Cet article ne nie en rien l’existence d’une possibilité pour certaines personnes de développer des aptitudes, notamment psychiques et intellectuelles, supérieures à la moyenne. Seulement, au travers de celui-ci l’analyse tend à essayer d’en comprendre les mécanismes et à comprendre comment un phénomène de mode psychologique trahit des intérêts a priori ignorés. Le but au travers de cette compréhension est aussi de replacer ce phénomène dans ce qui le constitue et donc d’expliquer qu’il ne s’agit en rien d’un « don » ou d’un miracle métaphysique, sous prétexte qu’on ignorerait les causes possibles de ce développement psychique. Enfin, cela vise avant tout à se défaire des tentatives idéologiques de naturalisation qui laisse croire que les choses sont naturellement ainsi et que toute action humaine est vaine.
De même, il n’est absolument pas question de prétendre que ces aptitudes psychiques ne peuvent apparaître que dans les classes dominantes. D’ailleurs à ce propos, nous vous invitons à vous référer à la dernière partie de cet article.Il ne s’agit pas non plus de minimiser l’impact psychologique qu’une différence peut occasionner chez certaines personnes, mais là-encore d’essayer d’en comprendre les causes sociales et historiques qui y conduisent. Enfin, je ne m’élève pas contre les diagnostiqués, et encore moins contre les familles qui cherchent à juste titre des réponses, mais contre une pratique invasive et trop sûre d’elle-même.
S’il y a bien un phénomène grandissant auquel nous assistons actuellement en terme d’abus psychologique, c’est celui qui consiste à désigner certains enfants et adultes comme « surdoués », « précoces » ou bien encore « zèbres ». Derrière un raisonnement qui se veut rigoureusement scientifique nous retrouvons pourtant quelque chose qui, en plus d’être un caractère historique logique, se révèle comme le cache-sexe d’un processus de classification qui ne dit pas son nom.
Chacun y va donc de son questionnement quant à savoir si son enfant est plus ou moins ceci ou cela : s’il échoue à l’école c’est probablement parce qu’il est surdoué et incompris, ou tout simplement en « réussite différée » comme nous l’enseignent les nouveaux manuels de pédagogie. A contrario, s’il réussit trop bien, par rapport à ses camarades, c’est sans doute aussi parce qu’il est touché par la grâce de la douance.
Aussi, nous pourrions considérer cela comme un processus métaphysique, une nouvelle grâce qui toucherait quelques individus bénis des dieux. En somme ce serait tel un don, une mystique dont on rêve les effets à défaut de comprendre les causes.
L’approche psychologique a le mérite de prendre en considération le désarroi et parfois même l’angoisse de certains individus, pris au piège par leur différence. Néanmoins, il semble nécessaire de venir contrebalancer une explication qui sert les intérêts des classes dominantes et tente sous couvert de scientificité d’écarter certains individus, de certains milieux, sous prétexte que la nature les aurait moins bien dotés que leur voisin. En somme, la mode des enfants précoces, des adultes surdoués et de la douance, ne saurait taire ses relents naturalistes voire surnaturalistes. Pourtant, les recherches scientifiques et philosophiques ayant relancé les débats sur l’inné et l’acquis tendent de plus en plus à montrer ce que Leontiev écrivait déjà en 1976, à savoir que « les propriétés biologiquement héritées de l’homme ne déterminent pas ses aptitudes psychiques ».
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Douance, haut potentiel, précocité : des concepts flous.
