philosophie. Nous proposons une synthèse où le reproche fait à Bohr de ne s’occuper que des résultats de l’expérience sans creuser la nature de la réalité, est infondé ».
Ce qui n’empêche nullement A. Auffèves de rester au plus près du terrain expérimental. Car on n’a nul besoin de déserter l’ontologie pour comprendre la Mécanique quantique ; en particulier, le fonctionnement aléatoire et probabiliste des particules ne résulte pas d’un mystérieux retrait du réel : elle témoigne plutôt d’une donnée ontologique cardinale : le caractère quantifié, discontinu, des phénomènes microphysiques : en effet, écrit l’auteure,
« … l’aspect aléatoire qui surgit quand je change le contexte expérimental est vraiment dû au postulat de quantification. C’est extrêmement satisfaisant de voir qu’une des caractéristiques essentielles de la Mécanique quantique – son aspect aléatoire – résulte d’une quantification. En d’autres termes, on remet la quantification. En d’autres termes, on remet la quantification au cœur de la mécanique quantique ».
Répétons que la démarche décrite par Alexia Auffèves n’a rien de spéculatif : il s’agit moins d’opposer une interprétation philosophique de la mécanique quantique à une autre que de montrer comment l’approche ontologique défendue par ces auteurs,
- est inséparable d’une démarche critique; en effet l’approche de l’objet (c’est-à-dire du « système » quantique étudié) doit toujours l’être, non pas in abstracto, mais dans ses liens avec ses « modalités » et avec son « contexte » propre (c’est l’approche dite « C.S.M. », contexte, système, modalités) ; si l’on prend en compte à la fois « le système étudié (le photon) et le contexte expérimental (l’analyseur)», on peut alors transformer la « carte » résultant des observations en « état », en réalité ontologique. Ce qui revient à dire fort dialectiquement que l’intégration des conditions physiques de l’analyse ne nous éloigne pas d’une ontologie de l’objet. Au contraire, elle nous en rapproche en la complexifiant puisque…
« … en mécanique quantique, l’état d’un système ne dépend pas que du système lui-même, mais aussi du contexte » ; si bien que la « modalité » est la « variabilité d’état qui provient du rapport système/contexte ».
Elle est d’ailleurs reproductible et objective en tant que telle puisque…
« … ces modalités sont des réponses certaines, prédictibles et répétées à des questions posées dans un contexte donné. Ce premier postulat est en fait, ajoute Alexia Auffèves, une reformulation des idées de Bohr en termes ontologiques ». - pour autant, on ne revient pas à l’idée d’un Observateur tout-puissant, qui confèrerait souverainement à l’objet étudié ses « observables » ; au contraire, l’interaction entre l’observateur et l’objet observé, plus exactement, entre le système observé et les opérations physiques effectuées par l’observateur pour fixer ses observables, doit se concevoir elle-même à partir du système objectif C.S.M.… Bref, si un peu de réalisme éloigne du criticisme scientifique, beaucoup de réalisme éloigne de l’idéalisme naïf; ce qui permet à Sa Majesté l’Observateur des épistémologues agnostiques (il s’agit en fait, non pas de l’Esprit du tout-puissant physicien jouant à Harry Potter, mais de l’appareil de mesure et de ses interactions non moins physiques que les systèmes soumis à observation !) de se situer lui-même, « ontologiquement » en quelque sorte, comme un élément objectif, interagissant physiquement avec la réalité quantique observée. Autrement dit, le criticisme bien compris – l’intégration à la réflexion scientifique des conditions de la mesure – n’éloigne pas du réalisme, il se consolide en s’inscrivant dans le réel qui, à son tour, est non pas nié, mais objectivement « contextualisé » et « modalisé ». D’ailleurs, précise Mme Auffèves,
« … pour un système donné, le nombre de modalités est fini. En termes de questions et de réponses, ce postulat de quantification signifie que, pour un petit système quantique, le nombre de réponses qu’il peut fournir quel que soit le contexte est fini et discret. Ce nombre est le même pour tous les contextes possibles et caractérise uniquement ce système ».
Pour finir, l’approche ontologique « CSM » libère de sa prison mortelle le fameux Chat de Schrödinger car…
« … il est raisonnable d’admettre qu’on puisse décider avec certitude, dans le monde usuel utilisé comme contexte, si le chat est mort ou vivant ». En résumé, « on peut certes écrire des formules mathématiques, mais ces formules sont dénuées de sens en l’absence d’un contexte où elles seraient des modalités ».
