G. Gastaud et G. Suing, mars 2019
Nous publions ici un dialogue théorique entre Guillaume Suing, agrégé de SVT et théoricien de la biologie, et Georges Gastaud, agrégé de philosophie. Ce dialogue se déroule en trois étapes :
- Le manifeste de G. Suing déjà paru en décembre sur le site Germinal, dirigé par G. Suing.
- En avant-première, le commentaire qu’en donne G. Gastaud à l’occasion de la prochaine réédition de Lumières communes prévue par Delga pour le printemps 2019 dans le fil du Tome III consacré à l’approche dia-matérialiste des maths, des sciences cosmo-physiques, de la chimie et des sciences du vivant.
- et le commentaire de Guillaume Suing
- Plus un texte de G. Gastaud à paraître dans la nouvelle édition de Lumières communes, à propos du nouvel élan pris par l’ontologie matérialiste dans les sciences cosmo-physiques en opposition déclarée au néopositivisme dominant.
dialogue entre G. Suing et G. Gastaud sur l’évolution biologique et l’ontologie des sciences
3)
Renouer le dialogue entre sciences et philosophie me parait central, en premier lieu pour déjouer les pièges idéologiques post-modernes aujourd’hui dominants : Ceux-ci freinent la nécessaire vision d’ensemble que nous devons élaborer pour aborder l’avenir, notre avenir, de façon sérieuse et dépassionnée. Le présent échange en est –il me semble- une tentative fructueuse et prometteuse pour le camp rationnaliste et matérialiste dont nous nous réclamons.
Il y a en effet sur la question du « sens » bien des choses à dire relativement à la recherche en biologie, actuellement bouleversée par l’épigénétique, mais aussi par de nombreux domaines où l’approche holiste reprend violemment le pas sur les approches réductionnistes « chimistes » qui ont longtemps prévalu en agronomie, en immunologie, en physiologie nerveuse, etc.
Le néodarwinisme a conquis dans le siècle dernier, concédons-le, au moins une victoire sur l’idéalisme ; celle d’une rupture franche avec le « finalisme ». Mais l’idée « vitaliste » d’une finalité, d’une direction « idéale » téléguidée dans l’évolution du vivant (vers l’homme ou directement vers Dieu), contre-offensive de l’idéalisme une fois le consensus darwinien obtenu de haute lutte face au créationnisme fixiste, peut pourtant revêtir bien des significations. Et il semble que toutes ont été indistinctement battues en brêche…
Aujourd’hui toute évolution est nécessairement, dans le paradigme dominant, « émergente » (comprendre « dont l’origine est obscure »), buissonnante (comprendre « sans direction privilégiée », et surtout pas du simple vers le complexe), contingente (comprendre « fugace », « fragile », « non-nécessaire »), « non anthropocentré ».
Or si on accepte l’idée que le vivant se distingue qualitativement du reste de la matière par une propriété d’autoreproduction permanente et impossible, le « sens » s’impose de lui-même : et ce qui l’impose est son histoire même !
Si la répétition de lui-même caractérise le vivant, cette répétition impossible en valeur absolue jette les bases d’une évolution, d’une complexification, d’une consolidation progressive des stratégies de conservation, force contradictoire rendant nécessaire l’évolution des espèces. Citons-en quelques étapes marquantes.
– Tout d’abord, l’autoréplication spontanée des premières molécules organiques de type ARN, première forme effectivement fragile et fugace de néguentropie, est en soi une direction, non pas dans l’espace, mais dans l’espace-temps… Une sorte de deuxième big-bang pour réassocier, sans vitalisme, le vivant à la matière céleste.
– Cette autoréplication, en incluant nécessairement les modifications performantes (puisque les autres disparaissent tout aussi nécessairement), a généré la forme actuelle de reproductibilité que nous connaissons sous le nom fameux d’hérédité. L’hérédité génétique est ici la séparation des fonctions de catalyse et d’archivage en deux compartiments interagissant : l’ADN d’une part, les protéines exprimées de l’autre. L’archivage devient alors un seuil de consolidation de l’autoréplication, initialement spontanée, des acides nucléiques (qui accomplissaient les deux fonctions en même temps). C’est le monde des unicellulaires.