Le philosophe et enseignant Dominique Pagani remarquait l’analogie suivante entre un concept et une culotte : à savoir que l’un et l’autre se caractérisent par leur inutilité proportionnelle à leur élasticité, plus ils le sont, moins ils sont fonctionnels. Dans le cas de la douance, et malgré l’incessant rebattement d’oreilles au sujet de la palette d’outils et de tests sur laquelle nous reviendrons, il en va ainsi. Les caractéristiques possibles de ce qui est caractérisé ou diagnostiqué comme un cas de haut potentiel relèvent d’un inventaire à la Prévert. Pourtant, le paradoxe se révèle aisément dans la sémantique : d’une potentialité et donc d’un devenir, d’une perfectibilité pour parler comme Hegel ou Rousseau on ne peut déterminer que les processus d’auto-engendrement qui laissent entrevoir un pouvant-être et non quelque chose de fixe, de figé et gravé dans le marbre. Alors l’inventaire primordial pour formuler l’hypothèse d’une précocité intellectuelle se base essentiellement sur les thèses d’un psychologue, Jean-Charles Terrassier, dont on ignore presque tout si ce n’est la fondation de classes et d’institut spécialisés pour les enfants dits surdoués.
Mensa, l’association de personnes à haut potentiel intellectuel, où l’on entre à partir de tests, sorte de club rotary pour personnes différentes, soucieuses de rencontrer d’autre personnes elles-mêmes différentes d’elles et des autres… Peine elle aussi à définir correctement le concept de « surdoué », préférant finalement s’atteler à la définition en vigueur dans Le Petit Larousse de 2011[1]. À savoir : « C’est un enfant dont les capacités intellectuelles évaluées par des tests sont très supérieures à la moyenne » – Ironie malencontreuse pour une association sensée représenter l’intelligence. Alexandra Reynaud, auteure des célèbres Tribulations d’un petit zèbre [2], ne parvient pas davantage à une définition plus convaincante, quoiqu’elle insiste sur ce concept de « zèbre » qui tend à définir le surdoué comme quelqu’un qui reste fondamentalement différent malgré sa capacité à se fondre dans le décor.
Alice Miller quant à elle axe davantage la problématique du dit surdoué sur le « drame » de son hypersensibilité. Bien que ses travaux s’avèrent fort intéressants et tout à fait à même d’être recommandés, ceux-là s’écartent de toute problématique historique, sans tenir compte du contingent historique qui contribue au déploiement et à l’évolution de la psyché humaine et à l’intérêt plus conséquent que nous y apportons aujourd’hui. Mais nous aurons l’occasion là-aussi d’y revenir. Cela a néanmoins le mérite d’ouvrir une piste plus intéressante, mais qui rend notre culotte, ou plutôt nos concepts encore plus élastiques et moins à même de satisfaire leur adéquation avec le réel.
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Une belle batterie Tests : Q.I, WISC etc. et l’Homme dans tout cela ?
C’est la palette d’outils des sciences dite « cognitives », assujetties à leur modèle néokantien qui pose la connaissance comme différente de nous-mêmes et indépendante du sujet humain. En somme, en tentant de répondre à la question du comment, on omet déjà celle du pourquoi et plus encore on scinde le réel au lieu de le comprendre dans sa totalité.
Or, si comme le veut l’adage il n’y a d’après cette science, de scientifique que le mesurable, il fallait bien trouver une mesure à l’intelligence : c’est le test de Q.I. Ce test est une mesure empirique qui là-encore nous conduit dans sa structure même au « spiritisme moderne »[3]. Dans ces tests, c’est l’intelligence parcellaire et non encore totale, à défaut aussi de l’intelligence qu’on qualifie maintenant d’émotionnelle, de relationnelle, sociale ou pratique, qui tente d’être testée. Or, c’est laisser croire que l’intelligence est unidimensionnelle et qu’elle existe en dehors de toute pratique, en tant que et par elle-même.
Le Q.I ne mesure en fait qu’un score, par rapport à un échantillon établi, cet échantillon pouvant être différents d’un test de Q.I à un autre et offrant donc des scores et une appréciation aléatoires, en somme ce sont des statistiques, par rapport à des exercices souvent très scolaires. Mais le doute plane et laisse penser que le score est une mesure qui signifie véritablement quelque chose. Ainsi, à partir de 130 vous êtes reconnu comme haut potentiel, mais en deçà y compris à 129, vous ne l’êtes pas. Dommage ! Quant à l’appréciation de ces scores ils sont laissés, au grand damne de l’empirisme, aux dispositions particulières d’un psychologue dans le meilleur des cas ou d’un institut dont il est aisé de comprendre aujourd’hui que les potentiels surdoués ne sont qu’une ressource de maximisation de leur profits.
