A la suite de la première partie de l’article Retour à la dialectique de la nature, Georges Gastaud propose ce texte appendice. Sur la Dialectique en Biologie
Sans assumer directement la dialecticité forte de l’ouvrage de F. Dagognet ni son ouverture matérialiste aux philosophies de la finalité, deux chercheurs contemporains affirment clairement leur propre engagement matérialiste dans un livre retentissant intitulé » Ni Dieu ni gêne « . Affrontant l’idéalisme métaphysique mâtiné de mécanicisme qui caractérise la philosophie spontanée de la génétique, Jean-Jacques Kupieck et Pierre Sonigo pulvérisent l’idée de programme génétique prédéterminant la production des organismes individuels à partir d’un codage génétique que beaucoup conçoivent encore naïvement comme une feuille de route planifiant du dehors la construction des organes et leur architecture. D’une part les gènes ne fonctionnent pas de manière harmonieuse, globale, consciente, pré-déterminée ; ce sont au contraire les éléments cellulaires de l’organisme qui finissent par s’accorder » à l’aveugle » et dans une sorte de lutte permanente entre eux (au point que le modèle du » struggle for life » cher aux darwiniens semble s’appliquer en amont de l’évolution des espèces, au stade même de l’embryogenèse). Cette conception n’est pas si réductionniste qu’il y paraît puisqu’elle met au centre de la biologie, non plus le gène (qui n’est pas un être vivant !) mais la cellule. Par ailleurs, les auteurs bousculent les idées reçues sur le caractère univoque du rapport entre germen et soma (pour reprendre la classification de J. Rostand). L’intérêt philosophique d’un tel positionnement est évident : l’ADN n’est pas un nouveau bon Dieu et le code génétique ne doit pas remplacer le verbe divin. Les expressions métaphoriques constamment utilisées en génétique et en embryologie et dont la charge idéaliste est évidente ( » message « , » code « , » alphabet « , » information « ) doivent donc au minimum être réinterprétées de manière strictement matérialiste comme autant de relations de cause à effet agissant aveuglément et de proche en proche, sans » fin » ni » but « .
Deux questions se posent cependant à propos de ce livre stimulant. La première est celle de l’hérédité de l’acquis. On sait que sous Staline, à l’époque où Jdanov développait la théorie erronée et anti-marxiste des » deux sciences « , » science bourgeoise » et » science prolétarienne « , les biologistes soviétiques Mitchourine et Lyssenko défendirent l’idée d’une hérédité des caractères acquis (idée héritée de Lamarck, précurseur français de la théorie de l’Evolution). L’échec scientifique des thèses mitchouriniennes est, jusqu’à nos jours, l’objection qui permet d’ordinaire de » tuer » le matérialisme dialectique : comme si le tort majeur des théories de Lyssenko-Mitchourine consistait en une erreur scientifique attribuable au diamat (le risque assumé de l’erreur est le pain quotidien de la recherche scientifique) alors que le vrai grief qu’on peut adresser au néo-lamarckisme mitchourinien est autrement plus grave : il concerne la répression politique qui frappa à l’époque les opposants aux théories mitchouriniennes, parmi lesquels d’ailleurs des biologistes non-lamarckiens comme Vavilov. L’idée d’un » feed-back » entre ADN et ARN messager (cf l’article paru dans Le Monde du13 août 2002 sur » l’interférence de l’ARN « , présenté comme un » mécanisme universel » capable d’ » empêcher la lecture du code génétique « ) modifie-t-elle philosophiquement la problématique de cette question et si oui dans quel sens ? S’il y a interaction entre le génome et l’environnement à travers l’interférence (celle-ci peut-elle s’envisager comme rétroaction ?) de l’ARN messager, peut-on concevoir une influence, aussi indirecte qu’on voudra, du milieu sur les gênes ? A défaut de réhabiliter l’hypothèse lamarckienne erronée de la transmissibilité des caractères acquis d’un individu à sa progéniture, cela rouvrirait la question plus générale d’une régulation interne des processus évolutifs, de leur pré-contrôle général, sous l’influence condensée et généralisée du milieu extérieur, non pas tant donc sur l’embryogenèse que sur la phylogenèse.
