Il faut imaginer Sisyphe heureux et sans doute Badiou ravi de ne pas jouir en son âge désormais avancé du mol oreiller de l’indifférence publique. En effet, on ne compte plus les flèches décochées contre le saint Sébastien de l’« hypothèse communiste ». Parmi les plus venimeuses, on peut citer :
- un procès en antisémitisme (Eric Marty) aussi aberrant que dérisoire, mais qui revient périodiquement dans la presse sous le principe du marronnier,
- un « Après Badiou » en forme de meurtre du père, d’un ancien disciple (Mehdi Belhaj Kacem) adoubé désormais par la maison BHL qui, comme on le sait, pratique « la guerre sans l’aimer » avec un certain esprit de suite,
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un presque éponyme « Anti-Badiou », sous-
titré « L’introduction du maoïsme dans la philosophie », rédigé par un philosophe de métier (François Laruelle), qui n’a pourtant plus l’âge des pamphlets, étant d’ailleurs un exact contemporain de Badiou lui-même (s’ils commencent à enrôler les réservistes, où va-t-on?), -
enfin plus récemment un très sophistiqué « canular académique » (Philippe Huneman et Anouk Barberousse), mené comme une opération commando et destiné à couvrir de honte, avec le goudron et les plumes, l’héritier présomptif de la philosophie dite continentale au profit des philosophes analytiques anglo-saxons (l’OTAN viendra-t-il en renfort de cette nouvelle « révolution orange »?)
A chaque fois, les relais médiatiques ont procédé à de sévères préparations d’artillerie. Il faut croire que Badiou avait su se faire tolérer jusqu’à présent par son caractère philosophiquement brillant et politiquement inoffensif (voir notamment ses positions timorées à propos de l’UE), mais force est de constater qu’il détonne de plus en plus avec l’anticommunisme ambiant. Anticommunisme hélas aussi insubmersible que ce pétainisme naguère décrit par Badiou, dont on peine à comprendre en quoi il serait « transcendantal » ni même limité aujourd’hui au seul sarkozysme, mais dont chacun peut mesurer actuellement les effets croissants.
Bref, sans révérence excessive, nous n’avons guère envie de hurler avec les loups. Trop de critiques à droite dissuadent d’en faire à gauche.
Et pourtant, il faut ici avouer qu’on pourrait dire « bien des choses en somme » et qu’il est déjà arrivé à l’auteur de ces lignes, à deux reprises, et dans L’Humanité, de ne pas juger dérisoire d’apporter quelques gouttes d’eau à l’océan d’articles écrits ad Badiuum. En vérité, la puérilité et la naïveté de notre démarche passée ne s’excusaient peut-être que parce que le philosophe-français-le-plus-
De plus, nous entendions également ne pas nous en laisser imposer par l’argument d’autorité, dont Badiou est sans doute moins responsable que ses disciples, et qui consiste à valider toute opinion politique du maître, y compris la plus improvisée, au prétexte qu’il y a une « œuvre » derrière lui, laquelle soutiendrait les opera minora et minima, comme la Banque de France garantirait un taux d’escompte sur les banques plus petites. Parmi ces énormités médiatiques assénées sur le mode des conversations de comptoir, on peut, outre l’eurolâtrie précédemment mentionnée, évoquer la conception badiousienne, au fond très trotskyste, tendant à ne voir dans le drapeau tricolore de la nation en armes contre les tyrans que l’étendard honni de Versailles et rien d’autre ; attitude qui mène à l’incapacité à articuler le patriotisme populaire et l’internationalisme prolétarien et est à l’origine de ce très désolant « ni ni » en géopolitique qui ronge la gauche depuis tant d’années.
Notons aussi qu’à l’époque – et le lecteur voudra bien nous pardonner de céder de nouveau pour l’anecdote aux charmes immodestes de l’autocritique –, nous nous étions aventurés dans la « système badivin » en quelques lignes et avions alors bêtement et pavloviennement hasardé le terme de « pythagorisme » à propos de la fameuse ontologie mathématique du penseur, façon de le faire passer à bon compte pour « inutile et incertain ». Pour avoir retrouvé ce type de reproche partout, d’Althusser aux critiques sus-nommées, nous avons finalement compris qu’il s’agissait d’un pont aux ânes : l’auteur du « Concept de modèle » détruit par avance toute objection de ce type. Il entendait dès l’époque (1969) lutter contre les usages idéologiques de la notion de modèle, et contre le formalisme et l’empirisme en science pour parvenir à une épistémologie véritablement matérialiste des mathématiques. S’il y a bien quelque chose de pythagoricien chez Badiou, c’est dans ce geste final qui obligea le philosophe de Samos à renier (jusqu’au suicide collectif, nous dit-on) son modèle basé exclusivement sur le modèle des nombres premiers dont il comprit soudain l’artificialité en découvrant les nombres dits irrationnels.