Par ailleurs, et comme le signale le Pr. Jacques Lautray, qui enseigne à l’université Paris-Descartes : « Les tests qui sont habituellement utilisés pour évaluer le quotient intellectuel cernent une forme d’intelligence que l’on pourrait dire « académique, en ce sens il s’agit de la forme d’apprentissage la plus sollicitée dans les apprentissages scolaires. [4]»
Quant aux tests de type « WISC », s’ils sont peut-être à même d’évaluer la forme d’intelligence dominante au sein d’un individu, ou des prédisposition à faire quelque chose, nous n’en savons guère plus aujourd’hui[5]… Ce problème touche bien davantage au problème épistémologique lui-même, d’une science qui cherche à percer les mystères de la totalité d’un individu à partir d’outils empiristes qui le dissocient de lui-même.
Enfin, nous pourrions revenir sur les postulats qui structurent ces tests à savoir notamment la logique formelle et binaire qui invalide alors les hypothèses qui décideraient de faire intervenir un tiers dans le choix des réponses. L’erreur est ici de croire que ces tests sont indépendants de toute forme a priori et de détermination tant épistémologique que sociale qui en produisent un tel résultat. En somme et c’est une critique régulière mais justifiée : ces tests servent avant tout la reproduction sociale. Néanmoins, nous aimerions à partir de cette analyse, l’exploiter davantage et plus profondément encore, pour ne pas s’en tenir à une critique qui dissimule elle aussi les moteurs d’une telle reproduction légitimée et nécessaire.
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Le nouveau racisme de l’intelligence.
Dans ses « Questions de sociologie », en 1980, Pierre Bourdieu, devenu depuis l’auteur de la critique institutionnelle, relevait néanmoins à juste titre un problème dont nous pouvons constater plus encore aujourd’hui l’étendue. Nous tenterons par la suite de développer plus longuement ce processus, au sortir du positivisme.
En attendant, Bourdieu écrivait :
« Cela dit, je pense qu’il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l’«intelligence». Et, plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question elle-même; tenter d’analyser les conditions sociales de l’apparition de cette sorte d’interrogation et du racisme de classe, qu’elle introduit. En fait, le discours du G.R.E.C.E n’est que la forme limite des discours que tiennent depuis des années certaines associations d’anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs qui se sentent fondés en «intelligence» et qui dominent une société fondée sur une discrimination à base d’«intelligence», c’est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d’intelligence. Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d’«intelligence», de «don », c’est-à-dire en différences de nature. Jamais les religions n’avaient fait aussi bien.»
et d’ajouter, tout aussi justement :
« On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire, «vulgaire», du ressentiment petit-bourgeois. Mais c’est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs arrosés et nous demander quelle est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de l’intelligence. Il serait bon d’étudier .le rôle des médecins dans la médicalisation, c’est-à-dire la naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les fils de sous-prolétaires ou d’émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales etc. »
Voilà en somme le vrai visage de ce phénomène de mode vers lequel tendent les tests d’une prétendue douance : une stigmatisation sociale, qui préfère la psychologisation à toute compréhension sociale et humaine dans sa totalité.
