Entretien exclusif d’Initiative communiste avec François Boulo, avocat et figure de proue des Gilets jaunes
Présent à l’occasion de la table ronde politico-syndicale organisée par le Pôle de Renaissance communiste en France (PRCF) lors de la Fête de l’Huma 2023, l’avocat et gilet jaune François Boulo a accepté de répondre aux questions d’Initiative communiste, développant ainsi sa proposition susceptible selon lui de fédérer les forces progressistes, mais donnant aussi son avis sur le rapport de la gauche à l’Union européenne et sur le scrutin européiste. Un scrutin au sujet duquel François Boulo déclare notamment que « les élections européennes ne servent strictement à rien » et que « quelle que soit l’issue du vote, les députés élus n’auront aucun pouvoir pour orienter la Construction européenne dans un sens ou dans un autre. »
Raison de plus pour soutenir, et participer à, la campagne du PRCF en faveur du BOYCOTT CITOYEN MASSIF et pour diffuser et signer l’appel élargi en faveur du seul choix démocratique porteur d’espoir pour les travailleurs, celui de la délégitimation totale de l’Axe UE-OTAN et des forces le défendant, le couple Macron-Le Pen en tête.
Initiative Communiste – Pourriez-vous nous résumer votre cheminement politique depuis l’épisode marquant des Gilets jaunes dont vous fûtes une référence marquante ?
François Boulo – Lorsque les Gilets jaunes ont commencé, je venais de passer plusieurs années à travailler ardemment pour comprendre la politique. Il me semble important de préciser que c’est à partir du moment où j’avais arrêté de m’intéresser aux personnes pour me concentrer sur les idées que ma compréhension de la politique s’est métamorphosée. Et je vise en tout premier lieu l’économie car c’est le domaine qui détermine essentiellement les conditions matérielles d’existences des individus. Puis le mouvement des Gilets jaunes a surgi, ce qui a été ma première expérience militante. C’est évidemment une expérience qui a bouleversé ma vie, comme tous ceux qui y ont participé. J’en suis ressorti grandi en termes d’expérience, mais il a fallu aussi digérer un sentiment de désillusion tant l’espoir était grand d’obtenir une vraie rupture politique avec le consensus néolibéral que nous subissons depuis 1983. Par la suite, j’ai essayé de transmettre mes connaissances en écrivant deux livres (La ligne Jaune et Reprendre le pouvoir) et en créant ma chaine YouTube Praxis. Je crois que c’est la tâche la plus utile que je puisse faire dans la période. Et c’est ce que je continue à faire, même si j’ai pris un peu de recul et que je suis moins actif actuellement.
Initiative Communiste – A la fête de l’Humanité, intervenant dans le cadre d’une table ronde du PRCF, vous avez avancé une proposition sociopolitique susceptible selon vous de fédérer les progressistes. Pouvez-vous l’expliciter ?
François Boulo – Je pars du constat que la France est désormais divisée en trois grands blocs politiques : le bloc central « libéral », le bloc d’extrême droite « conservateur », et le bloc de gauche « égalitaire ». Or, il me semble que le bloc de gauche souffre d’un grave handicap comparé à ses concurrents : la plupart des gens ne comprennent pas ce qu’il défend. Et les médias font évidemment tout pour alimenter la confusion, par exemple en mettant en avant les excès de certains groupes dits « wokistes », ou encore en centrant le débat sur la personne de Mélenchon. Le succès des deux autres blocs politiques concurrents tient au fait qu’ils sont très facilement identifiés par toutes les classes sociales : Macron incarne le statu quo qui convient très bien à tous ceux qui vivent confortablement, et Le Pen incarne la France blanche en désignant les musulmans comme responsable de tous nos maux. Alors que la gauche apparaît en quelque sorte comme le camp de « la liste au Père Noël ». On promet des cadeaux à tout le monde, ce qui semble un peu trop beau pour être crédible.
C’est pourquoi je crois qu’il serait pertinent que la gauche parvienne à être identifiée sur une idée phare. Et cette idée serait la suivante : il faut limiter les écarts de revenus selon un rapport de 1 à 20. Pour le dire autrement, lorsque le SMIC est à 1.500 €, cela signifie que le plus haut revenu au sein de la société ne peut excéder 30.000 € par mois. Il s’agirait de poser une règle fiscale qui s’appliquerait à toutes les formes de revenus (salaires, dividendes, revenus immobiliers, etc.). Mettre en avant cette limitation à l’accumulation individuelle des richesses me semble être la meilleure stratégie possible. D’une part, car sur le fond, c’est l’explosion des inégalités de revenus et patrimoine ces 40 dernières années qui est la cause essentielle de tous les graves problèmes structurels auxquels nous faisons face (économique, démocratique, écologique et même philosophique). D’autre part, plus de 99% des gens ont, ne serait-ce qu’égoïstement, tout intérêt à soutenir cette mesure puisqu’ils gagnent moins de 30.000 € par mois. J’ai d’ailleurs rencontré peu de personnes qui en conteste le bien-fondé. C’est aussi une manière concrète d’imposer la lutte des classes dans le débat, sans avoir nécessairement à recourir au concept qui peut rebuter beaucoup de gens. Voilà un petit résumé de l’idée que je défendrai dans mon prochain livre.
