Entre la France et le Bélarus, « nous devons construire des ponts de compréhension mutuelle et de coopération entre les pays et ne pas ériger de murs de sanctions ».
Entretien avec son excellence l’ambassadeur du Bélarus, Igor Fissenko, par Aymeric Monville, secrétaire de la commission internationale du Pôle de Reconnaissance Communiste en France
À l’occasion d’une rencontre entre les représentants de l’ambassade biélorusse à Paris et une délégation du PRCF et de son organisation de jeunesse, son excellence l’ambassadeur Igor Fissenko a bien voulu répondre à nos questions sur la tentative, l’été dernier de « révolution orange » (ou plutôt de « contre-révolution » tant cet événement tend à détruire ce qui demeure de soviétique dans ce pays). L’occasion de comprendre les caractéristiques sociales du pays et d’en appeler à l’amitié entre nos deux peuples, unis naguère dans la lutte contre le fascisme.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste : Il semble que depuis août dernier, le Belarus a vécu sous la menace d’une « révolution orange », comme pour le Maïdan en Ukraine en 2014. Quelles sont néanmoins les différences entre les contextes bélarusse et ukrainien ? Est-ce que tout va revenir à la normale ou est-ce que la situation risque d’empirer, comme en Ukraine ?
Igor Fissenko : Toute révolution provoque inévitablement une crise profonde du pays, la dégradation des instituts sociaux, la dépression économique et le désordre. La révolution colorée est a priori l’ingérence extérieure aux affaires d’un pays souverain. Et bien sûr qu’avec toute tentative d’ingérence c’est l’épreuve de la stabilité du pays qui y résiste.
Je n’ai pas analysé minutieusement les contextes bélarusse et ukrainien mais ce qui est évident – la différence de la situation économique et des standards de vie des gens en Ukraine en 2014 et au Bélarus en 2020. Au cours des dernières années la situation au Bélarus était stable. Il y a eu une croissance constante de l’économie et du bien-être des citoyens. Aleksandre Loukachenko a remporté les élections avec 80 pour cent des suffrages. Tous ceux qui ont voté pour lui ont soutenu la stabilité et le développement durable de notre pays.
Il est naturel que les tentatives des forces extérieures d’ébranler la situation dans le pays n’ont pas réussi. À l’heure actuelle, les prétendues «manifestations» ont perdu leur caractère de masse et prennent la forme d’un carnaval, comme la «marche des femmes aux parapluies blanc et rouge».
Néanmoins les pouvoirs entendent et prennent certainement en compte les voix et les opinions des Bélarusses qui prônent des changements et une transformation du système politique dans notre pays. Une partie importante de la société a formulé une demande stable de changements, de changements dans le système politique. Cependant, ce dialogue n’est possible qu’en stricte conformité avec la législation nationale. Il est à souligner qu’il ne doit pas être établi pour plaire à qui que ce soit, sous la pression de la rue ou avec une médiation extérieure. Il devrait viser exclusivement un développement évolutif de la société et du système politique bélarusse.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: On parle beaucoup d’ingérence polonaise et lituanienne, y compris de milices fascistes, qui viennent d’Ukraine pour déstabiliser le gouvernement biélorusse. Pouvez-vous nous donner plus d’informations à ce sujet ?
Igor Fissenko : Le Bélarus se trouve à la croisée des intérêts géopolitiques de l’Est et de l’Ouest. Notre pays est enserré entre deux pôles de puissance – la Russie d’une part et l’Union européenne de l’autre.
Quant aux événements qui ont suivi la campagne électorale, je parle des protestations et du désordre, on ne peut les qualifier que des tentatives de jeux géopolitiques et d’ingérence dans les affaires du Bélarus. Malheureusement le fait que notre pays se soit confirmé comme un État indépendant n’était pas acceptable pour tout le monde. Notre président a évoqué à plusieurs reprises les faits d’ingérence de certains pays de l’Ouest au Bélarus. Et bien sûr qu’il devait réagir de façon tout à fait adéquate à ces menaces.