Dans le même temps, et à l’encontre de la grammaire générative du pourtant progressiste Noam Chomsky, les chercheurs en neurosciences et psychologie tendent plutôt aujourd’hui à s’accorder sur les hypothèses de Piaget. Ce qui s’y défend, c’est un apprentissage au « sens fort » déjà soutenu à l’époque par Pullum et Scholz, critiques de Chomsky, dont les travaux montrent que l’enfant apprend essentiellement à partir de son milieu. Cela coïncide d’autant plus avec la prématuration générique de l’Homme [6] qui fait de cette espèce la plus sensiblement tournée vers autrui par nécessité. En tenant compte de cela, il apparaît comme évident que le milieu social ainsi que la richesse du vocabulaire qui va de pair avec une pensée correctement articulée [7], vont plus ou moins favoriser le développement d’aptitude chez un enfant plutôt qu’un autre. Ce qui relève du déterminisme social va ensuite être mystifié par un imaginaire du « don », rendant acceptable un racisme réel qui ne dit pas son nom et ose se prétendre scientifique. Ce qui relève alors du mépris social se voit totalement accepté à partir de tests qui s’auto-valident en terme d’objectivité.. La première question à se poser dès lors est déjà de savoir si une famille moyenne de sous-prolétaires a le temps disponible pour tenter d’évaluer correctement si son enfant est à même de développer de fortes aptitudes intellectuelles ? En effet, car il n’en va pas de même pour elle que pour une famille de classe sociale aisée ayant les capacités de se dégager du temps avec ses enfants en leur faisant pratiquer des activités d’éveil (bien souvent hors de prix). Puis dans un second temps, la visite d’un psychologue, la pratique de ces tests etc. relèvent elles aussi belle et bien d’une pratique de classe et à moins que certains professeurs insistent dans l’environnement scolaire, il n’est pas rare que pour des questions de mœurs et d’argent, aucune famille de classe populaire ne franchisse un tel lieu a priori « pas fait pour eux ».
Nous constatons par ailleurs aisément que les tests et notamment celui du Q.I sont en parfaite corrélation avec le niveau d’étude moyen [8]. Serait-ce à dire qu’en permettant au plus grand nombre de poursuivre des études plus longues, le résultat global des tests de Q.I augmenterait ? Nous pourrions croire sinon que ce sont justement les personnes ayant un Q.I le plus élevé qui accèdent à ces études, mais là-encore ce n’est pas le cas. En réalité, l’habitude, le maniement de certains exercices, le développement d’aptitudes psychiques augmentent tout simplement le score, à la manière dont n’importe quel musicien ou sportif voit ses performances s’améliorer au fur et à mesure qu’il s’entraîne. Mais si la ligne de départ (la famille) et le chemin en milieu de course (l’école) ne s’avèrent pas identiques pour tous, comment juger de quelque chose dont on nous laisse croire qu’il intervient comme une instance supérieure, comme par miracle ?
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Idéalisme de la praxis : vers le meilleur des mondes ?
Plus grave encore, ces tests réservés à quelques-uns et qui n’opèrent aucune effectivité concrète dans la vie de l’individu, s’inscrivent en toile de fond d’une anthropologie qui caractérise notre mode de production. En effet, la douance c’est la possibilité de jouir, non sans entrave, mais sans produire. L’attestation psychologique d’une « douance » est la reconnaissance d’une possible production qui n’a pas nécessairement à être : en bref, on attribue un mérite à une personne, qui lui octroie une reconnaissance en tant que surdoué, zèbre ou quoi que ce soit, sans que cela ne l’incite à ne rien faire de ce potentiel a priori. En revanche, qui dit « surdoué » ou « haut potentiel », dit aussi simples « doués » et pire, « sous-doués ». Ceux-là, n’ayant pas eu la chance d’être touchés par la grâce se verront alors diriger vers des cursus où l’objectif ne consistera qu’à les faire rentrer dans le rang. Ne nous voilons pas la face, alors que des enseignes (plus que des écoles) comme Science po s’avèrent n’être que la figure de proue d’une petite élite à même de se payer des frais scolaires exorbitants afin d’employer le management du Capital ; bref de faire obéir le prolétariat, les cursus pour prétendus « sous-doués » ne servent quant à eux qu’à obéir à ceux qui nous sont présentés comme légitimes. Or, parmi les compétences requises pour accéder à l’élite des H.P, jamais aucun test n’est par exemple mis en œuvre pour voir si la personne qui s’y emploie est à même de remettre en cause une autorité illégitime, quelle qu’elle soit : politique, scientifique. Ce serait pourtant là un des multiples exemples qui en plus de relever de l’intelligence permettrait de jauger de la capacité éthique d’une personne.
