Par Georges Gastaud, 19 août 2019
Méditation stratégique à partir du livre de Jérôme Fourquet L’Archipel français.
Dès 2013, nous alertions les lecteurs d’« I.C. » sur ce que nous nommions l’ « euro-balkanisation » de la France et de l’Europe[1]. Nous dénoncions le risque croissant d’implosion nationale que la « construction » euro-atlantique du capital (Union européenne arrimée à l’OTAN, mais aussi accords de libre-échange transatlantiques et politique linguistique d’anglicisation massive) font courir aux pays d’Europe en général (hors l’Allemagne capitaliste qui, avec les États-Unis d’Amérique, fut le principal vainqueur et bénéficiaire de l’implosion du camp socialiste) et plus encore à la République française. En effet, les fondations historiques de l’État-nation français (centralisation capétienne pluriséculaire, dialectique de la langue nationale et de l’État-nation, république jacobine-bourgeoise une, laïque et indivisible, importance du mouvement ouvrier de classe se traduisant par un fort secteur public et par une protection sociale relativement étendue) sont diamétralement opposées aux principes de la « construction » euro-atlantique.
Cette dernière, qui promeut très ouvertement la marche à l’Europe fédérale des régions et des métropoles, la subordination militaire à l’OTAN et aux États-Unis, l’anglo-américanisation galopante de l’espace culturel, l’« économie de marché ouverte sur le monde où la concurrence est libre et non faussée » ou encore l’hégémonie arrogante de l’Allemagne unifiée et du deutsche Mark travesti en euro, fomente et accélère la fracturation des États européens (Espagne, Grande-Bretagne, Belgique, Italie… c’est déjà fait pour la Tchécoslovaquie, la partie européenne de l’ex-URSS et la Yougoslavie), la France devenant de plus en plus, malgré les prétentions obstinément impérialistes de ses classes privilégiées, le nouvel « homme malade » de l’Europe occidentale. Le brillant ouvrage récent du politiste Jérôme Fourquet, L’Archipel français, confirme hélas cette sombre analyse de la décomposition française. Recul général, sourdement rythmé par la casse au long cours des communes, du « produire en France », des services publics et de l’Éducation nationale, du sentiment laïco-républicain hérité de la Troisième République (si illusoire fût-il pour partie), naufrages parallèles de l’Église catholique, du gaullisme organisé, d’un PCF « muté » et en voie d’auto-liquidation et d’une direction CGT devenue « euro-compatible », prolifération « en bas » de l’individualisme consumériste, cancers des communautarismes (religieux, ethnique, régionaliste, raciste…), américanisation galopante de la langue et des mœurs (jusqu’aux prénoms américains désormais massivement attribués aux nouveau-nés !), tout confirme que la République française héritée pour partie de la Révolution et du CNR est en voie d’euro-dissolution généralisée. Cette décomposition nationale peu conscientisée[2] nourrit l’impuissance actuelle du mouvement populaire à bâtir une résistance « tous ensemble et en même temps » au déluge de contre-réformes néolibérales, d’atteintes aux libertés collectives et individuelles, de démontage galopant de la souveraineté populaire, de désossage du cadre territorial dit « jacobin » (« Pacte girondin », « droit à la différenciation des territoires » en voie de constitutionnalisation, adoption en vue de la dangereuse Charte européenne des langues régionales et minoritaires, contournement systématique par les élites de la loi censée protéger le français) dont le régime libéral-fascisant de Macron est l’aile marchante, largement soutenue par le MEDEF, par Berlin et par les Sarkozy, Juppé et autre Pécresse.
Face à cette situation mortifère, les communistes, les syndicalistes et les progressistes n’ont que deux issues possibles : collaborer ou résister.