A fortiori, il nous semble même que l’ontologie mathématique de l’auteur de L’Être et l’événement est apte à jeter des ponts vers les marxistes authentiques, du moins de ceux d’entre eux qui ont pris au sérieux la richesse que recèle le concept plénier et bien compris de dialectique de la nature. De la grande tradition épistémologique des communistes français (initiés par les Langevin, Wallon, Solomon, Politzer, Caveing), qu’elle soit de tendance épistémo-gnoséologique (Lucien Sève) ou bien épistémo-ontologique (Georges Gastaud, ou le Grec s’exprimant en français Eftichios Bitsakis, ou encore le Portugais José Barata-Moura), de nombreux camarades bien plus qualifiés que nous pourraient sans doute trouver matière à discuter avec Badiou ou bien avec ses partisans de la jeune génération, qu’inspire toujours tendanciellement, comme il est probable, un idéalisme progressiste de type sartrien qui ressortit plus d’une esthétique que d’une conception du monde bien arrêtée.
En effet on pourrait tirer le sujet badivo-sartrien, « rare », aristocratique et « nauséeux », ainsi que sa fameuse fidélité à « l’événement » lequel surgit comme une éclaircie dans le ciel gris du pratico-inerte, vers une fidélité plus globale et plus glorieuse : celle dévolue à l’histoire du mouvement communiste international, dont nous sommes intimement persuadés qu’il ne peut aujourd’hui être défendu qu’en « bloc », sans exclure le bilan critique mais sans excommunications a posteriori (de même, mutatis mutandis, que les radicaux ont compris, il y a plus d’un siècle, qu’ils ne pouvaient fonder leur progressisme bourgeois que sur la défense « en bloc », comme disait Clemenceau, de la Révolution française).
De ce point de vue, à rebours de tous les critiques de droite de Badiou qui ne craignent pas de lui reprocher ses idées politiques – et bien entendu au nom de la liberté d’opinion – et en particulier son maoïsme, nous jugeons au contraire, et sans tropisme sinisant excessif, que Badiou, de son point de vue, n’est sans doute pas assez maoïste. Car sans vouloir réhabiliter ce snobisme ou cette rage anti-PCF et anti-CGT que le la pensée Mao Zedong a pu représenter sur les bords de Seine, n’oublions pas qu’il s’agissait en Chine d’un mouvement sérieux, inscrit dans le temps long, issu du marxisme et adapté aux réalités de la Chine, et qui a sorti ce pays du joug colonialiste instauré depuis les guerres de l’opium, pour en faire aujourd’hui la deuxième puissance économique et surtout l’un des remparts les plus solides contre l’unipolarisme étasunien. On peut certes déplorer les graves erreurs gauchistes du Grand bond en avant, mais non nier que c’est sous le socialisme que les Chinois ont enfin pu manger à leur faim. Et puisqu’on nous pousse au bilan, sont-ce des amis de la Chine que ceux-là qui, prenant Badiou comme prétexte, reprochent aux descendants de la Longue Marche d’avoir gardé le pouvoir et par là épargné à la Chine le sort de la Yougoslavie, de la Russie eltsinienne ou le retour au modèle, plus autochtone, des Royaumes combattants ? Il est d’ailleurs dommage que Badiou réduise souvent cette épopée pluri-décennale et toujours en acte à « l’événement » de la Grande Révolution culturelle prolétarienne avec ses combats obscurs et fratricides qui ont duré pourtant plus de dix ans, si ce n’est pour valider certaines complaisances anarchisantes de son public qu’il entend réfuter par ailleurs.
Bref, nous sommes sans doute les rares à ne pas vouloir la peau d’Alain Badiou, ni à lui tresser de débordants lauriers, ce qui est, freudiennement parlant, sans doute la même chose. Au rythme où va hélas la fascisation du pays, nous serons même bientôt obligés d’en appeler aux déjà bien sollicités camarades des comités Honecker (actuellement appelés Comités internationalistes de solidarité de classe) pour assurer la défense de celui à qui nous aurions réservé jadis des sarcasmes tirés de La Maladie infantile, ou les faveurs de ce fameux style « guerre froide » dont il nous arrive toujours d’admirer la sévère âpreté.
Bref, les « staliniens », comme vous dites, seraient-ils fatigués ? Peut-être tout simplement responsables, et plus que jamais conscients que face aux périls, nous avons de nombreux Stalingrad à préparer et que toutes les querelles de famille n’empêcheront jamais les barricades de n’avoir, comme disait Elsa Triolet, que deux côtés.
Ce n’est sans doute que dans le socialisme que nous pourrons enfin, comme le dit en substance l’auteur de L’Idéologie allemande, pêcher le matin, faire de la critique l’après-midi, voire chanter le Temps des cerises et pourquoi pas gloser sur le narcissisme des petites différences qui nous séparent, nous continuateurs léninistes, du communisme, fût-il hypothétique, d’Alain Badiou.
Aymeric Monville, 28 décembre 2016