Trêve de plaisanterie, l’éthique ne se mesure pas, sauf à être un carnet de vie scolaire qui juge de l’habileté de jeunes adolescents à devenir de potentiels ennemis de tout comportement jugé « anormal ». Ainsi, et nous le savons depuis MM. Sarkozy et Hortefeux, un délinquant se repère dès les classes de maternelle tandis que plus tard tout comportement insurrectionnelle se devra d’être canalisé.
Plutôt que de reconnaître une production et d’en juger par elle-même, certains se voient offrir, en plus des meilleures places dans des écoles dont les frais représentent le travail d’une vie pour bien des prolétaires, la possibilité d’une reconnaissance au travers de la douance, malgré l’absence concrète de toute production. Ainsi, nous consentons à ce qu’ils consomment, d’un point de vue social, sans produire.
Ainsi, nous voyons se dessiner des catégories et sous-catégories de personnes, une sorte de classement accepté et jugé comme acceptable. Alors même qu’on stigmatise aisément les différentes formes de racisme habituel, le racisme de classe ne serait que l’expression d’une « culture de l’excuse », par jalousie de ceux qui réussissent (Amen !). Cela permet un dressage anthropologique d’extraction de la production, puisque déjà récompensé par la nature. Quelle meilleure reconnaissance peut-il y avoir alors que la nature elle-même, plutôt que la reconnaissance d’un travail, d’une production ? Ainsi, sans même produire quoi que ce soit, le surdoué pourra profiter et de la reconnaissance et de la production des « sous-doués ». Au pire, il participera à la production sans produire pour s’établir parmi les nouvelles couches moyennes et ainsi penser s’être élevé socialement par lui-même, en tant que self made man. Ainsi, il participe de l’exploitation en pensant y échapper alors même qu’il ne récupère que les miettes du banquet. À l’inverse, celui dont la douance est ignorée verra son travail y compris intellectuel et théorique, l’être presque autant et il devra redoubler d’efforts vis à vis de ceux qui « ne se sont donnés que la peine de naître ». Nous assistons à un surcodage de la valeur intellectuelle où là-encore la production est niée au profit d’une pure consommation arbitraire. La douance devient alors aussi un mode d’intégration aux rites initiatiques du capitalisme : la preuve qu’on peut obtenir les fruits d’un travail qui n’a pas eu lieu ou dont on nie pour le moins l’existence.
Or, comme Bach le signalait déjà, à temps de travail égal, n’importe qui sans doute aurait atteint son niveau technique. Nous nous heurtons là au problème du travail invisible. Faute de vouloir reconnaître le travail réel et préférant les nouvelles mystiques, le temps de travail et de réflexion passé à produire quelque chose se verra réduit au fait que le niveau atteint provient d’un ailleurs, d’un « don », évacuant ainsi toutes potentialités réelles et à disposition du commun.
Parce qu’à juger même que ces « haut potentiels » aient justement en eux ces capacités potentiellement déplorables, cela ne signifie pas que les autres ne peuvent pas les déployer pour autant, en y ajoutant là-encore du travail. De même, l’adage dit bien que qu’un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche… Il en va de même entre un « sous-doué » qui s’exerce des heures et un surdoué qui reste sur cette reconnaissance idéaliste vis-à-vis de toute praxis. Pour bien comprendre le problème de l’idéalisme de la praxis il nous suffit de nous représenter quelqu’un dont la vie consisterait à ne jamais produire aucune tâche ménagère, mais qu’une autre personne exécuterait à sa place, sans qu’il daigne bien vouloir s’en apercevoir. Alors, malgré l’insalubrité qui devrait régner dans le lieu, l’idéaliste de la praxis, niant le travail de nettoyage de l’autre, en viendra à imaginer que ce nettoyage est le fruit d’un tiers inclus, bien qu’inexistant – sorte de main invisible de la propreté…
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Hypersensibilité et Psyché comme construction historique.