Initiative Communiste – La France est à la veille d’un « saut fédéral européen » qui va majorer considérablement les pouvoirs de l’UE (en marche vers un « empire » européen pour parler comme B. Le Maire) et celui des euro-régions au détriment d’une « République française censément sociale, laïque, souveraine, une et indivisible ». Comment réagissez-vous à cette perspective qui sera implicitement ou explicitement au centre de la prochaine campagne électorale européenne ?
François Boulo – Pour être honnête, je pense que les élections européennes ne servent strictement à rien. C’est une élection qui est très peu suivie, et où ce sont surtout les catégories aisées qui vont voter, souvent par habitude. Et quelle que soit l’issue du vote, les députés élus n’auront aucun pouvoir pour orienter la Construction européenne dans un sens ou dans un autre. Cela est l’affaire exclusif des pouvoirs exécutifs nationaux, et donc en France, du Président de la République. Et on sait parfaitement combien Macron est un fédéraliste convaincu, prêt à sacrifier les intérêts français au profit de la « souveraineté européenne ». Il n’est donc pas étonnant que l’Union Européenne ne cesse d’accroitre son autorité sur les Etats membres, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron.
Mais si j’en reviens au rapport qu’entretiennent les gens avec l’Union européenne, la gauche fait face à deux difficultés majeures. La première est qu’elle est profondément divisée sur cette question entre les pro-européens partisans d’une « autre Europe » que l’on changerait de l’intérieur (spoiler : cela n’arrivera jamais !) et les autres qui pensent qu’il faut en sortir, ou à tout le moins, désobéir aux traités. La seconde difficulté, en partie liée à la première, est que beaucoup de personnes ne comprennent pas que l’Union européenne est l’institution qui interdit de mener une autre politique économique. Ces gens entretiennent la plupart du temps un rapport affectif à l’Union européenne avec des poncifs du type « Ensemble, on est plus forts » ou « L’Europe c’est la paix ». Or, il faut comprendre que le régime du libre-échange institué par l’Union européenne et l’euro sont les deux verrous qui obligent tout Etat membre à conduire des politiques de l’offre, c’est-à-dire austérité pour les services publics, destruction des protections sociales des travailleurs, et baisse des impôts et cotisations sociales pour les entreprises. Ce modèle économique, profondément inégalitaire, est celui qui est en train de dévaster notre pays en créant partout de la misère et du déclassement. Malheureusement, je fais le constat que ces considérations sont trop techniques pour beaucoup de gens, ce qui explique le soutien écrasant de l’opinion publique à l’euro (81% d’avis favorables !). C’est pourquoi dans la période il faut, me semble-t-il, d’abord convaincre les gens en partant de leurs besoins, et en mettant en avant la solution du rapport de 1 à 20 pour limiter les écarts de revenus.
Initiative Communiste – Quel(s) levier(s) faudrait-il actionner selon vous pour amorcer une rupture progressiste en France ?
François Boulo – Il faut tirer la leçon du mouvement des Gilets jaunes car il est le seul mouvement de protestation qui, par sa puissance et son originalité, a un temps pu laisser croire qu’un véritable changement pourrait se produire. Or, vous pouvez avoir des centaines de milliers de personnes mobilisés dans la rue, soutenus par une écrasante majorité de l’opinion publique, tout cela n’aboutit à rien si ce mouvement n’est pas structuré. Autrement dit, il faut que la colère et les revendications exprimées par la base puissent s’investir dans une structure politique défendant un programme sérieux et incarnée par des représentants dignes de confiance. Et pour éviter qu’une petite élite ne s’émancipe de la base militante, il faut impérativement élever le niveau général de conscience politique. C’est le seul garde-fou viable qui soit.
Par ailleurs, nous souffrons d’un rapport de force déséquilibré en faveur du capital qui exerce son pouvoir essentiellement par la propagande qu’il organise sur les grands médias. Il faut donc investir les médias indépendants, créer des collectifs au niveau local, participer aux luttes et manifestations, etc. C’est par le bouillonnement des bonnes volontés que les choses s’accomplissent. A l’échelle individuelle, il me semble aussi important que chacun veille à cultiver tolérance et humilité, car ces principes sont indispensables pour faire vivre durablement un collectif.
Les vents actuels poussent vers un changement radical, ne serait-ce que parce que les conditions économiques ne cessent de se dégrader, ce qui provoque le mécontentement croissant de la population. Les répercussions du réchauffement climatique vont aussi s’amplifier dans les années à venir. La période actuelle est particulièrement dangereuse mais elle créé aussi de nombreuses opportunités de faire avancer la cause de l’émancipation. Le défi qui est posé à notre génération est de savoir si la rupture va s’opérer sur le plan identitaire ou égalitaire. A nous de faire basculer l’Histoire du bon côté.