Nous nous permettrons d’ajouter ce commentaire : comme nous l’avons amplement montré dans notre récent Lumières communes, notamment dans le tome premier, il est logique, au moins dans une approche matérialiste de la théorie du connaître, que l’être « enveloppe », comme on disait au temps de Spinoza, le reflet de l’être et l’interaction de l’être avec ce reflet, et non pas l’inverse : car in fine, la connaissance de l’être dépend de l’être, alors qu’en dernière instance l’être ne dépend pas de la connaissance qu’on en a ou qu’on en a pas (quel physicien doute sérieusement que le monde des particules ne fonctionnait pas déjà de manière quantique avant les découvertes de Planck, Einstein, Schrödinger, Heisenberg et Louis de Broglie ?)…
S’affranchir des limites du quantique [Deutsch & Ekert]
Un autre article franchement rationaliste et réaliste, entièrement imprégné du désir vibrant de servir les Lumières et de rompre avec les philosophies « néfastes » (il s’agit surtout de l’agnosticisme néo-positiviste), est signé de deux chercheurs d’Oxford, David Deutsch (professeur de physique) et Artur Ekert (Institut des mathématiques)[9] sous le titre S’affranchir des limites du quantique. D’une manière tout-à-fait « prométhéenne », nos deux auteurs s’interrogent :
« … l’activité scientifique ne fait-elle que nous dévoiler l’impossibilité de dépasser notre horizon habituel, ou transcende-t-elle la bulle du familier pour révéler des horizons nouveaux ? Nous verrons qu’elle nous a amenés à franchir la barrière infranchissable que semblent constituer l’horizon quantique derrière lequel se trouve le monde microphysique ».
Et nos auteurs de dénoncer les mantras obscurantistes qui ont longtemps pollué l’enseignement de la mécanique quantique :
« … ‘la théorie est insondable et le monde aussi’, ‘ les choses sont comme cela sans raison ni explication’. Voilà le genre de phrases qu’on lisait dans les manuels de physique quantique et les textes de vulgarisation »[10].
En réalité, concluent de manière fort optimiste MM. Deutsch et Ekert,
« … nous sommes en train de découvrir de nouvelles façons d’exploiter la nature et de produire du savoir ».
Et par ex., s’agissant du « principe d’incertitude » si souvent exploité philosophiquement dans un sens obscurantiste, Deutsch et Ekert écrivent :
« … le principe d’incertitude n’exclut pas qu’une observable puisse être mesurée avec précision. Il affirme juste que toutes les observables d’un système physique ne sauraient être mesurées avec précision en même temps ».
Dès lors, pourfendant l’empirisme logique, l’instrumentalisme et le pragmatisme qui ont si longtemps phagocyté l’épistémologie anglo-saxonne, donc mondiale, ces deux chercheurs montrent d’abord qu’aucune donnée ontologique issue du matériau quantique n’interdit a priori la maîtrise technico-pratique des phénomènes microphysiques. Par ex., il n’y a pas lieu de trembler devant la si surprenante « intrication » (et ce qui en découle et qu’on nomme si mal téléportation quantique) ; si bien qu’il est en droit possible d’utiliser rationnellement l’intrication en conjurant le phénomène principalement macro-physique de la décohérence (l’enjeu est la production d’ordinateurs quantiques ultra-performants, ou encore la mise en place de communications télématiques ultrasécurisées) ; quant à la « superposition d’états », qui stupéfiait tant Schrödinger, elle peut devenir l’objet d’une fascinante « ruse de la raison » technico-dialectique qui oriente déjà les recherches sur les futurs ordinateurs quantiques. En effet,
« … le fait que les observables puissent prendre simultanément de multiples valeurs augmente beaucoup leur intérêt pratique »,
… au point que le souci majeur des chercheurs et des ingénieurs-chercheurs est de conjurer le phénomène de décohérence qui « tue » prématurément ces si intéressantes « superpositions d’états »…
Sur le plan proprement théorique, une bonne maîtrise de ce que nous nous risquons à nommer la dialectique de la cohérence et de la décohérence pourrait même nous amener à bouleverser, ou plutôt, un approfondissement dialectique de la logique elle-même en apprivoisant… matériellement des opérations logiques telles que « Racine de Non ». Une opération qui, dans son ordre et ses formes propres, fleure bon la négation de la négation et qui pourrait permettre, entre autres moyens possibles, de dépasser le fonctionnement assez sommaire et platement binaire de la fonction Non dans les ordinateurs classiques.