Comme cela a été signalé plus haut, il est un point intéressant au sujet des Zèbres, c’est l’hypersensibilité qu’on leur prête. Ce point, relevé très tôt par Alice Miller a eu le mérite de montrer que le surdoué, s’il en est, ne développe pas une intelligence unidimensionnelle, mais que sa capacité relationnelle et de compréhension d’autrui peut le conduire à comprendre très vite certaines situations et comportements. C’est là un point intéressant, et sans doute indéniable, néanmoins il ne manque pas de faire une nouvelle fois l’impasse sur les conditions matérielles et historiques qui rendent ce phénomène possible et donc absolument pas extraordinaire.
En effet, de même que le mariage et l’attention portée aux enfants ont pu se cristalliser autour de l’amour et ce de manière communément partagée dans les pays dits Occidentaux, depuis le développement des moyens de production moderne et les avancées hygiéniques, la psyché, comme résultant de la praxis historique se voit modifiée et nouvellement codifiée. Les conditions sociales et économiques offrent davantage la possibilité de s’intéresser à autrui, de le comprendre, d’être davantage en contact avec lui dans un rapport d’amour et pas simplement de subsistance. La crainte de la mort précoce, entre autres, ayant presque totalement disparue chez nous, l’inconscient s’autorise davantage à accueillir des affects qu’ils repoussaient auparavant pour sa survie et par incompatibilité sociale et coutumière. Aussi, tout comme il n’y a rien d’étonnant au fait que les enfants dépassent leurs parents, sans quoi il n’y aurait ni Histoire ni progrès dans l’Histoire, il n’est pas plus étonnant de voir des enfants plus sensibles aux relations avec l’autre. De plus, les conditions permettant de rendre cette disposition plus universelle qu’auparavant, elle apparaît comme un phénomène nouveau dont on peine à expliquer les causes du fait du nombre recensé. Or, cela relève du progrès logique de la conscience humaine dans le processus de libération qui est le sien.
Néanmoins, cela revient une fois de plus à poser la question éthique. Or, ce n’est jamais ce plan qui est valorisé actuellement chez les personnes dites « surdouées ». Au contraire, ce à quoi nous assistons lorsque le diagnostic est très tôt posé c’est à la mise en route d’une machine infernale dont nous avons vu plus haut qu’elle consiste tant que cela est possible et accepté, à détourner les principes éthiques. Ce détournement s’opère au profit d’une intelligence postulée qui est mise au service d’un contrôle de la production et des producteurs. Ainsi, il n’est pas rare dans les diagnostics précoces de l’élève reconnu comme surdoué, fort de sa présence en tête [9] de classe, conduisent à transformer le processus éthique viable en un détournement des aptitudes en vue de l’obtention d’un gain, d’un profit quitte à jouer contre le commun.
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Pour une compréhension matérialiste et dialectique de notre héritage humain.
Toutes ces considérations ne font sens en revanche, que si l’on replace ce phénomène de douance dans un moment historique où il est propice qu’il apparaisse. En effet, de part une tendance trop idéaliste, y compris en science, de la compréhension du psychisme et par détestation de tout « historicisme », on ne cesse de réinventer la roue. Or, de surdoués, il y en a toujours eu. D’autant que nous ne confondons pas là ce qui relève du génie avec le phénomène de douance. La présence plus conséquente de ce phénomène, outre qu’il est en grande partie dû aux plus nombreux tests réalisés, provient d’un processus à l’œuvre dans toute l’Histoire : c’est le progrès de l’humanité. Mais, fort d’antihumanisme et d’anti-progressisme, et plutôt que de concevoir l’Histoire dans ses moments et processus qui inscrivent en fond de l’humanité un progrès technique et humain, on en vient à oublier que la praxis évoluant, la psyché évolue aussi.
Aussi, une génération qui grandit avec les moyens techniques que nous connaissons, en pleine révolution numérique, avec internet, Google Earth, Wikisource, etc. couplée à un ensemble de considérations pédagogiques et éducatives, ne peut que fort heureusement laisser entrevoir un développement plus important des aptitudes psychiques autrefois jamais stimulées. Comme le prouve alors les statistiques rapportées à l’échelle historique, le Q.I moyen pour revenir sur ce test, n’a cessé lui aussi d’augmenter au cours du siècle.
