Relecture de En tournant la page, Actes Sud, 1966
par Georges Gastaud
Poète des Révolutions cubaine et afro-américaine, dirigeant du PC de Cuba aux côtés de Fidel Castro, Nicolas Guillen n’est pas seulement le chantre des « petites gens », des Noirs et des métis en révolution, il est aussi – mais s’agit-il là de données différentes ? – un fin analyste politique dont il faut tirer leçon pour décrypter « de gauche » notre époque d’intense brouillage idéologique. Quelques exemples :
- Partant des relations compliquées de Cuba avec l’Espagne, à la fois mère et marâtre, Guillen observe ainsi :
«pour que règne l’harmonie entre les deux pays, il est indispensable que chacun d’eux préside à son propre destin et retourne à sa propre histoire ; alors, de multiples causes de friction qui existent aujourd’hui disparaîtront ».
Bref, dialectiquement, le droit au divorce, l’affirmation indépendantiste du droit de Cuba et de tout peuple à divorcer de la puissance coloniale est la condition d’un futur mariage heureux. Comme aujourd’hui la capacité de la France à sortir de l’UE pour reconstruire une République souveraine et fraternelle est la condition pour que naisse une Europe des nations souveraines, égales et fraternelles, socle ultérieur d’une fusion harmonieuse, égalitaire, des nationalités apportant chacune sa part d’originalité au creuset internationaliste commun. Telle est la conception qui présida à la création de l’ALBA : indépendance par rapport aux traités inégaux et supranationaux « made in Washington » pour mieux permettre une véritable intégration progressiste des peuples latino-américains.
- Défense de la langue espagnole contre l’anglo-américain envahissant Cuba à l’époque du dictateur Batista:
« Ô ports qui parlent en anglais / Qui commence par « yès » et qui s’achève par « yes »…
Car le peuple français actuel et sa jeunesse livrée aux « States » aussi se tuent, s’humilient, se renient quand ils s’exclament à longueur de temps « yessssss ! », « My God ! » et « OK », alors que notre peuple renaît et rajeunit soudainement quand il s’unit pour dire « Non, c’est non ! » , comme il le fit un certain Jour de gloire le 29 mai 2005…
Et aussi sur le même thème, et pour célébrer la nationalisation socialiste de l’industrie sucrière cubaine :
« Voir en passant en autocar sur la route, les immenses champs de canne à sucre et leurs centrales avec de grandes pancartes qui ne sont plus en anglais mais qui portent le nom d’un martyr de la dictature »… (p. 259)
- Un « incipit » général pour « Etincelles », la revue théorico-culturelle du PRCF ?
« Ceux qui enflamment l’étincelle / rouge, sur la campagne desséchée, / Ceux qui crient « nous voici ! » et auxquels l’écho d’autres voix / répond : « nous voici ! » ».
- Dialectique de l’exploitation capitaliste et de l’exclusion capitaliste (pour ceux qui seraient tentés d’opposer les chômeurs aux travailleurs) :
« On me tue si je ne travaille / et si je travaille on me tue ; / toujours on me tue, on me tue / Toujours on me tue »… (p. 87)
- Solidarité des sacrifiés : Qu’ils sont inintelligents et objectivement suicidaires ces peuples et ces individus aveulis qui, croyant tirer leur épingle du jeu et faire ami-ami avec l’impérialisme, participent à la curée quand l’oppresseur général s’acharne sur une proie préalablement isolée, ciblée et harcelée. Car… « Quand on tue une dinde, les poules ne rient pas »… (proverbe haïtien cité par Guillen).
- La Roche tarpéienne est proche du Capitole (y compris pour les faiseurs d’Empire) :
« Le jour s’achève mais New-York ne le sait pas. / Ainsi furent aussi Rome et Babylone»… (p. 130).
- Le marxisme n’abolit pas l’héritage culturel, il l’accomplit !
« le marxisme a pris une importance historique en tant qu’idéologie du prolétariat révolutionnaire parce que, loin de mépriser les grandes conquêtes de l’époque bourgeoise, il a appris et reconstruit tout ce qui, dans le développement deux fois millénaire de la pensée et de la culture humaine, avait de la valeur » (p. 309) ;
- « TENGO ! »
Et pour finir, ce poème magnifique de Guillen qui s’oppose à la fois, à partir du point de vue du prolétariat cubain (et de ces prolétaires d’entre les prolétaires qu’étaient, avant la Révolution castro-guévariste, les ouvriers noirs des plantations sucrières…) au culte capitaliste de l’ « avoir » et à sa contestation superficielle par les petit-bourgeois ; lesquels ne surent mie ce que c’est que d’être dépossédés et expropriés, c’est-à-dire possédés négativement par l’avoir d’autrui :
« J’ai… de même que j’ai la terre, j’ai la mer / Country, nenni, / High Life, nenni, / Tennis, nenni, yachting, nenni; / La mer de plage en plage, de vague en vague, / Bleue, géante, ouverte, démocratique, / Bref, la mer (…). / J’ai que j’ai / Ce que je devais avoir ».
Camarades, et notamment camarades jeunes communistes des JRCF et des JC, lisez, relisez, apprenez, récitez, mettez en musique, les poètes communistes du 20ème siècle, lisez le Cubain Guillen, le Turc Hikmet, le Grec Ritsos, l’Allemand Brecht, les Chiliens Neruda, Jara, Parra, l’Espagnol Alberti, le Russe Maïakovski, les Français Eluard, Aragon, Guillevic… Car qui vous dira mieux qu’eux le sens vécu du combat ? Et qui mieux qu’eux vous dira comment devenir vous-mêmes poètes, c’est-à-dire, non pas « créateurs d’entreprises », mais « entrepreneurs en création », pour le dire comme notre camarade Francis Combes ?