Il est un certain nombre de groupes politiques, dont certains se réclament même du communisme comme le PCF, qui refusent encore, malgré l’expérience historique des ravages de l’Euro, de se mobiliser pour la sortie de l’euro. Certains appellent ainsi à la réforme de la Banque Centrale Européenne ou à des réformes de la monnaie unique. Si le PRCF explique, depuis sa création en 2004, et dans la continuité du combat de toujours des communistes, que sortir de l’Euro est un impératif pour permettre de développer des politiques de progrès social, de plus en plus de voix s’élèvent pour faire ce constat. Et pour démontrer qu’une réforme de la BCE ou de l’Euro est de la poudre aux yeux. En effet, sur le plan opérationnel, il faudrait l’unanimité des États membres de la zone euro pour réformer la BCE et l’Euro et les traités instituant l’Euro interdisent tout contrôle populaire sur l’outil monétaire. Au-delà des communistes, Henri Sterdyniak, économiste reconnu, membre du collectif des économistes atterrés, livre une analyse détaillée faisant pièce aux dangereuses opérations de communication visant à faire croire qu’il est possible de mener des réformes sociales en France, sans sortir de la zone euro.
Un projet farfelu: la monnaie fiscale complémentaire
Henri Sterdyniak – 23 juillet 2018
Aucun domaine en économie ne donne lieu à des théories farfelues plus que celui de la monnaie. Nous en avons une nouvelle preuve avec le projet de monnaie fiscal complémentaire. Huit économistes auraient découvert le Graal : un moyen magique de concilier la relance économique et l’euro, une innovation monétaire qui rendrait inutile le combat politique pour changer les traités européens.
Aucun domaine en économie ne donne lieu à des théories farfelues plus que celui de la monnaie. Nous en avons une nouvelle preuve avec le projet de monnaie fiscale complémentaire. On en trouve une présentation dans l’article de Thomas Coutrot et Bruno Théret : « Monnaie fiscale complémentaire: sortir des impasses européiste et souverainiste » paru sur Médiapart le 26 juin 2018 et dans une tribune parue le 8 mars 2017 dans Libération intitulée : « Sortir de l’austérité sans sortir de l’euro… grâce à la monnaie fiscale complémentaire » signée par Gaël Giraud, Benjamin Lemoine, Dominique Plihon, Marie Fare, Jérôme Blanc, Jean-Michel Servet, Vincent Gayon, Thomas Coutrot, Wojtek Kalinowski et Bruno Théret[1]. Ces huit économistes éminents auraient découvert le Graal : un moyen magique de concilier la relance économique et l’euro, une innovation monétaire qui rendrait inutile le combat politique pour changer les traités européens : la monnaie fiscale permettrait « d’imaginer d’autres politiques sans remettre en cause la monnaie commune ».
Selon ces huit économistes, un pays européen qui souffre d’un déficit de demande, mais qui ne peut pratiquer une politique budgétaire expansionniste en raison des contraintes européennes, pourrait émettre une monnaie fiscale complémentaire. Celle-ci serait constituée de bons du Trésor de faible dénomination (de 5 à 50 euros), de durée limitée mais renouvelable, libellés, selon le pays émetteur, en euro-franc, euro-lire, euro-drachme….Cette monnaie serait créée en réglant sous cette forme une partie des salaires des fonctionnaires, des prestations sociales et des achats publics. La monnaie fiscale ne serait pas convertible, mais, sa parité avec l’euro serait assurée par le fait qu’elle serait acceptée à sa valeur faciale pour le paiement des impôts. Les huit économistes écrivent que ce ne serait pas une « monnaie ayant cours légal », toutefois elle circulerait en tant que « moyen de paiement au niveau national ». Ils ne précisent pas si elle aurait un pouvoir libératoire, si un commerçant ou une banque serait tenu de l’accepter à sa valeur faciale. On apprend cependant que « la circulation géographiquement limitée de l’euro-franc inciterait à relocaliser la production ». Ce dispositif serait « un outil durable de stabilisation de la zone euro ». Il aurait été expérimenté dans certaines provinces de l’Argentine entre 1984 et 2003. Selon ces huit économistes, cet instrument permettrait « de réduire la dette publique et de financer les services publics ». Cette mesure pourrait être mise en œuvre unilatéralement par un pays sans aller à l’encontre des traités européens.