Là encore, point de miracle, mais une conséquence logique de processus dont on daigne voir l’existence, du fait de leur impact épistémologique et politique sans doute trop déstabilisant pour une classe dominante qui souhaite conserver la totalité du gâteau.
En réalité, la pensée de demain viendra d’où on ne l’attend pas, c’est-à-dire qu’elle sera le fruit de conditions économiques, matérielles que nous connaissons, issue d’une crise qui nous incite à faire des choix, et contingente à une pratique épistémologique qui n’est plus en phase avec la quête d’universalité. Cette pensée pourra être efficiente et émergée en dehors des sentiers habituels battus (grandes écoles, universités, arènes politiques etc.). C’est cela peut-être qui effraie…
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La jalousie au fondement de la critique ?
Un proverbe Chinois dit « les vérités qu’on aime le moins à entendre sont celles qu’on a le plus d’intérêt à savoir. » et à ce stade de la critique j’ose imaginer que les personnes, les groupes et institutions ayant établis leur pouvoir sur les bases précédemment décrites trouveront n’importe quel prétexte relevant de la psychanalyse de Bazard pour attaquer mon propos. C’est pourquoi, et bien que cette parenthèse s’écarte de l’analyse, je me permets de répondre à l’une des fausses critiques courantes, à la première personne.
Certains n’hésitent pas à penser que la remise en cause de ce qui s’apparente à un problème politique, éthique et scientifique n’est que le fruit d’une frustration, d’une jalousie. Alors je rassure mes lecteurs sur ce point, si j’émets cette critique c’est justement parce que je ne m’élève pas contre les diagnostiqués, et encore moins contre les familles qui cherchent à juste titre des réponses, mais contre une pratique invasive et trop sûre d’elle-même. Cette pratique, j’en ai moi-même fait les frais ayant parfois réussi haut la main certains de ces tests auxquels je n’accorde aucune importance. Mais, étant issu d’une classe populaire, cela n’a servi qu’à étendre la division sociale au sein de la famille, à terme. Or, plus jeune, le refus familial revendicatif par « bon sens », de me faire évaluer, pour me faire devenir « autre », m’apparaît aujourd’hui comme le seul don véritable qui m’a permis de me donner goût au travail plutôt qu’aux acquis illégitimes.
Aussi, je ne revendique et ne revendiquerai jamais aucune forme de douance, de même que j’incite les familles à voir dans leur enfant sa particularité et à composer avec. La seule chose que je suis à même de revendiquer, c’est ma production, qui existe et qui elle peut abondamment être critiquée. Ce que j’ai construit, si petit soit-il, est le fruit d’un travail long et acharné, qu’on souhaiterait passer sous silence pour que cela ne soit plus que du travail invisible.
Quant à la nécessité de prendre en charge des adolescents en quête d’identité, c’est là le problème de n’importe quel adolescent, et il est même nécessaire que cette question se pose à lui. Il fut un temps où plutôt que d’employer une batterie de tests déconcertant, la littérature et la philosophie bien employées et enseignées répondaient à une bonne partie de ces questions.
La problématique liée à la douance n’est que le reflet révélateur d’une pratique anthropologique plus profonde dont nous pouvons constater les effets sur bien des plans. En effet, c’est une discrimination objective qui tait son nom sous couvert de scientificité alors même qu’elle relève d’une pratique de domination et de négation envers une large frange de la population. La science cognitive pratiquée ainsi devient un outil d’exploitation légitimé.
Or, nous devrions plutôt revendiquer une science dialectique de compréhension des processus à l’œuvre dans l’ensemble des dynamiques humaines. Ainsi, c’est l’universalité et le commun qui pourront reprendre leur place plutôt que l’asservissement de presque tous par quelques-uns.
Loïc Chaigneau pour son blog, Initiative Communiste et Étincelles.