Que le réel le plus matériel puisse provoquer des bouleversements dans le champ logique (alors que l’idéalisme ordinaire nous représente les sciences logico-mathématiques, dites « formelles » comme précédant et « cadrant » de très haut ce pauvre réel empirique si pataud, voilà qui devrait intéresser des matérialistes, et plus encore des dialecticiens matérialistes, surtout si c’est la physique elle-même qui pousse à « négativiser » les fonctions logiques tout en rationalisant le réel. Et si « à toute découverte faisant époque », la logique elle-même devait « changer de forme » en avouant sa filiation matérialiste ? N’est-ce pas au passage ce que dit l’heureuse expression engelsienne de matérialisme dialectique[11] en tant qu’elle associe intimement la matérialité à la rationalité par le biais du mouvement, cœur de cible de la pensée dialectique ? Avis aux lecteurs superficiels de Hegel qui traitent si souvent de sophiste ce penseur très puissant !
Signalons cependant un défaut mineur dans l’article de MM. Ekert et Deutsch : vu qu’ils ne citent pas d’autres réalistes que B. Russell, ils sont tentés de mettre globalement en cause « la » philosophie, qui a si longtemps fourvoyé la physique dans l’impasse agnostique. En revanche, ils exaltent (à raison !) la physique – qui s’est débrouillée par ses propres moyens pour s’affranchir de l’agnosticisme dominant et pour débloquer la philosophie de la nature. A vrai dire, les auteurs ne tombent pas dans le piège du scientisme (au mauvais sens du mot, ce terme désigne la mise en opposition de la science et de la philosophie) car ils ne cessent de pointer avec force l’irréductible interactivité de la physique et de la philosophie, mais ils lui ouvrent une brèche en parlant de « la » philosophie, comme s’il n’en n’existait qu’une. Mais il existait aussi à l’époque de Schrödinger et de Heisenberg des philosophies réalistes et critiques, même si elles étaient alors fort mal vues dans les milieux universitaires dominants ; et la pointe avancée de ce réalisme critique, peut-être encore plus censuré encore chez les philosophes que peu connu des scientifiques, était déjà ce matérialisme dialectique dont la « spécialité » si l’on peut dire, est de délier le concept de matière de ses représentations bornées et unilatérales et dialectiser en permanence les rapports du « matériel » et du « formel » (en ce sens, comme l’avait entrevu Marx, la dialectique matérialiste prend son véritable envol avec… Aristote, le penseur infidèle à Platon qui refusait de séparer les « formes » de la matière).
La vie est elle quantique . [Vedral]
Intitulé La vie est-elle quantique, l’article de Vladko Vedral est passionnant même si l’auteur penche moins vers la dialectique matérialiste (me tromperais-je beaucoup en pariant que l’auteur, comme c’est son droit le plus strict, apprécie davantage le « dissident soviétique » Sakharov, qu’il cite favorablement, que Lénine ?) que vers une ontologie pan-quantique et tendanciellement métaphysique. Partant d’une réflexion générale sur la mécanique quantique – qui vaut à toute échelle (la mécanique classique n’étant à ses yeux qu’une « vision en noir et blanc » simplifiée de la réalité quasi-« colorée » et universellement quantique du réel), soulignant également la contribution que la mécanique quantique peut apporter à certaines parties de la biologie dont il donne des exemples chatoyants, M. Vedral aspire à une représentation intégralement quantique du monde car…
« … le monde est quantique à toutes les échelles ».
Dans un tel cadre, la gravitation perdrait toute signification fondamentale ; de son côté, l’intrication quantique et la « non-localité » quantiques cesseraient d’être spatialement paradoxales parce qu’on pourrait éliminer l’espace-temps indispensable aux théoriciens de la Relativité générale… Reconnaissons toutefois que cette approche fascinante mais très « métaphysique » ne domine pas dans le numéro spécial de Pour la science…
Plus généralement, on peut se demander si la « quantification générale » du monde matériel, ignorant ou effaçant les seuils par le truchement desquels les effets quantiques, tantôt s’autodétruisent (« décohérence »), tantôt se révèlent à nouveau à un échelon supérieur de l’organisation matérielle (par ex. chez le vivant ?), ne veut pas « trop embrasser »… au risque de réduire la diversité du monde physique (les seuils qualitatifs parcourus par son histoire se traduisant peu ou prou sur le plan spatial dans des contraintes d’échelle). On reste également assez perplexe quant à l’idée d’une physique nouvelle intégralement dé-spatialisée et dé-temporalisée. Certes, cette perspective priverait de sens les recherches sur l’unification des théories physiques puisqu’il n’y aurait plus lieu de faire converger la Relativité (si attachée aux variations du cadre spatial) et la physique quantique, qui tient l’espace-temps pour un cadre neutre et indifférent[12]. En effet, si dans le monde physique plus rien n’est spatio-temporel, comment peut-on encore parler de processus physiques ? Que devient l’idée même de nature, qui a donné son nom à la Physique[13] ? Ne faudrait-il pas plutôt se demander si les formes d’espace et de temps à partir desquelles nous cherchons à comprendre la gravitation ne sont pas spécifiques, des cas particuliers si l’on veut, de formes ou d’essences plus générales, de nature méta-spatiale ou méta-temporelle, ce qui ne signifie pas forcément « non spatiale » et « non temporelles » ? Rappelons que c’est trop souvent en identifiant abusivement « la » matière à telle ou telle de ses formes déjà « bien connues » (du moins le croyait-on !) que l’on a plus d’une fois ouvert une brèche aux conceptions obscurantistes. La bonne démarche eût consisté au contraire, en dialectisant l’idée de matière et en l’ouvrant aux formes infinies dans lesquelles la matière-nature-univers se manifeste « avec mesure » (« le monde est un feu éternel qui s’allume et s’éteint avec mesure » disait jadis le vieux dialecticien matérialiste Héraclite d’Ephèse), à chercher comment cette multiplicité de formes renvoie de manière réglée à un substrat en constante transformation, ledit substrat n’étant pas une substance morte subsistant en-deçà de ses transformations, mais ne se maintenant lui-même que par et dans les transformations (ce qui en langage hégélien pourrait se dire ainsi : « la substance est sujet »).