Soit collaborer piteusement…
en jouant « ludiquement » avec le tout-anglais (« PCF is back ! », « Red is the new Green ! » comme dit M. Fabien Roussel, triste renégat de la langue d’Aragon et de Jean Ferrat…) afin de se montrer « moderne » et « sexy », courtiser les forces de décomposition régionalistes, communautaristes et anti-laïques comme le font tant d’organisations gauchistes, refuser de défendre l’héritage jacobin du pays (fût-ce de manière critique) amalgamé à sa caricature bonapartiste, courir à la soupe des « euro-métropoles », promouvoir la mystification d’une « Europe sociale » dont l’horizon s’éloigne d’autant plus que l’on affirme s’en approcher, diaboliser l’idée du Frexit progressiste et abandonner à l’extrême droite (qui la dévoie !) la noble cause de l’indépendance nationale associée à celle d’une coopération internationale affranchie des diktats des transnationales. En un mot, oublier que Lénine a nommément défendu le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » et que Jaurès a toujours soutenu, à la fois contre le nationalisme bourgeois et contre le cosmopolitisme capitaliste, que « l’émancipation nationale est le socle de l’émancipation sociale ». Tout en se roulant dans le drapeau rouge (préalablement expurgé du compromettant emblème ouvrier et paysan…) et en usurpant les beaux mots d’internationalisme et d’antifascisme, c’est à cette collaboration antinationale ultraréactionnaire que se livrent non seulement la social-démocratie devenue social-eurocratie, non seulement les « Verts » d’un Y. Jadot rallié au néolibéralisme à l’allemande, mais les euro-trotskistes et les euro-« communistes », occultant ainsi le fait que la dissolution nationale est désormais le socle de la dissolution sociale. C’est pourquoi cet euro-gauchisme bien-pensant, qui peut multiplier les piques enflammées (en réalité, abstraites et inoffensives !) contre le « capitalisme », est fort bien vu de la médiacratie dominante qui supporte en riant les discours enflammés contre « le profit », pourvu que l’on ne touche pas à l’UE supranationale, russophobe, antichinoise, anticastriste, anti-bolivarienne… et adossée à l’OTAN. En réalité, ce gauchisme euro-politiquement correct fonctionne en miroir avec l’euro-nationalisme de l’ultra-droite : tout en éludant la moindre lutte concrète pour SORTIR la France de l’UE qui la détruit à coups de délocalisations et de privatisations, les euro-gauchistes qui « vendent » l’Europe sociale à la sauvette et les euro-nationalistes à la Salvini/Le Pen qui vantent l’introuvable « Europe des nations souveraines » (deux choses que prohibent les traités européens néolibéraux et supranationaux !), ces deux courants font système ensemble et, à leur insu peut-être, leur fonction politique de classe est la même : interdire au monde du travail d’actualiser le geste politique majeur que sut dessiner le PCF quand, lors du meeting fondateur du Front populaire (stade Buffalo, 1935), Jacques Duclos associa le drapeau rouge au drapeau tricolore et l’Internationale à la Marseillaise pour placer le mouvement ouvrier à la tête des luttes anticapitalistes, anti-impérialistes et antifascistes. Avant d’appeler en 1944, avec le CNR et son programme Les Jours heureux, à « mettre le monde du travail au centre de la vie nationale ». Ce qui est évidemment impossible tant que ceux qui parlent au nom du mouvement ouvrier organisé refusent d’entendre parler de la nation, à l’encontre de ce que firent constamment Jacques Duclos et Gabriel Péri, Benoît Frachon et Henri Krazucki.
Soit résister sur tous les terrains…
Théorique et idéologique :
en montrant aux masses l’extrême cohérence de classe qui permet au régime socialement très minoritaire de Macron de désosser du même pas la protection sociale et les services publics issus de 1936 et de 1945, la République une et indivisible héritée de Robespierre, la loi laïque de 1905 (révision programmée de la loi de séparation de l’Etat et des Eglises), les ultimes protections linguistiques qui défendent la langue nationale (« modernisation » de la loi Toubon), la souveraineté nationale (« souveraineté européenne », Traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, « armée européenne » arrimée à l’OTAN…). Tout cela au bénéfice du CAC-40 et du MEDEF qui proclament très cyniquement leur volonté d’en finir avec l’Etat-nation bourgeois traditionnel pour déployer l’impérialisme français (fût-ce en position très subordonnée dans la plupart des cas) à l’échelle continentale et transcontinentale : c’est ce qu’annonce en toutes lettres (« États-Unis d’Europe », « Union transatlantique », « reconfiguration des territoires », etc.) le manifeste patronal Besoin d’aire publié en 2012 par Laurence Parisot, alors présidente du MEDEF.
Sociopolitique :
en proposant un programme et une contre-cohérence de classe fondés sur les « quatre sorties » (de l’euro, de l’UE, de l’OTAN et du capitalisme), orienté vers la révolution socialiste, fondé sur le rôle dirigeant de la classe travailleuse (donc sur la reconstitution d’un parti communiste de combat renouant avec l’analyse marxiste-léniniste et avec le centralisme démocratique), articulant une vaste alliance antifasciste, patriotique, populaire et écologiste fédérant les couches non monopolistes et non oligarchiques de la population (y compris les petits et moyens entrepreneurs de la ville et de la campagne et les couches moyennes salariés), et proposant une République sociale, souveraine, pacifique, démocratique et laïque, nationalisant les secteurs clés de l’économie, coopérant avec tous les continents et plaçant la transition écologique au cœur d’un nouveau « produire en France » ;
Socioculturel :
en portant tous azimuts une dialectique conquérante du patriotisme (républicain) et de l’internationalisme (prolétarien et populaire), de la planification scientifique et de l’autogestion sociale, de l’héritage national progressiste et de la construction d’un nouveau monde solidaire, de la révolution socialiste-communiste et d’un nouvel anti-exterminisme affrontant les politiques mortifères du grand capital sur tous les terrains : écologique, militaire et géopolitique, technico-scientifique, etc.
