Notre amie Rose-Marie vient de voir et d’apprécier le film L’Etabli dont l’idée provient d’un livre célèbre de Robert Linhart. Cet intellectuel alors maoïste a vécu dans les années 70 la vie et la lutte des ouvriers à la chaîne de Citroën et il l’a racontée dans un petit livre choc. Nous reproduisons volontiers le témoignage de l’exploitation capitaliste au long cours que nous a confié Rose-Marie…
L’usine
En 1978 fut promulguée la Constitution espagnole et, déçue de la légitimation de la monarchie, je décidai de mettre un terme à mes études d’espagnol, d’autant plus que les postes manquaient au CAPES d’espagnol que j’aurais dû préparer alors, et de reprendre celles du russe, que je regrettais d’avoir abandonné après le Bac. Je m’inscrivis aux Langues O pour postuler ensuite à l’ESIT et devenir traductrice. Je savais que cela serait long, très long et décidai de travailler pendant les vacances scolaires où je pourrais. A l’ANPE de Bobigny on m’adressa en juillet à l’usine de produits chimiques et lubrifiants BARTHELEMY de la rue de l’Industrie, qui a fermé depuis, remplacée par des ateliers TOP ALU de volets et portails. Après avoir servi de guide touristique pendant quinze jours à ma cousine madrilène qui venait voir Paris je rejoignis les ateliers de la rue de l’Industrie par un beau soleil le 15 juillet et n’en sortirais que fin octobre ou début novembre, les cours de russe et de géographie de la sphère soviétique bien avancés avec MM. Chicouène et Radvanyi à Gennevilliers.
Il y avait dans la rue plusieurs entreprises dont une de cartes perforées roses pour les machines dites ordinateurs. Elles jonchaient tous les soirs le perron de l’entreprise qui faisait face à l’usine de produits chimiques et lubrifiants BARTHELEMY. Elle est occupée actuellement par un atelier de casse de voitures de nom espagnol.
Les locaux de l’usine BARTHELEMY sont restés identiques. Les portails sont maintenant rouillés. Au portail, le contremaître Ali nous attendait le matin et un matin il m’a montré sa montre avec désapprobation parce que j’étais arrivée à 8h00 pile et que donc je serais en retard devant ma machine puisque je devais pointer, prendre mon tablier et déposer mon sac et mon gilet dans le casier.
L’usine embauchait pour l’été de la main d’œuvre destinée à remplacer les ouvriers français et immigrés qui partaient au pays pour l’été : Turcs, Yougoslaves, Portugais, Algériens. Il y avait peu de Français et de Françaises l’été.
Nous étions une dizaine de femmes à la cantine à midi et une dizaine d’hommes.
Il y avait une cour avec trois bâtiments. A droite les bureaux. Au milieu, à l’arrière, les ateliers. A gauche, la cantine et les cuisines. A l’extérieur des bureaux, un espace où ceux qui venions en vélo nous attachions le nôtre, deux ou trois, les secrétaires nous voyaient faire. Le bâtiment des ateliers avait à droite une partie avec des machines. Il y avait là surtout des jeunes gens. J’en vis un soir, roux aux longs cheveux tressés, à la peau sombre, devant le Centre Pompidou – j’y allais certains soirs – alors qu’il avait travaillé la journée sur une machine. Je n’étais pas la seule à Bobigny à rêver d’un ailleurs !
Aux lubrifiants il y avait plusieurs ateliers. Après le hall, où l’on pointait, à droite il y avait un atelier avec des pièces détachées où chacun avait un poste précis et travaillait à son rythme en laissant certaines tâches pour le lendemain m’avait dit un ouvrier, avec quelques hommes et femmes, dont celle qui siégeait au Comité d’entreprise et qui vint me demander un jour à mon poste, un peu plus loin dans un autre atelier, si c’était vrai que j’étais « maîtresse » (ce qui apparemment avait fuité au secrétariat). Comme une autre ouvrière me l’avait déjà demandé la veille et j’avais répondu que j’étais étudiante, à cette femme je répondis que non, ce qui lui causa un sourire.
Plus loin il y avait plusieurs ateliers à droite et à gauche du hall central. On produisait des lubrifiants de tous types. L’atelier où j’étais affectée en produisait à partir de bacs dont le contenu plus ou moins compact était versé par deux ou trois femmes dans des pots plus petits, de quelques kilos, ou sur une machine qui collait des étiquettes sur des rouleaux de lubrifiants déjà emballés. Il fallait mettre le rouleau dans un orifice prévu et le ressortir étiqueté. Quand je devais faire ce travail, en rentrant à 8h pile, je crevais d’ennui à 8h15 ou à 8h20 et je ne me voyais pas continuer ainsi jusqu’à 16h ou 17h. Heureusement, on me changea de boulot l’après-midi. Je préférais remplir des pots de mastic ou de lubrifiant et les reboucher, c’était plus varié. Avec l’ouvrière qui travaillait avec moi nous décidions d’une quantité moyenne à remplir et elle était faite à 16 ou 17h. Le matin pour tenir jusqu’à midi sur la machine je chantais ce qui finit par être mal vu. Je finis par recevoir une lettre de menace de licenciement.