Les autorités bélarusses ont des faits avérés qui disent que les manifestations au Bélarus ont été minutieusement planifiées et préparées, coordonnées, notamment par le biais de réseaux sociaux étrangers. Par exemple, la chaîne Telegram «NEXTA», dont les activités, selon certains rapports des médias, sont coordonnées par le «Groupe central d’actions psychologiques» des forces armées polonaises (Centralna Grupa Dzialan Psychologicznych). Le créateur de la chaîne, un citoyen bélarusse, a obtenu l’asile politique en Pologne. Il y a eu également d’autres tentatives d’ingérence étrangère dans les affaires intérieures du Bélarus, y compris avec le soutien de certains candidats alternatifs. Il s’agit d’une pression médiatique et psychologique sans précédent sur les autorités, du dénigrement des pouvoirs, de la persécution de fonctionnaires, d’incitations aux désordres.
À l’heure actuelle, l’idée de créer un «État parallèle» est en train d’être imposé au Bélarus depuis l’étranger. Tous les instruments possibles sont utilisés moyennant des technologies politiques sophistiquées afin d’affaiblir l’État, de diviser la société, de déclencher des conflits et des heurts religieux, ce qui contredit la nature pacifique du peuple bélarusse.
Le Bélarus a reçu plusieurs offres d’aide extérieure pour résoudre la situation politique intérieure. De point de vue des pouvoirs, le problème de toutes ces propositions est qu’elles impliquent un dialogue «sans alternative» sur le transfert de pouvoir. Il faut évaluer de manière réaliste la situation actuelle. Le pouvoir au Bélarus reste stable, même si cela déplait à quelqu’un d’autre.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: Quelles sont les caractéristiques du régime actuel au Belarus du point de vue social ? Quelles sont les différences majeures par rapport à ses voisins?
Igor Fissenko : Au Bélarus le soutien du peuple reste prioritaire de la politique sociale. Ce facteur contribue pleinement à la stabilité et la prévisibilité, si vous voulez, dans la société du pays depuis bien longtemps.
Malgré les tendances mondiales, le Bélarus a gardé le système social fiable, notre éducation et la médecine sont gratuits. Chaque citoyen est aussi assuré du point de vue des retraites, chaque mère bénéficie d’un soutien financier pour la naissance des enfants, chaque enfant reçoit une éducation gratuite. Les hommes et les femmes sont égaux en droits dans tous les domaines d’activité.
Parfois on pense que le Bélarus a pris pas mal d’expérience de l’Union Soviétique. Beaucoup de gens se souviennent de l’URSS et de ses fortes garanties sociales. Surtout quand on parle des personnes âgées. Je peux dire que le Bélarus a su assumer l’expérience positive de l’URSS en matière sociale et bénéficie des avantages de soutien du peuple qui existaient à l’époque et qui étaient vraiment efficaces. Ce fait nous rend différents de certaines anciennes républiques de l’Union Soviétique, dont le capitalisme est devenu la principale valeur de l’État.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: Pourquoi ce pays a-t-il opté pour Loukachenko en 1994 alors que tous les anciens pays socialistes avaient basculé dans le capitalisme néolibéral ? Le livre de Stewart Parker (publié en français en 2019 aux éditions Delga) présente votre pays comme « La Dernière République soviétique » ; en quoi cette qualification vous semble-t-elle pertinente?
Igor Fissenko : La construction de l’économie indépendante du Bélarus était basée sur la poursuite du développement, abandonnant les réformes de choc. En tant que modèle prometteur pour le développement de l’Etat, une économie de marché avec une orientation sociale a été adoptée. Alexandre Loukachenko, qui est arrivé au pouvoir lors des élections de 1994 et qui reste toujours le Président du Bélarus, en effet a créé le pays. Tous les aspects fondamentaux du développement économique du pays ont été posés avec sa participation directe. En effet pendant la période de sa présidence notre pays est devenu d’un atelier d’assemblage, qu’elle était à l’époque soviétique, un État souverain et indépendant européen.