Soyons clair. Ce projet est farfelu. Cela pour plusieurs raisons. Commençons par la moindre. Il est totalement contraire aux traités européens. Certes, un État a le droit d’émettre des bons du trésor à sa guise, mais ces bons augmentent obligatoirement la dette publique. De même, l’émission de ces bons augmente obligatoirement le déficit public. De sorte que la proposition ne se différencie guère de celle de ne plus respecter le Pacte de Stabilité et le Traité budgétaire. Pourquoi pas ? Un gouvernement peut légitimement décider d’ouvrir ainsi une crise en Europe, mais est-il utile de passer par l’artifice de bons du Trésor qui ne seraient pas comptés dans le déficit ou la dette publiques, contre les principes de la Comptabilité Nationale ? Par ailleurs, l’article 128 du TFUE stipule : « La Banque centrale européenne est seule habilitée à autoriser l’émission de billets de banque en euros dans l’Union. Les billets de banque émis par la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales sont les seuls à avoir cours légal dans l’Union ». Là encore, un pays qui émettrait des billets ayant vocation servir de moyens de paiement, dont la valeur serait garantie en euros, se placerait en dehors des traités.
Plus fondamentalement, dans un pays moderne, la Banque centrale assure l’homogénéité des moyens des paiements dont le pouvoir libératoire est garanti. Il n’y a pas plusieurs monnaies en circulation, de pouvoirs libératoires différents et non garantis, que les commerçants pourraient refuser ou n’accepter que pour certains produits ou avec une décote. Aussi, une monnaie fiscale qui circulerait à côté de la monnaie légale, garantie par la Banque Centrale, serait un retour en arrière.
Proposer de s’inspirer des procédés utilisés jadis par des provinces argentines en détresse pour réformer le système monétaire de pays développés est assez surprenant. Pourquoi ne pas demander aux restaurants de reprendre les recettes de bouillon à la rate de bœuf du siège de 1870 ? et à la médecine moderne de s’inspirer des médecins de Molière ?
Sur le plan pratique, les auteurs multiplient les contradictions. Sous quelle forme cette monnaie fiscale existerait-elle ? Coutrot et Théret affirment, à la fin de leur texte : « pencher pour l’émission de billets », mais ils écrivent peu avant qu’il s’agira de « bons du trésor au porteur et de petites dénominations ». On voit mal comment ces billets (ou pire ces bons au porteur) pourront être utilisés pour les paiements courants d’autant que les auteurs nous disent : « la non-convertibilité limite le report de ce pouvoir d’achat supplémentaire sur les importations » : les personnes qui recevraient ces euro-francs ne pourraient-il pas acheter de l’essence, du fuel, des fruits espagnols, des chemises chinoises ? Ils devront négocier avec les commerçants pour que ceux-ci acceptent cette monnaie pour tel ou tel produit. Les commerçants devront avoir deux caisses. Quel progrès !
On voit mal comment ces billets seraient distribués : des agents de la CAF, de la CNAV iront-ils, de maison à maison, verser les prestations sociales et les retraites ? Les fonctionnaires recevront-ils des enveloppes à la fin du mois ? On voit mal comment ces billets seront concrètement utilisés pour payer les impôts. Faudra-il aller dans les services du Trésor avec une sacoche remplie de billets ? Par ailleurs, souvent, les bénéficiaires de prestations sociales (RSA, minimum vieillesse) ne paient pas d’impôt, de sorte que la garantie de pouvoir les utiliser pour régler leurs impôts ne les concernerait pas.
Sans voir la contradiction, les auteurs nous disent, à la fois « cette monnaie ne sera pas convertible » et « sa parité avec l’euro sera garantie ». En fait, il faut choisir. Soit, effectivement, le commerçant pourra l’utiliser immédiatement pour régler ses impôts (en particulier la TVA et les cotisations sociales) en apportant ses billets au Trésor et dans ce cas, la parité pourra être assurée (mais l‘euro-franc ne sera pas accumulé et ne servira donc pas à financer l’État). Soit, les bons ne seront remboursables qu’avec un certain délai (2 ans, par exemple) ; ils ne rapporteront pas d’intérêt ; les commerçants les refuseront et la parité sera fictive.
Coutrot et Théret ne voient pas une autre contradiction. D’un côté, ils estiment que l’émission de la monnaie fiscale permettra de relancer la demande, ce qui implique que les bénéficiaires dépensent rapidement les sommes reçues en euro-franc, donc que l’euro-franc soit liquide. L’État augmenterait son déficit de 1% du PIB en versant 22 milliards de prestations supplémentaires. Les bénéficiaires les dépenseraient immédiatement ; les commerçants utiliseraient ces euro-francs pour payer la TVA. De sorte, que ex post, le déficit public et la dette augmenteraient de 22 milliards qu’il faudrait bien financer par émission d’obligations en euros. L’effet sur le PIB et les finances publiques serait le même qu’un financement direct en euros. De l’autre, ils estiment que cette monnaie fiscale permettrait de financer les dépenses et les services publics, ce qui implique qu’elle soit épargnée. Mais qui voudrait détenir de grandes quantités d’un actif qui ne rapporterait aucun rendement ? On peut certes imaginer qu’il s’agisse de bons au porteur, remboursable dans deux ans, donc une épargne forcée, mais dans ce cas, l’effet sur l’activité serait nul (voire négatif si les versements en euro-francs remplacent des versements en euros). On ne peut guère imposer cette épargne forcée à des bénéficiaires de prestations sociales, familles, retraités ou chômeurs, qui doivent pouvoir les dépenser immédiatement.