J’aimais circuler pour aller nettoyer des étagères de chariots destinés à transporter des récipients de produits, qui parfois coulaient jusqu’au sol, quand les ouvriers les manipulaient à la va-vite. Je fus ainsi aspergée une fois de produit marron sur mon gilet beige, mon tablier n’étant pas assez couvrant et maculé de taches de toutes les couleurs. Il fit peur d’ailleurs aux secrétaires lorsque nous allâmes un matin en délégation réclamer une avance sur salaire, je crois. Nous avions voulu garder nos tabliers pour que les secrétaires nous voient « nature ».
Un jour il y eut beaucoup de fumées qui s’échappèrent d’un atelier lors de la production d’un lubrifiant et je m’enroulais la tête dans des essuie-tout, comme les autres ouvriers. Il n’y avait pas de masques de prévus. Au bout d’un mois nous passâmes une visite médicale.
La camarade française étant partie en vacances « chez elle », elle avait été remplacée par une ouvrière d’origine espagnole dont la fille avait mon âge et était comptable quelque part. Elle voulut que nous sortîmes ensemble et j’invitai Inma à m’accompagner à la Cartoucherie, parce qu’on y donnait La vie est un songe de Calderon de la Barca. Une autre fois elle m’accompagna à une salle de spectacle parisienne où l’on donnait un ballet intitulé Zadig, qui nous plut beaucoup. La mère d’Inma avait cependant été scandalisée que je conseille, à la cantine, à une ouvrière qui voulait lire de lire le Rouge et le Noir, parce qu’on donnait une série à la télé ainsi intitulée. En effet, il s’agissait, dit-elle outrée, d’une femme qui trompait son mari ! Je crois que ce fut la faute à Stendhal si nos relations ne se prolongèrent pas.
A la cantine je commis quelques bévues. J’admis sans problème de m’asseoir le dos tourné à l’entrée car les autres ouvrières ne le voulaient surtout pas, mais lorsque je proposai de nous cotiser pour faire un cadeau d’anniversaire à l’une d’elles qui avait un enfant en bas âge, je commis l’erreur d’acheter du vin mousseux pour tous alors que les Algériens ne buvaient pas de vin. Je l’ignorais. Nous le bûmes entre nous, les femmes, et offrîmes une bouteille à la jeune maman.
En août ce fut le Ramadan et les Algériens ne mangeaient pas mais se couchaient dans le grenier à l’heure de la cantine. Les autres nous bavardions au soleil après la cantine.
En septembre j’avais donné rendez-vous à une ouvrière à la fête de l’Huma où je ne voulais pas aller, comme l’année précédente, laver la vaisselle au stand de Drancy. Nous nous étions baladées le samedi après-midi et avions mangé des frites dans un stand en écoutant de la musique mais nous étions rentrées tôt nous reposer.
En septembre des ouvriers français étaient revenus à l’usine, parmi eux l’électricien et un ingénieur ou col blanc qui me demanda pourquoi je ne cherchais pas de travail comme secrétaire. Un jour je balayai l’usine car il n’y avait pas de pots de mastic à remplir. Les hommes se moquèrent de moi. Ils ne balayaient jamais et cela était bien inutile.
Le patron de l’usine passa un jour et ne salua personne, sauf le contremaître.
Mi-octobre, j’étais inscrite aux Langues O et j’étais allée voir au cinéma parisien qui passait des films russes et soviétiques Ivan le Terrible et à l’Aiglon, ciné-club de France-URSS, Il était un merle chanteur (piévshij drozd), et je devais présenter ma démission à l’usine, ce à quoi m’encourageait ma camarade d’atelier d’origine espagnole. De toute façon, j’allais être licenciée parce qu’on me reprochait de chanter dans l’atelier et d’aller à la cuisine à 10h chercher des morceaux de pain avec une copine qui voulait voir le cuisinier dont elle était amoureuse, si un vieux Kabyle très sympa ne nous apportait pas un pain au chocolat ou aux raisins, comme il en avait pris le pli sans qu’on le lui demandât.
Je partis donc pour mes longues études de russe. Je travaillai l’été suivant chez Tati comme vendeuse et encore comme femme de ménage dans un laboratoire avant de partir en URSS en 1987-1988 après maints déboires comme MA d’espagnol et comme traductrice de russe et espagnol diplômée de l’ESIT.
J’ai adoré le film l’Etabli ! J’ai enfin lu le roman, conseillé il y a longtemps par un professeur de français. Cela m’a rappelé « mon » usine de Bobigny.
Rose-Marie