Organisationnel :
sans crainte d’affronter le boboïsme ambiant qui « désire » la démocratie sans la discipline prolétarienne, la libre expression de l’individu-roi sans l’engagement continu de terrain, le rêve d’un avenir meilleur sans le travail assidu, méthodique et organisé pour changer le monde : tous engagements pleins d’abnégation prolétarienne sans lesquels aucun parti de combat ne pourra renaître en France, aucun Mouvement communiste international ne pourra reprendre forme à l’échelle mondiale, aucun syndicalisme de classe ne pourra partir à la contre-offensive face à la boulimie néo-esclavagiste du grand capital.
La reconstruction nationale, sociale et républicaine de la France ne pourra se maintenir dans un cadre bourgeois
Bien entendu, cette reconstruction nationale, sociale et républicaine de la France ne pourra se maintenir dans un cadre bourgeois, fût-il « progressiste », ni dans les limites étouffantes du mode de production capitaliste/impérialiste devenu obsolète. Dialectiquement, la reconstruction du parti communiste de combat, son articulation à un large front sociopolitique et socioculturel que le PRCF nomme le Fr.A.P.P.E., ne doivent certes pas se subordonner au préalable politique d’une révolution socialiste qui n’en reste pas moins la visée stratégique affichée de ce processus transformateur ; mais il est au moins aussi important de saisir que la reconstruction républicaine ne peut plus désormais (alors que c’était encore objectivement et provisoirement possible en 1945) se maintenir dans le cadre bourgeois tant ce dernier s’avère désormais structurellement antinational, antisocial et antidémocratique, fût-ce au sens bourgeois de ces mots. La lutte concrète pour défendre la démocratie contre la fascisation, pour préserver la paix mondiale contre l’exterminisme impérialiste, l’engagement pratique pour le socialisme et contre la criminalisation des partis communistes d’Europe de l’Est et d’ailleurs ne peuvent certes « attendre » la révolution socialiste : ils doivent tout au contraire l’« armer » et la préparer en inspirant le travail concret pour unir le peuple à partir de ses préoccupations immédiates, en tenant compte des conditions modernes où, depuis longtemps, les fusions monopolistes-capitalistes ne s’opèrent plus principalement à l’échelle hexagonale (comme c’était encore le cas de 1945 à 1974, où VGE enterra le gaullisme) mais à l’échelle (inter-)continentale. Si bien que le parachèvement de la République sociale, fraternelle et souveraine est impossible sans révolution socialiste, c’est-à-dire sans le rôle politique dirigeant des prolétaires, sans la force propulsive d’un parti communiste dûment reconstruit, sans qu’en un mot, la classe ouvrière ne « devienne la nation » comme le lui conseillait déjà le Manifeste du parti communiste. Ou, comme le pressentait déjà Benoît Frachon, sans que la classe laborieuse ne revendique ouvertement « la succession » de la bourgeoisie dans l’entreprise de (re-)construction d’une France indépendante que l’oligarchie capitaliste actuelle, soutenue par la majorité des bobos métropolitains soi-disant « de gauche », est en passe de dissoudre dans l’acide sulfurique de l’UE atlantique : le temps nous est compté. Tout cela suppose qu’émerge une large alliance de la gauche antifasciste, patriotique, progressiste et écologiste, capable d’orienter le front anti-oligarchique sans l’abandonner ni à la droite « souverainiste » structurellement inapte à rompre avec le grand capital, ni au social-réformisme rose, vert ou rouge pâle génétiquement impuissant à affronter la « construction » euro-atlantique et ses récurrentes aventures néocoloniales (Libye, Mali…) et impérialistes (Syrie, Iran, etc.).
De même, à
l’échelle internationale, le prolétariat contemporain (c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui
vendent leur force de travail et dont le capital extrait une plus-value) ne pourra pas redevenir la force
propulsive d’un large Front mondial antifasciste, anti-impérialiste et anti-exterministe
(y compris
sur le plan environnemental) sans la renaissance d’un Mouvement communiste international assumant les
défis léninistes de notre temps et dessinant, sur ces bases, un
socialisme-communisme de nouvelle génération. Et cela sans renier bien entendu
les premières expériences communistes de l’histoire telles que les incarnèrent
successivement Babeuf, la Commune de Paris, Octobre 1917, Stalingrad, les
Révolutions chinoise et vietnamienne, et que continue d’incarner héroïquement
le peuple cubain qui brave les ouragans à répétition et le bellicisme de plus
en plus affiché de l’Empire yanqui…
[1] Voir le lien suivant : https://www.initiative-communiste.fr/articles/europe-capital/refuser-leuro-balkanisation-des-nations-deurope/.
[2] que le PCF des années 70/80 avait vu venir et dénoncée avant de se laisser tenter, puis happer définitivement, par l’ « eurocommunisme ».