L’Univers est-il pointilliste ? [Trong]
David Trong signe un article d’orientation non moins ontologisante, mais de contenu très « continuiste ». En effet, contrairement à Mmes Auffèves et Farouki, déjà nommées, il ne fait pas de la quantification la base philosophique d’une physique quantique qui, si D. Trong a raison, serait fort mal nommée (faudrait-il pousser le bouchon jusqu’à la renommer « Mécanique non quantique » ?). L’auteur observe en particulier :
- que les équations fondamentales de la mécanique « quantique » sont continues, que les entiers qui y figurent (les quanta) sont plus des effets dérivés de la théorie qu’ils n’en constituent des « postulats » centraux. Comme le note M. Trong à propos de Schrödinger,
« … l’équation qu’il a formulée pour décrire l’évolution de ces ondes au cours du temps ne contient que des grandeurs continues, et pas d’entiers ».
Si bien que très paradoxalement,
« … le terme de mécanique ‘quantique’ est impropre, la théorie ne contient pas de quanta (c’est-à-dire de quantités discrètes) dans sa formulation. Dans les systèmes tels que l’atome d’hydrogène, les processus décrits par la théorie engendrent du discret à partir de la continuité sous-jacente », et que…
« … malgré le succès actuel de la théorie atomique, elle devra être à terme abandonnée au profit de l’hypothèse d’une matière continue ». - que les difficultés d’apparence technique que les scientifiques éprouvent à traduire le modèle standard de la physique quantique à l’aide de réseaux informatiques constitués d’éléments discrets (cela serait nécessaire pour procéder à des simulations/modélisations fines dudit modèle standard) est sans doute indicative d’une impossibilité proprement ontologique résultant, non pas d’une borne fixée à la connaissance humaine par le monde physique jaloux de ses secrets, mais de la nature fondamentalement continue des phénomènes microphysiques. De l’avis de M. Trong, ceux-ci sont plus des « champs » que des « particules » proprement dites. En effet,
« … les physiciens enseignent au quotidien que les briques de la nature sont des particules discrètes telle que l’électron ou les quarks. C’est faux. Les éléments fondamentaux de nos théories ne sont pas des particules mais des champs : des objets continus, semblables aux fluides, qui occupent tout l’espace (…). Les objets que nous qualifions de particules élémentaires ne sont pas fondamentaux, ce sont en fait des modes d’oscillation des champs continus »[14]. - Trong le montre notamment à travers l’étude d’une étrange propriété des fermions qui est leur caractère chiral. Conclusion générale de l’article :
- « … nous n’habitons pas une simulation numérique »…
Notons ici l’acuité du débat proprement philosophique et ontologique entre les tenants d’un univers quantifié, donc discret, et ceux d’un univers continuiste : il ne faut donc pas penser en extériorité la science et la philosophie, les questions philosophiques – de même que les débats, et parfois les antinomies qu’ils révèlent – naissent bien du terrain même de la science. Serions-nous exagérément imprudents si nous suggérions à nos auteurs d’aller encore plus loin dans leur réflexion ontologique en se demandant s’il n’y a pas de constants passages entre le continu et le discontinu, voire une continuité entre eux, par ex. à certaines échelles ? C’est cette continuité du continu et du discret que s’efforce de concevoir le concept dialectique de « saut qualitatif », dont la racine se trouve dans la logique hégélienne de la mesure (c’est-à-dire de l’unité contradictoire du quantitatif et du qualitatif). Bien entendu, le rôle du philosophe n’est pas de trancher ce débat, le dernier mot restant bien entendu à l’observation/expérimentation. Le rôle des philosophes matérialistes consiste plutôt à alerter les scientifiques sur le fait que tous ces « ou bien, ou bien » très tranchés (« soit le monde est tissé de continuité, donc divisible à l’infini, soit il est constitué d’éléments premiers et derniers »), ces « antinomies de la raison pure » pour parler comme Kant, ont déjà été examinés sous toutes les coutures par d’immenses logiciens comme Aristote, Leibniz, Kant ou Hegel. Et la plupart du temps, ils ont été « assouplis » par le progrès des connaissances, voire dialectisés à l’aide de notions telles que « négation de la négation » ou « saut qualitatif ». Quoi qu’il en soit, le continu et le discret n’ont sans doute pas fini de s’entremêler pour mieux nous dérouter, provoquer nos réflexions ontologiques et méthodologiques (comment les séparer ?)… et nous délier les méninges !