– Les modalités héréditaires se complexifiant avec le passage historique aux êtres pluricellulaires, on voit ensuite apparaître de nouvelles formes, non plus strictement moléculaires mais cellulaires, de stratégies conservatrices. Deux me semblent marquantes au stade de connaissance où nous en sommes : La mémoire immunitaire d’une part, acquise et incorporée par les animaux en adéquation constante avec leur environnement, exemple hautement complexe d’incorporation « dans les gènes » non pas de l’acquis, mais de ce qui « permet d’acquérir ». D’autre part, la transmission héréditaire épigénétique, autrement dit la fameuse, et si longtemps niée ou caricaturée « hérédité des caractères acquis ». Celle-ci peut être conçue comme une forme d’évolution d’urgence, suppléant à la lenteur de l’évolution passive des gènes quand le milieu change trop rapidement, en particulier (mais pas seulement) chez les végétaux,qui ne peuvent fuir leur milieu contrairement aux animaux.
– C’est enfin surtout avec les vertébrés qu’on assiste à l’apparition d’une forme encore plus complexe d’incorporation, c’est peu de le dire : la mémoire cérébrale. Comment ne pas interpréter l’acquisition d’une telle capacité, même si elle donne lieu parallèlement à d’autres possibilités ensuite, dans le contexte d’une survie nécessaire face à un milieu imprévisible et menaçant. La mémoire jette les bases d’une transmission de savoirs aptes à dominer, et rendre moins imprévisible, cet environnement vital ?
– N’en restons pas là : à son stade supérieur, la mémoire crée avec la lignée humaine une opportunité nouvelle, encore plus prometteuse : la recherche scientifique. C’est en effet avec des individus dont les intellects sont limités, comparables de l’Antiquité à nos jours, que se construit le savoir scientifique. Il est la force conquérante non pas d’individus isolés, sanctifiés par des statues ou des prix Nobel, mais bien d’un travail collectif, cumulatif, multiforme, gigantesque, fait d’avancées et de reculs, de l’Humanité toute entière. C’est la monstruosité des rapports de production actuels, capitalistes, qui déforme malhonnêtement notre vision de la science, car celle-ci, dépouillée des lobbys parasitaires, est évidemment notre plus grande force pour affronter l’avenir, pour assurer notre survie, notre essor.
Mettre des traits d’union entre ces stratégies chronologiquement et logiquement enchassées, des plus simples aux plus complexes, ce n’est pas imposer au vivant une direction écrite d’avance, une « finalité » inspirant nos tentations mystiques, mais observer au contraire qu’ayant posé le vivant comme un aspect particulier de la matière, c’est-à-dire du mouvement, la réalisation de ce mouvement devient histoire et ne peut être traduit en concept qu’à l’étape, la notre, où l’homme pense et se pense.
En mettant l’accent sur le dépassement dialectique qui produit de nouvelles stratégies de lutte pour la vie en niant les précédentes, nous déjouons le piège positiviste, dernier écueil du finalisme moderne, sans tomber dans l’obscurantisme postmoderne qui condamne toute foi dans le « progrès » : L’hérédité génétique des cellules nie le monde anarchique des ARN ; l’hérédité des caractères acquis nie, par l’épigénétique, la stabilité mortifère du gène ; la « culture », fondée sur les capacités cognitives du cerveau à commencer par la transmission de la mémoire, nie la « nature » (dont elle provient) ; et la science nie nos limites intellectuelles d’individus…
De cette ombre portée, des réplications moléculaires à la « noosphère » moderne, nous inscrivant dans cette vaste dynamique collective, chacun peut trouver, comme le suggère à juste titre Georges Gastaud, un « sens » à son propre chemin… Celui de la lutte pour la vie.