L’expo Hergé va bientôt fermer ses portes. Elle n’était pas inintéressante. Son parti-pris consistait à sortir des limites du neuvième art, où le dessinateur belge occupe une place royale, pour le replacer dans l’histoire de l’art en général, comme représentant de la fameuse « ligne claire » (contours systématiques, couleurs en aplats), dont il n’est pas l’inventeur mais le plus grand représentant. Des toiles de l’auteur, des illustrations pour des réclames ou des journaux, sont judicieusement exposées et mettent en valeur la cohérence et la valeur d’un créateur exceptionnel.
On peut néanmoins regretter que cette tentative réussie de sortie de l’enfance (Hergé n’est pas seulement un « auteur de BD pour enfants » mais un véritable artiste) s’accompagne a contrario d’une infantilisation du public. Nous voulons parler de l’absence quasi totale de références politiques, sur le mode : « N’abordons pas les sujets qui fâchent. »
Replacer Hergé dans son temps et sa classe…
On pouvait pourtant, sans pour autant céder aux facilités du réquisitoire a posteriori, essayer de replacer Hergé dans les préjugés de son temps. Comme ce dernier avait sur le faire, expliquant ses premiers albums (Tintin chez les Soviets, Tintin au Congo) par la prégnance de son milieu bourgeois, ultra-catholique, dont certaines dérives rexistes, à la Léon Degrelle, porteront certains jusqu’au front de l’Est. Il n’y a pas lieu de trouver cette confession insincère, d’autant qu’Hergé avait déjà su évoluer, quand personne n’était en mesure de lui demander des comptes, notamment au moment du Lotus bleu (1934-1935), suite à la rencontre, décisive, d’un ami chinois, amoureux comme lui de la peinture. Hergé dira avoir eu alors pris conscience de sa responsabilité politique en tant qu’artiste.
En effet, il n’était pas évident, pour le Hergé de l’époque, de prendre position pour les Chinois contre l’impérialisme japonais mais aussi contre leur sort colonial, depuis les guerres de l’Opium. On mesure le parcours réalisé depuis les Soviets, où le dessinateur représente la salle de torture des méchants bolcheviks où officient deux Fu-Mandchou, au regard forcément fourbe-et-cruel (cliché raciste de l’époque et qu’on retrouve, du Fritz Lang de Docteur Mabuse à Heidegger affirmant vouloir protéger l’Allemagne des « Asiates »).
Ce sont en effet en bonne partie les délires racialistes – la Russie jadis gouvernée par une dynastie aryenne abandonnée aux moujiks « asiates » – qui étaient convoqués à l’époque par les affameurs de la Russie rouge (pas moins de quatorze nations) pour camper en ennemis de toute civilisation les bolcheviks, qui demandaient pourtant la paix mondiale sans réparations ni indemnités. La presse actuelle, qui continue à regretter Tintin au Congo sans dire un mot de Tintin chez les Soviets (attitude devenue systématique), montre aujourd’hui à quel point la haine antislave est redevenu parfaitement licite, tant l’anticommunisme autorise tout.
Se tirer du chancre mental du racisme et de l’anticommunisme primaire
Il était pourtant important, d’un point de vue civique, et sans parler aux jeunes avec trop de prosélytisme partisan, de comprendre Hergé dans son temps et dans son parcours. Car Hergé n’a certes rien d’un artiste infantilisant. C’est aussi parce qu’il est politique qu’il continue d’amener des millions d’enfants à l’âge adulte, qu’on le veuille ou non. Certes, le parcours d’Hergé n’a pas le caractère exceptionnel, lucide et héroïque d’un Thomas Mann, auteur des très militaristes Confessions d’un apolitique durant la Première Guerre mondiale, mais qui devint, pendant la deuxième, le pourfendeur le plus acharné de l’anticommunisme, qualifié par lui de théorie « la plus imbécile de ce temps ». Qui qu’il en soit, il y avait lieu de saluer le fait qu’un artiste universel comme Hergé, ou du moins universellement reconnu, ait su se tirer du chancre mental du racisme pour tendre lui-même, à sa manière, à un certain humanisme, modéré, bourgeois certes, mais sincère.
C’était peut-être trop demander aux organisateurs de l’exposition, quand l’ensemble du milieu culturel français et surtout parisien est en train de revenir soit à un anticommunisme digne de « Courtois au pays des Soviets » ou bien à cette dépolitisation très spécifique où Brecht voyait pointer le museau fétide de la bête immonde :
« Le pire des analphabètes, c’est l’analphabète politique. Il ne s’informe pas, ne discute pas, ne participe pas aux événements politiques. Il ne sait pas que le coût de la vie, le prix des haricots et du poisson, le prix de la farine, le loyer, le prix des chaussures et des médicaments dépendent des décisions politiques. L’analphabète politique est si bête qu’il s’enorgueillit et gonfle la poitrine pour dire qu’il déteste la politique. Il ne sait pas, l’imbécile, que c’est son ignorance politique qui produit la prostituée, l’enfant abandonné, le voleur, et surtout le pire de tous les bandits, le politicien malhonnête, menteur et corrompu, qui lèche les pieds des entreprises nationales et multinationales.»
Hergé était donc un homme proche des milieux d’extrême droite, devenu un homme de droite et pas uniquement sous la pression des événements, mais certainement pas un apolitique de cette espèce insidieuse, qui fait le lit du fascisme de celui d’hier, comme de celui d’aujourd’hui. N’ayez donc pas peur d’aborder les questions politiques. Parlez-nous politique, comme le demandait Roger Vailland, dans son tout dernier texte, qui date de 1964 mais sonne tellement juste aujourd’hui :
« Jamais, de « mémoire d’homme », le peuple français (et pas seulement lui) n’a été aussi profondément dépolitisé comme on dit… Il est informé, bien sûr, mais être informé de la politique, c’est à dire de l’histoire en train de se faire, la regarder à la télévision, même si c’était une télévision objective, c’est utile pour se conduire en politique, mais ce n’est pas par là même se conduire en politique. (…) Comme citoyen, je veux qu’on me parle politique, je veux retrouver, je veux provoquer l’occasion de mener des actions politiques (des vraies), je veux que nous redevenions tous des politiques. »
Aymeric Monville, 7 janvier 2017
J’ai honte quand je pense que l’icône de mon pays, la Belgique, mise en avant par bien des médias, était un rexiste qui fut jugé et fit de la prison pour collaboration. Simenon, lui, dut rendre des comptes mais ne fut finalement pas inquiété outre mesure. J’invite ceux que cela intéresse à se pencher sur l’histoire de la presse rexiste, soutenue par les jésuites de Malonne. Un facho qui rapporte du fric est un bon facho? A chacun ses Taittinger.