Pourquoi cherche-t-on une théorie quantique de la gravitation ? [Binétruy]
Pierre Binétruy montre d’abord pourquoi les théoriciens ne peuvent se dérober à la tâche de fusionner les deux théories dominantes de la physique moderne, la Relativité générale (que l’on associe le plus souvent à la pratique de la cosmologie, c’est à la physique de l’univers) et la Mécanique quantique (plutôt associée en pratique à l’étude du microcosme : champs et particules). Non seulement pour d’évidentes raisons de cohérence formelle (ces deux théories sont très hétérogènes ; en effet, la première est plutôt « locale et continuiste », elle décrit et prédit les phénomènes de gravitation à très vaste échelle tandis que la seconde est réputée non locale et discontinuiste : elle décrit les interactions à très petite échelle mais semble inapte à rendre compte de la gravitation. Mais en réalité, la recherche d’une « grande unification » de la physique s’impose surtout pour des raisons ontologiques : par ex. si l’on étudie la physique des trous noirs, ou celle de l’expansion de l’univers aux abords des échelles de Planck (notamment quand l’univers est minuscule), on s’aperçoit que le microcosme et le macrocosme tendent à coïncider concrètement (et pas seulement « épistémologiquement ») si bien qu’il faut mettre en place une théorie quantique de la gravitation. Faut-il alors quantifier l’espace-temps et le penser en termes de « boucles » comme s’y évertue la fascinante théorie de la Gravitation quantique à boucles (souvent associée aux théories cosmologiques du Grand Rebond) ? Ne vaut-il pas mieux miser sur la Théorie des cordes qui est plus « continuiste » et qui s’emploie à géométriser les particules en introduisant dans la microphysique l’idée de dimensions d’espace supplémentaires ? Philosophiquement, cela revient pour ainsi dire à se demander s’il faut particulariser l’espace ou s’il convient plutôt de spatialiser les particules…
A titre de commentaire philosophique, nous dirons ceci : nous sommes là encore confrontés à la nécessité de dialectiser ontologiquement le continu et le discret ; surtout, nous constatons que l’idée de matière première, d’unité de l’univers, de la particule (l’élément) et de la nature – qui semblait relever à jamais des spéculations métaphysiques – prend un contenu potentiellement concret dans ce creuset fascinant de la classification dynamique des sciences qu’est la convergence en cours entre la microphysique et la cosmogonie du big-bang : ce qui ne manquera pas de questionner les théories purement « nominalistes » ou « fictionnistes » du concept et de l’universel… Il se pourrait alors que la subtile dialectique de l’universel concret et du particulier abstrait, que Marx, et à sa suite, le philosophe marxiste contemporain Lucien Sève, ont portées plus loin que ne l’avait fait Hegel, fussent fort utiles aux physiciens, tant il est vrai que la plate opposition idéaliste-nominaliste entre un universel toujours abstrait (celui de nos concepts) et un concret toujours particulier, « patine » terriblement sitôt que l’on s’approche des points nodaux de la connaissance… Lesquels se trouvent être aussi par un hasard étrange, les « nœuds » ontologiques, voire « historiques » de l’univers-nature-matière en développement…
Les premières ondes gravitationnelles [Kraus]
L’article de Krauss porte sur la détection des ondes gravitationnelles et sur les effets théoriques que ses succès pourraient susciter. On a récemment détecté certaines Ondes Gravitationnelles résultant de la fusion archaïque de deux trous noirs ; mais les physiciens et les cosmologistes voudraient mettre en évidence les ondes gravitationnelles les plus primitives car les observer permettrait de faire un bond dans la fusion de la cosmologie et de la physique des particules de manière à s’approcher encore plus du point-origine de l’univers actuel. Sur le plan cosmogonique, on pourrait ainsi valider (ou pas !) la théorie cosmogonique de la super-inflation de l’univers ; plus fondamentalement encore, on pourrait comprendre comment s’est rompue, pas très longtemps après le big-bang, l’unité primordiale des forces fondamentales, celle des ci-après interactions forte, électromagnétique, faible et gravitationnelle. A travers une telle approche, on pourrait donner un sens physique, non spéculatif ou moins spéculatif, à l’idée d’un multivers : dans un tel cadre, les univers connus, à commencer par le nôtre, seraient en quelque sorte des « bulles » étanches les unes aux