La seconde question découle de la première : comme beaucoup de matérialistes l’ont fait avant eux de Lucrèce à Spinoza, J.-J. Sonigo et P. Kupieck bataillent contre l’idée de finalité : » la vision d’un programme qui prévoit tout à l’avance et possède le pouvoir de création et d’explication – vous êtes un chat parce que vous portez les gènes du chat- est pré-darwinienne, finaliste, je dirais même » religieuse » dans sa structure intellectuelle « , déclare ainsi P. Sonigo à l’encontre de la génétique mendélienne dans une interview à Libération datée du 8 septembre 2001. Mais si la prise en compte de certaines nouvelles données biologiques permet de débouter les conceptions téléologiques liées à l’idée confuse de programmation génétique (le Dieu Gêne), en va-t-il de même en matière de finalité interne ? Au contraire, ce type de recherche ne permet-il pas d’étudier, en lui donnant une forme empiriquement réfutable, une nouvelle hypothèse, celle d’une auto-régulation des processus génétiques sous l’influence (indirecte) du milieu ? Est-il inconcevable qu’au cours de milliards d’années d’évolution biologique, les mécanismes sélectifs qui permettent de » trier » les organismes en aval de leur embryogenèse n’aient pu également se » mettre en boucle » et acquérir une certaine réflexivité leur permettant d’opérer certains tris en amont de l’embryogenèse, en intégrant certaines leçons (y compris erronées ou périmées !) du » milieu » extérieur ? S’il existait de tels mécanismes accélérateurs d’évolution, il serait plus simple d’expliquer l’accélération manifeste de cette dernière au cours des âges. Cela remettrait en jeu une certaine finalité interne (une » finalité sans fin « ) parfaitement compatible en principe avec le matérialisme, sans pour autant constituer les gènes en bons ou en mauvais génies de la reproduction. Evidemment, le dialecticien n’a en tant que tel aucune compétence expérimentale pour valider ou non ce type d’hypothèse dont la réfutation empirique relève de plein droit des recherches biologiques. Mais le rôle du philosophe n’est pas toujours de » compter les points » et d’arriver systématiquement après la bataille. Il est aussi, comme Marx et Engels s’y sont risqués avec profit quand il s’est agi de concevoir les » sauts qualitatifs » reliant et opposant à la fois et le vivant, la nature et la culture, de dire ce qui est compossible avec » l’étude de la nature sans addition étrangère » (Engels). Dans ces conditions, est-il absurde de penser que l’évolution aveugle, qui a produit des êtres finalisés, a également construit de manière aveugle mais biologiquement économique des mécanismes finalisés de régulation de l’évolution ?
Par ailleurs, le schéma sélectif proposé par Sonigo et Kupieck semble porteur d’une forte charge idéologique. A première vue, cette charge est progressiste, on dirait même anticapitaliste. Dans l’article de Libération cité ci-dessus, J.-J. Kupieck déclare même que » la biologie n’a plus besoin d’une théorie de notaire qui gère des patrimoines « . Mais à y regarder de plus près, le modèle proposé par Sonigo et Kupieck est très proche dans sa structure intellectuelle du modèle économique ultra-libéral. Quand Pierre Sonigo écrit (article cité) qu’un » écosystème n’est composé que d’éléments autonomes agissant chacun pour sa survie propre. De leurs interactions émerge l’écosystème » forêt » ou » prairie » sans qu’il soit nécessaire d’évoquer un » programme » comme naguère on faisait appel au plan de Dieu pour dire combien il fallait de renards et de lapins dans la prairie « , le lecteur marxiste reçoit cinq sur cinq le message anti-téléogique et anti-spiritualiste, mais il ne peut s’empêcher de penser qu’un tel modèle n’est pas sans affinités avec l’économie bourgeoise qui nous explique que la concurrence aveugle produit sans cesse de l’ » équilibre macro-économique « … ce qui réintroduit a posteriori la » main invisible de Dieu » sous la forme du tout-puissant » marché « . Bref, une telle conception purement statistique, mécaniste et arithmétique ne fait-elle pas abstraction de l’instance de la totalité qui n’est pas seulement addition ou juxtaposition des parties, mais qui constitue une étape nouvelle de la genèse matérielle, un saut qualitatif marqué par une organisation particulière dotée de régulations a posteriori avec des effets globaux. Certes, en un sens, Sonigo et Kupieck prennent en compte ces effets globaux puisque J.