Certes, il serait souhaitable de (re)constituer un secteur bancaire et financier public, qui pourrait financer des investissements publics et des investissements productifs créateurs d’emplois, s’inscrivant dans la transition écologique. Ceci nécessite qu’il ait la capacité de proposer aux épargnants des dépôts garantis, normalement rémunérés, mais aussi des placements de long terme, leur permettant de participer au développement des activités productives, sans courir le risque des fluctuations financières. Un combat idéologique devra être mené pour convaincre les citoyens de l’utilité économique et sociale de ce secteur relativement aux placements financiers spéculatifs et risqués. Cela est préférable au projet illusoire d’introduire une pseudo-monnaie fiscale, des bons du trésor, non rémunérés, à pouvoir libératoire ambigu.
Pour rendre le projet populaire, les huit économistes proposent, eux, qu’une « fraction des euro-francs crées soient distribués aux PME et aux ménages endettés comme moyen de règlement de leurs dettes privées ». C’est saugrenu : selon quels critères ferait-on ce cadeau à des agents privés ? La dette publique augmenterait d’autant que diminueraient les dettes privées. Surtout, les agents qui recevraient ces euro-francs les porteraient à leurs banques, qui ne les accepteraient que si elles peuvent immédiatement se les faire rembourser par l’État (car, en période normale, les banques n’ont aucune raison de détenir des bons qui ne rapportent pas d’intérêt), de sorte qu’il ne resterait vite aucun des euro-francs ainsi créés en circulation.
Comment expliquer que des économistes éminents, spécialistes des questions monétaires s’associent à un projet aussi mal pensé[2] ? Faut-il évoquer l’amitié[3] ? Faut-il évoquer un aveuglement politique : le refus de mettre en cause l’euro (et la construction européenne telle qu’elle est) ? D’ailleurs, Coutrot et Théret écrivent : « La sortie sèche de l’euro n’est pas un objectif politique de gauche ». Ils prônent donc une stratégie illusoire, qui ne tient pas sur le plan technique, qui aurait certes le mérite d’ouvrir une crise en Europe, mais qui ne l’assume pas, en prétendant rester dans le cadre des traités.
L’euro n’est pas seulement une monnaie unique en Europe. C’est un projet politique des classes dirigeantes. Dans l’état présent des forces politiques et sociales, l’euro est indissociable des traités budgétaires, de l’austérité budgétaire (c’est-à-dire de la pression sur les dépenses publiques et sociales), des réformes structurelles, de la liberté de circulation des capitaux, de la concurrence libre et non faussée. On ne peut en sortir par une innovation monétaire comme la monnaie fiscale. La seule question qui vaille est donc : un pays, où les forces progressistes seraient au gouvernement, peut-il à lui seul ouvrir une crise en Europe pour faire éclater l’euro tel qu’il est ? ou doit-il attendre une modification du rapport de force à l’échelle de la zone euro ?
[1] Ce projet a aussi des partisans en Italie : voir : «Free fiscal money: exiting austerity without breaking up the euro » (Une monnaie fiscale gratuite : comment sortir de l’austérité sans casser l’euro) de Biagio Bossone, Marco Cattaneo, Luciano Gallino, Enrico Grazzini et Stefano Sylos Labini. Le projet figure même dans le programme du nouveau gouvernement italien sous le nom de mini-Bots (pour Bons Ordinaires du Trésor).
[2] On notera aussi que le texte signé par ces économistes approuve le projet de « retirer aux banques leur privilège de création de monnaie » qui a donné lieu à une votation en Suisse, bien que certains d’entre eux savent bien que le crédit est indispensable pour anticiper le profit et l’épargne. Sur ce point, voir : Henri Sterdyniak : « Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018 », blog de l’OFCE, juin 2018.
[3] Beaucoup de ces huit économistes sont liés à l’Institut Veblen, soutenu par la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme. On peut penser que ce projet commun, une économie au service de l’homme, les a fait oublier leur compétence en matière monétaire.
illustration initiative communiste