autres, chacun d’eux disposant de lois physiques propres sur la base d’une infra-physique générale éventuellement commune. Au passage, on voit toute la puissance anticipatrice du cosmologiste belge G. Lemaître, qui fut, d’après Jean-Pierre Luminet, le vrai fondateur de la cosmologie moderne : éminent mathématicien et grand lecteur du matérialiste romain Lucrèce, cet abbé d’une grande honnêteté intellectuelle fut le premier à théoriser mathématiquement et physiquement l’histoire de l’univers (donc, à établir indirectement, l’universalité de l’historicité !). Il s’y employa à travers la grandiose hypothèse de l’Atome primitif, cette unité explosivement transitoire de l’élément physique, de la nature et de l’univers.
Conclusion
Ces développements apportés par P.L.S. sont d’autant plus percutants qu’ils reposent sur la pleine acceptation de la théorie quantique et de son approche bohrienne : pendant longtemps, une acception quelque peu frileuse du matérialisme, du rationalisme, du déterminisme et même du marxisme, a cru indispensable de combattre l’approche de Bohr en lui préférant celle, bien plus classique et rassurante (sur ce plan) d’Einstein. On sait d’ailleurs que ce dernier a longtemps résisté – en cosmologie – à l’idée d’un univers en expansion, de même qu’en microphysique il ne supportait guère l’idée que « Dieu » pût « jouer aux dés » : comme si l’option réaliste-rationaliste devait commencer par refuser les paradoxes objectifs du monde quantique, notamment sa contingence réglée quitte à taxer la théorie quantique elle-même d’ « incomplétude » radicale. Donc en faisant également comme si, à l’inverse, l’acceptation desdits paradoxes devait nous laisser choir, sans parachute philosophique, dans l’immatérialisme indéterministe et dans l’irrationalisme agnostique… Or ce numéro de P.L.S. tranche clairement, « physiquement », en faveur de Bohr contre Einstein. Déjà dans l’entretien de cadrage initial de P.L.S. avec le Prix Nobel français Claude Haroche, les succès de la Mécanique quantique sont magnifiés (et peut-être ses difficultés à absorber certaines données cosmologiques encombrantes sont-elles quelque peu minimisées ?). Du moins l’article de C. Haroche a-t-il le mérite de dé-confiner la mécanique quantique dont il souligne que, loin de se cantonner à la physique des particules, elle est « essentielle pour comprendre la physique, même à l’échelle de l’univers ». Dans le corps du numéro (que nous renonçons à traiter dans son ensemble), l’entretien avec le grand expérimentateur Alain Aspect, qui montre que Bohr avait raison contre Einstein, fournit les bases épistémologiques et expérimentales du débat ontologique. Simplement, au lieu de voir dans ces paradoxes contre-intuitifs une défaite de la raison ou un vice de forme de la réalité, on décide ici de prendre au sérieux ce qu’ils nous révèlent ontologiquement, voire dialectiquement, à propos de la nature des choses. On voit ainsi combien en réalité, nombre de partisans en paroles du matérialisme dialectique ont naguère inconsciemment résisté à une approche franchement dialectique (donc… surprenante !) de la nature et combien ils se sont parfois cramponnés à une approche secrètement « classique » du déterminisme, du réalisme et… de la dialectique matérialiste elle-même. Ce faisant, ils ont parfois pris le risque d’entraîner le matérialisme en général, et la philosophie marxiste en particulier, dans la faillite prévisible des approches classico-réductionnistes. Rappelons que cette méfiance à l’encontre du paradoxal et du contre-intuitif n’était pas du tout le cas, non seulement d’Engels ou de Lénine, mais des grands physiciens Jacques Solomon et Paul Langevin. Lesquels, en 1939, alors que les Lumières vacillaient plus que jamais en Europe (le jeune communiste J. Solomon allait payer de sa vie son engagement antifasciste), ne reculaient devant aucun paradoxe : dans un numéro éblouissant de la revue théorique La Pensée paru à la veille de la guerre, ils appelaient au contraire, aux côtés de Georges Politzer (qui sera lui aussi fusillé par les nazis, ainsi que le jeune officier communiste Max Barel, auteur, dans ce même numéro de La Pensée, d’un article anticipateur sur les nouvelles données de la guerre) à élargir, à ouvrir et à dialectiser le rationalisme, le matérialisme, le réalisme et la dialectique matérialiste elle-même au lieu de vouloir à tout prix encastrer la nouvelle physique d’alors dans le lit de Procuste du ci-devant matérialisme « classique ».