Au fil des années, le Bélarus a prouvé en pratique sa viabilité économique. Le pays s’est progressivement tourné vers les principes du marché. Dans le même temps, il a évité les bouleversements profonds subis par de nombreux États post-soviétiques.
À mon avis, le peuple bélarusse a élu Loukachenko au poste du Président pour sa décision sage: construire un modèle d’État pour le peuple, en s’appuyant sur l’expérience des pays prospères et développés, y compris en prenant le meilleur de l’URSS. C’est probablement pour cette raison que le livre de Stewart Parker présente le Belarus comme la «Dernière République soviétique».
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: Le Bélarus est, de toutes les Républiques soviétiques, celle qui a payé le plus lourd tribut dans la lutte décisive contre le fascisme. Beaucoup de Français n’ont pas oublié le rôle majeur de l’URSS et donc particulièrement de votre pays dans leur Libération et éprouvent un sentiment de gratitude toujours intact. Que pouvons-nous faire ici en France pour que cessent ces menaces contre la souveraineté de votre pays?
Igor Fissenko : Oui, en effet, il y a 75 ans les Bélarusses et les Français se battaient côte à côte pour la liberté de toute l’humanité. Et ce ne sont pas seulement de beaux mots. Au moins 54 soldats français ont combattu dans les rangs des unités de résistance sur le territoire du Bélarus.
En outre, environ 300 Bélarusses ont combattu dans les rangs de la Résistance française, y compris la seule guérilla féminine «Rodina» [cliquer ici pour en savoir plus NDLR], composée de 37 jeunes femmes. L’amitié de nos peuples est liée par le sang de nos héros. Je suis convaincu que sur la base de cette amitié aussi, nous devons construire des ponts de compréhension mutuelle et de coopération entre les pays et ne pas ériger de murs de sanctions.
Nous connaissons l’attitude amicale des Français à l’égard de notre pays et espérons que les citoyens français ordinaires pourront transmettre à leurs dirigeants l’appel au développement de relations égales et mutuellement bénéfiques entre la France et le Bélarus au lieu d’une politique de sanctions et d’accusations injustifiées.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: Pendant le dernier temps votre Ambassade a été attaquée plusieurs fois: nous avons vu les traces des actes du vandalisme dans les murs du bâtiment. Vous vous sentez en sécurité en France ?
Igor Fissenko : Il faut voir d’abord la situation générale en matière sécuritaire en France et à Paris notamment. On constate des cas d’agressions, y compris contre les ambassades, qui ont été fixés beaucoup plus tôt. Je sais de mes collègues du corps diplomatique des cas de voitures brûlées et de vandalisme pendant ces quelques dernières années.
Depuis le mois d’août l’Ambassade du Bélarus a subi quatre actes d’agression. Les actes les plus graves et les plus dangereux ont été commis par des partisans présumés du mouvement anarchiste. Dans la nuit, des inconnus ont jeté des bouteilles de peinture rouge, verte et bleue dans le bâtiment de l’Ambassade. La façade du bâtiment, les fenêtres, le véhicule de la mission ont été gravement endommagés. Le 11 septembre dernier des partisans du mouvement radical «Femen» ont attaqué le bâtiment de l’Ambassade du Bélarus, ont pénétré sur son territoire et ont placé divers objets.
Tous ces actes d’agression ont été filmés par de nombreuses personnes, des représentants des médias, des blogueurs, etc., venus avec des provocateurs et diffusés en direct sur Internet. Cela ne peut que causer des sentiments d’anxiété et de confusion lorsque l’on voit comment de telles choses peuvent se produire dans un État civilisé. Si cela se produisait au Bélarus, ce fait aurait reçu la plus grande attention de la part des autorités, afin d’éviter que des incidents ne se reproduisent.