-J. Kupieck déclare par exemple : » c’est comme pour une voiture : la liste des pièces détachées ne permet pas de comprendre son fonctionnement. Il faut se pencher sur les règles d’interaction entre les pièces et disposer de lois de la physique à l’œuvre dans le moteur « . Mais ces lois d’interaction restent strictement mécaniques et statistiques, y compris quand J.-J. Kupieck admet le rôle interférant de » l’ADN poubelle » sur le » déclenchement » aléatoire des gènes, si bien que l’instance organique et individuelle est davantage une apparence qu’une réalité. Avec des accents quasi-bouddhiques, P. Sonigo déclare en effet : » Nous n’existons plus comme un individu conçu comme un tout finalisé pour devenir un ensemble flou de cellules régi par le hasard, la sélection darwinienne (…). Ce renversement heurte le sentiment d’individualité que nous ressentons à chaque instant. C’est terrible pour l’ego « . Bref, l’individu, l’organisme, au sens fort du mot, n’existent pas. Qu’il n’existent pas » comme résultat d’un plan « , nous n’aurions évidemment aucune peine à l’admettre. Mais qu’ils n’existent pas en tant que résultat réel, produisant comme tels des résultats réels, qu’ils n’aient pas de réalité spécifique en tant que niveau d’organisation de la matière une fois qu’ils sont constitués, voilà qui mène au plus classique des réductionnismes. Un peu comme si l’on déclarait, comme la théorie économique libérale, que la société n’est qu’une apparence et qu’elle est secrètement régie par les micro-interactions entre individus (lesquels à leur tour ne sont que le résultat » flou » des interactions entre cellules… ). Inutile de dire que les » notaires « , c’est-à-dire en réalité la bourgeoisie, ne peut que se frotter les mains à voir le struggle for life, la concurrence déchaînée, devenir le fondement de toute la vie organique et sociale…
En bref, le marxisme ne serait pas seulement attentif à la lutte des contraires, au fameux struggle for life (dont Marx et Engels, tout admirateurs qu’ils fussent de Darwin, soupçonnaient l’origine idéologique, libéral-économique et extra-biologique !), il l’est tout autant à l’unité et à la lutte des contraires dont l’ensemble dialectique donne » vie » aux processus matériel, bien au-delà des seuls processus biologiques.
Ces remarques critiques ne prétendent pas » réfuter » les conceptions de Sonigo et Kupieck ; il est évident qu’une théorie matérialiste partiellement dialectique comme celle-ci mérite toute notre attention dans la mesure où elle met en question le platonisme insidieux de la génétique classique (Lyssenko avait d’ailleurs dénoncé ce néo-platonisme dans sa polémique contre le mendélisme : rendons à César ce qui n’est pas à Dieu). La démarche de S. et K. est féconde parce qu’elle insiste sur le mode de production temporel, aléatoire, matériel en un mot, de l’organisme individuel par la sélection naturelle, celle-ci intervenant en quelque sorte » à la source « , au moment même où se manifeste » l’inné « .
Pourtant, dans leur lutte courageuse et justifiée contre l’idéalisme en biologie, MM. Sonigo et Kupieck prennent le risque de réduire la portée critique objective de leurs critiques en jetant l’enfant de la finalité interne, la régulation organique, la totalité individuelle (qui sont des résultats, convenons-en avec eux, et non des buts), avec l’eau sale du providentialisme, de la finalité externe et de la conception métaphysique du gène.