La lecture tonifiante de ce numéro spécial de Pour la science confirme ainsi qu’il sera de moins en moins facile aux scientifiques, aux philosophes, et tout particulièrement aux « marxistes », fussent-ils plus ou moins décaféinés et auto-culpabilisés, de dénier la dimension ontologique de la science… et du matérialisme dialectique lui-même.
Georges Gastaud (*) 27 décembre 2016
*Philosophe, anc. professeur de philosophie en C.P.G.E. scientifiques. Dernier titre paru : Lumières communes, traité de philosophie à la lumière du matérialisme dialectique (notamment T. 2, Sur la théorie matérialiste de la connaissance et T. 3, Sciences et dialectiques de la nature) ;
A lire : Etincelles, Spécial matérialisme dialectique, n°35, septembre 2015, )Cf aussi Etincelles, Sur la dialectique de la nature, 2004, n° spécial comportant des articles de G.G. sur les sciences, mais aussi sur l’approche dia-matérialiste de la nature chez Kant, Hegel, Häckel, Leontiev, Changeux et Alain Connes, Hawking, Damascio, etc. [disponible sur commande auprès de a-crovisier [ @ ] orange point fr.
[1] Dans sa Critique de la raison dialectique.
[2] Absurdité que l’on continue de lire sous la plume d’une foule d’auteurs « postmodernes »… Lesquels devraient, par ex., lire l’article historique de Georges Lemaître sur l’Atome primitif, qui constitue le véritable acte fondateur de la cosmologie-cosmogonie contemporaine… Bien sûr nous sommes sortis des grands récits mythiques. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer à connaître scientifiquement l’histoire de la nature qu’il faut, moins que jamais, couper de l’histoire sociale des hommes à l’heure de l’ « Anthropocène » !
[3] Par agnosticisme nous entendons la position philosophique qui affirme que le réel, s’il existe – ce que les formes les plus radicales d’agnosticisme vont jusqu’à contester – est inconnaissable en lui-même. De diverses manières, des philosophes comme Hume, Kant ou Auguste Comte, sans parler des diverses variantes de néo-positivisme moderne, relèvent de l’agnosticisme. A noter que derrière son rejet revendiqué de l’ontologie, l’agnosticisme comporte toujours une ontologie secrète : implicitement, il s’agit sans le dire de miser sur le caractère foncièrement mystérieux, voire irrationnel de l’être.
[4] Nous n’opposons pas l’être à l’étant comme faisait Heidegger. Dans sa logique de l’être, Hegel a montré qu’une telle opposition se dissout si l’on n’oppose pas l’être au néant, si l’on comprend qu’en conséquence, l’être n’est qu’en devenant, ce qui implique immédiatement l’altération et l’altérité, donc l’étant ou plutôt, les étants.
[5] Evolution, la preuve par Marx, préfacé par G. Gastaud.
[6] On apprend dans cet article que la « forme-poire » du noyau a été « directement observée » au CERN en 2013 sur l’installation Isolde, puis à nouveau, d’une autre façon, aux USA.
[7] « Ces liens entre la physique du noyau et l’astrophysique conduit à modéliser les étoiles à neutrons comme des sortes de noyaux géants ».
[8] Alexia Auffèves travaille au C.E.A. de Grenoble avec la philosophe Naila Farouki et le physicien Philippe Grangier, du CNRS, Institut d’optique/Paris Sud.