Bien sûr que les locaux de la mission diplomatique sont inviolables et l’État accréditaire a l’obligation spéciale de prendre toutes mesures appropriées afin d’empêcher que les locaux de la mission ne soient envahis ou endommagés. C’est la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques qui le stipule. Et je suis certain que les autorités françaises veuillent à ce que la sécurité des missions diplomatiques en France soit assurée.
Aymeric Monville pour Initiative Communiste: Le Président Macron dans une interview au Journal du dimanche le 27 septembre avait déclaré que le Président bélarusse «doit partir». Alexandre Loukachenko a rétorqué que son homologue français devrait «moins regarder autour» et «s’occuper, enfin, des affaires intérieures de la France». À votre avis, qu’est-ce qu’il faut faire pour rétablir le dialogue entre les deux pays?
Igor Fissenko : Le Bélarus et la France sont des pays appartenant à des alliances politiques et économiques différentes, mais historiquement étroitement liés et territorialement inscrits dans le même continent européen. Il faut l’apprécier et renforcer nos liens. Je suis convaincu que le langage de la force est une voie erronée. Chacun sait que si quelqu’un a recours à des propos inadmissibles il se heurtera une riposte adéquate.
Je voudrais rappeler que l’histoire de nos relations remonte à des siècles, qui ne sont pas basées seulement sur la politique.
Comme dans les autres États européens, nous avons aussi admiré les philosophes français, la littérature et le théâtre. La culture française a eu une influence significative sur le développement de la culture bélarusse. Par exemple, dans le palais Niasvizh, la grande cour d’honneur est faite dans les traditions de la Renaissance française. Il y a même une expression «Niasvizh est un petit Paris».
Le nom du Jean-Emmanuel Gilibert, natif de Lyon, qui a créé à Grodno le jardin botanique, l’Académie de médecine, l’hôpital, l’école d’obstétrique et l’école vétérinaire, est inscrit en lettres d’or dans l’histoire de Grodno.
Au XVIIIe siècle, les pièces de Molière et de Voltaire ont été mises en scène à Niasvizh. L’éminent chorégraphe français Louis Dupré est en fait le créateur de notre ballet. Il a mis en scène des spectacles à Slonim et Niasvizh.
La célèbre École de Paris a été largement formée par des artistes nés sur le sol bélarusse. Il n’y a pas si longtemps, nous avons également reçu des confirmations que Charles de Gaulle, pendant la Première Guerre mondiale, était en captivité à Szczuczyn bélarusse. Il existe de nombreux exemples qui unissent l’histoire de nos peuples. Le patrimoine historique sert maintenant de base aux relations entre les deux pays.
En ce qui concerne aujourd’hui, je suis persuadé que la tâche principale est de préserver la sécurité dans la région européenne. C’est l’essentiel pour le Bélarus, la France et d’autres pays de l’UE. C’est là-dessus qu’il faut se baser pour construire nos relations. Malheureusement, en peu de temps de nombreux exemples négatifs se sont accumulés, qui ont rapidement chauffé la situation dans le monde (Ukraine, Haut-Karabagh, Kirghizistan, etc.). Par conséquent, je pense, que comme les années précédentes, nos pays devraient adhérer au principe du pragmatisme dans les domaines politique et économique.
Nous avons créé une base solide de coopération dans tous les domaines. Ici il s’agit de l’économie, des technologies informatiques, de l’éducation, de l’environnement, des transports, du tourisme et de beaucoup d’autres domaines. Nous avons intensifié les contacts avec les régions. Des consulats honoraires sont ouverts à Lyon, Bordeaux, Marseille et Biarritz. Actuellement à mon avis, la coopération décentralisée est également l’une des plus prometteuses.
La coopération bilatérale doit se poursuivre sur la base d’intérêts mutuels.
Je voudrais souligner que la partie bélarusse reste ouverte au dialogue et au développement de la coopération constructive avec la France. Et je suis d’avis que c’est réciproque.