Le 03/09/2017
[1] https://mensa-france.net/enfants-precoces/
[2] Le concept de Zèbre a été formulé par Jeanne Fiaud-Facchin, dans le but de réduire les incompréhensions qui entourent les « surdoués ».
[3] « On voit apparaître ici manifestement quel est le plus sûr chemin de la science de la nature au mysticisme. Ce n’est pas l’impétueux : foisonnement théorique de la philosophie de la nature, mais l’empirisme le plus plat, dédaignant toute théorie, se méfiant de toute pensée. Ce n’est pas la nécessité a priori qui démontre l’existence des esprits, mais l’observation expérimentale de MM. Wallace, Crookes et Cie. Si nous avons foi dans les observations d’analyse spectrale de Crookes qui ont amené la découverte du thallium ou dans les riches découvertes zoologiques de Wallace dans l’archipel malais, on exige de nous que nous croyions de même aux expériences et découvertes spirites de ces deux savants. Et si nous déclarons qu’il y a tout de même là une petite différence, à savoir que nous pouvons vérifier les unes et non pas les autres, les voyants spirites nous rétorquent que ce n’est pas le cas et qu’ils sont prêts à nous donner l’occasion de vérifier aussi les Phénomènes de spiritisme. En fait, on ne méprise pas impunément la dialectique. Quel que soit le dédain qu’on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique. Mais alors, la question est seulement de savoir si, dans ce cas, on pense juste ou non, et le mépris de la théorie est évidemment le plus sûr moyen de penser de façon naturaliste, c’est-à-dire de penser faux. Or, selon une vieille loi bien connue de la dialectique, la pensée fausse, poussée jusqu’à sa conclusion logique, aboutit régulièrement au contraire de son point de départ. Et voilà comment se paie le mépris empirique de la dialectique : il conduit quelques-uns des empiristes les plus terre à terre à la plus saugrenue de toutes les superstitions, au spiritisme moderne.
[4] Cf. http://www.atlantico.fr/decryptage/pourquoi-votre-qi-ne-dit-pas-grand-chose-votre-intelligence-desole-sharon-jacques-lautrey-637241.html
[5] https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2007-10-page-43.htm
[6] La taille du bassin chez la mère n’étant pas suffisamment conséquente par rapport au développement du néocortex, le temps de gestion humain postulé à 12 mois normalement, n’est que de neuf mois. Cela rend le bébé moins viable que n’importe quel autre mammifère à la naissance. En conséquence de cela il a nécessairement besoin du rapport à l’autre pour se maintenir en vie.
[7] Si l’on accepte là-encore d’arrêter de croire que « pensée et langage » sont absolument dissociés…
[8] http://www.douance.org/qi/qicorrel.html#corps
[9] Ignorant de la constance macabre dans le phénomène de notation… Phénomène dont tout élève qui entre en classe préparatoire prend conscience…
Très bon article Loïc, voilà qui permet de prendre un peu de recul envers cette affaire de HP.
J’ai l’impression que les gens cherchent avant tout une explication à leur mal être, à leur quête d’identité et que la théorie HP leur apporte. C’est un soulagement pour beaucoup semble-t-il. Mais cette recherche-là ne découle-t-elle pas précisément des conditions de vie actuelles comme tu l’expliques ? …
Je voudrais néamoins relever un point qui m’a surpris. Tu parles du livre d’Alice Miller (auteur épatante, aux théories très puissantes selon moi), pourtant le mot « doué » n’est pas à prendre au sens de « surdoué ».
J’estime que les deux notions n’ont en réalité rien à voir. D’ailleurs, l’éditeur met en garde « Contrairement à ce que le titre a souvent pu laisser penser, il ne s’agit pas d’un livre sur les enfants surdoués. »
Il s’agit de comprendre le mot « doué » au sens de « réceptif et réactif à la pédagogie noire ». Des enfants qui vont très rapidement comprendre ce qu’on attend d’eux et étouffer leurs émotions donc leur vrai Moi, et qui en feront des adultes perdus sur leur identité réelle.
Qu’en penses-tu ?