[9] Assisterions-nous aux prémices d’un Brexit scientifique hors de la doxa agnosticiste ? Il serait fort plaisant et bien digne de l’humour british que la contre-offensive contre le néopositivisme nous vienne d’outre Manche…
[10] Au passage il est stupéfiant que des physiciens rompus au raisonnement logique ne perçoivent pas les paralogismes que comportent de telles phrases. Si la théorie est insondable comme le réel lui-même, c’est qu’elle le reflète, au moins dans sa forme, et qu’en conséquence, elle est… réaliste ! Dans une lettre publiée naguère par La Recherche, j’avais remarqué que l’idéalisme subjectif qui nimbe le plus souvent la philosophie implicite des mécaniciens quantiques « ne peut pas gagner sur tous les tableaux » : soit le monde « est » indéterminé, irrationnel, empli jusqu’à la gueule d’arbitraire, et dans ce cas, la théorie qui dit qu’il est ainsi, d’une part dit qu’il « est », d’autre part dit qu’il est « ainsi » ; elle est donc est bel et bien réaliste. Soit les côtés apparemment irrationalistes de la théorie sont uniquement propres à la celle-ci, donc à notre appréhension des choses. Auquel cas, personne ne peut dire que « la réalité n’existe pas » (ce qui est d’ailleurs une ânerie : car la réalité se définit comme ce qui existe en dehors de notre représentation et qui, tantôt correspond à celles-ci, tantôt ne lui correspondant pas ; si bien que dire qu’elle n’existe pas revient à effacer toute différence entre le réel et l’imaginaire ; donc à dire que l’imaginaire est seul réel… donc à admettre inconsciemment que le réel existe bien, fût-ce comme imaginaire : sans cela, qui parle et dit tout cela ?
Encore une fois, comment des scientifiques de haut vol peuvent-ils relayer de telles niaiseries si ce n’est pour des raisons non pas logiques, mais idéologiques, relatives non pas à la force des raisons, mais aux rapports de forces qui dominent le marché des idées ?) ou bien qu’ « elle est indéterminée », « immatérielle », et autres vésanies. En résumé, soit la théorie « insondable » ne dit rien sur le monde en lui-même et l’irrationalisme n’a pas avancé d’un pouce ; soit à l’inverse la théorie reflète le monde (au moins partiellement) : dans ce cas, admettons par hypothèse que le monde « est » irrationnel, mais c’est le réalisme épistémologique qui triomphe. Mais l’irréalisme et l’irrationalisme ne peuvent pas gagner ensemble. CQFD.
[11] Loin d’être une invention des « staliniens », comme le prétend par ex. le vocabulaire La philosophie de A à Z (Hatier), cette expression n’est autre que le titre du chapitre IV de Ludwig Feuerbach ou la fin de la philosophie classique allemande, de Friedrich Engels. On veut bien du marxisme dans certains milieux, mais à condition de l’amputer préalablement de ses développements léninistes, de sa part engelsienne (omniprésente dans l’œuvre d’emblée commune de Marx et d’Engels), voire de pas mal de choses que Marx aurait écrites sans bien les comprendre lui-même (telle était la « lecture symptômale », en réalité, structuraliste, qu’ Althusser faisait subir au Capital en l’expurgeant de l’aliénation, de la négation de la négation, de la référence à la logique hégélienne…). A l’arrivée, ce « marxisme »-croupion n’est pas sans évoquer le « couteau sans manche dont on a jeté la lame » dont se gaussait jadis Lichtenberg ! Mais on ne peut pas être à moitié marxiste, et encore moins « à demi » matérialiste, n’en déplaise aux demi-vierges du révisionnisme « marxien » !
[12] Ce en quoi la Mécanique quantique est plus « classique », plus « newtonienne » formellement que la Relativité…
[13] Physique vient de fusis, mot grec qui renvoie à un verbe signifiant « croître ». De même que le mot latin « natura » est apparenté à « nascere », naître.
[14] Si c’est vrai, c’est une belle revanche pour Descartes et pour son concept d’étendue. C’est du même geste que Descartes a fondé la Géométrie analytique et la Mécanique géométrique en identifiant la matière à l’espace. Il faudrait alors renverser la thèse de M. Vedral et affirmer contre lui que le monde n’est quantique à aucune échelle…
- Trong reconnaît que le débat philosophico-ontologique sur la continuité physique fait rage. En effet, « même si nos théories actuelles supposent que la réalité est continue, beaucoup de nos collègues physiciens pensent malgré tout qu’une réalité discrète est sous-jacente. Ils mettent en avant des exemples montrant comment la continuité peut émerger de la quantification ». N’est-ce pas là l’indice net que les théoriciens de la physique auraient intérêt à étudier le travail philosophique de fond sur le continu et le discontinu qu’ont produit, avec la plus grande abstraction possible, les dialecticiens éléates puis Platon (Le Parménide), Aristote, Leibniz, Hegel… ? Sans parler du dialogue millénaire de la géométrie et de l’arithmétique et de leurs avatars respectifs…