Massimiliano Ay, secrétaire général du Partito comunista (svizzero) – Parti communiste suisse — récemment réélu à l’unanimité lors du Congrès du parti à la fin de novembre dernier, répond aux questions de Georges Gastaud, directeur politique d’Initiative communiste.
Georges Gastaud : — Vu de l’extérieur, la lutte des classes semble très feutrée en Suisse. Qu’en est-il en fait et quel rôle les communistes suisses peuvent-ils jouer dans ce domaine ?
Massimiliano Ay : — La lutte des classes en Suisse existe, bien sûr : encore récemment en Suisse romande, les travailleurs des entreprises de livraison de nourriture se sont mis en grève, et en Suisse italienne, les patrons avec la Lega (un parti de la droite nationaliste) ont créé un faux syndicat pour signer des conventions collectives dégradées dans le but d’exclure les vrais syndicats comme UNIA et ainsi contourner la loi sur le salaire minimum, qui est déjà ridicule en soi. Cependant, plus de quatre-vingts ans de ce qu’on appelle la « paix du travail » ont gravement affaibli la culture de lutte de la classe ouvrière et il n’est pas évident de construire des mobilisations particulièrement combatives. Les communistes dans ce contexte sont trop faibles : c’est l’autocritique partielle que nous avons également faite lors de notre dernier Congrès. Nous sommes un parti de jeunes, beaucoup sont encore étudiants, il n’est pas évident de s’insérer dans les syndicats et dans les luttes, mais progressivement nous devrons comprendre comment le faire. Pour l’instant, surtout avec notre mouvement de jeunesse, nous avons lancé une campagne contre les emplois précaires et nous avons commencé à avoir des contacts réguliers avec les syndicats de différents secteurs, du moins dans le canton du Tessin où nous sommes enracinés et où les syndicats ont aussi des dirigeants avec lesquels il est possible de discuter et de collaborer. Lors de notre Congrès, le secrétaire régional d’UNIA Ticino a pris la parole, ce qui est un signal très important pour notre parti.
Georges Gastaud — En France, nombre de gilets jaunes voient le référendum d’initiative populaire comme « la » solution à l’effondrement démocratique français (65% d’abstentions aux dernières élections régionales). Vous qui pratiquez le RIP depuis fort longtemps, pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
Massimiliano Ay— En réalité, l’abstention est également élevée en Suisse, bien qu’il faille faire une distinction entre les votes sur des questions particulières et les élections. En général, nous défendons ces formes de démocratie directe, mais nous devons aussi reconnaître leurs limites et ne pas nous faire d’illusions, car nous sommes toujours dans un contexte bourgeois. Tout d’abord, nous n’avons pas le droit de lancer des initiatives législatives populaires au niveau national : nous pouvons seulement modifier la Constitution, mais pas les lois. Deuxièmement, il ne suffit pas d’avoir une majorité de citoyens qui votent en faveur de la proposition : pour gagner, il faut aussi qu’une majorité des cantons y soit favorable. Et cette « double majorité » est une limitation recherchée par la classe dirigeante afin de freiner le changement. Pour faire voter une modification de la Constitution par le biais d’une initiative populaire au niveau national, il faut plus de 100 000 signatures, et bien que le délai soit de 18 mois, seuls les grands partis disposant de beaucoup d’argent, de fonctionnaires salariés et d’une organisation territoriale très solide réussissent cette opération. La situation est légèrement meilleure au niveau cantonal et municipal, mais sans une structure organisationnelle étendue, il est difficile d’utiliser ces instruments, et sans coalitions ou l’aide des syndicats, cela reste un instrument difficile pour nous. Il faut dire aussi que récemment, l’extrême droite et les trotskistes du Mouvement pour le socialisme (qui ont trois députés au Tessin, contre deux pour nous) ont prôné la nécessité de soumettre au vote populaire toutes les dépenses publiques dépassant un certain montant : les trotskistes ont vendu cela comme une réforme de la « démocratie par en bas », mais ce sera évidemment l’instrument avec lequel l’extrême droite sournoisement tuera dans l’œuf tout investissement public audacieux. Dans ce cas, le rôle du parlement (élu à la proportionnelle) est donc dévalorisé sous couvert de démocratie directe et l’intervention publique dans l’économie est freinée.
Georges Gastaud — En France, la réaction et la fausse gauche se réclament ensemble du « girondisme » et rejettent violemment le jacobinisme qui a fondé la République française. Vous qui vivez dans un pays structurellement décentralisé, pensez-vous que la décentralisation soit une panacée démocratique ?
Massimiliano Ay — La première vague de la pandémie a mis le fédéralisme suisse en crise, car chaque canton a agi individuellement et le gouvernement central s’est lavé les mains de toute responsabilité. Bien sûr, dans certains cas, nous avons vu des cantons agir de manière proactive : le Tessin est entré en conflit avec Berne en imposant un gel des activités de production et en fermant des écoles, et Neuchâtel, par exemple, a placé des cliniques privées sous contrôle public ; mais en général, sous prétexte de fédéralisme, trop d’autres cantons ont tergiversé au profit des employeurs. La décentralisation et le fédéralisme sont donc des concepts qui ne doivent pas être idéalisés et dont la valeur progressive ou réactionnaire va de pair avec la conscience de classe et les relations de pouvoir. D’une manière générale, nous souhaitons une plus grande centralisation en matière d’approvisionnement économique et alimentaire du pays, mais aussi en matière de santé publique (nous avons eu des cantons qui, sans tenir compte de la situation, ont continué à réduire le nombre de lits d’hôpitaux et n’en ont plus assez pour traiter les patients Covid qui recommencent à croître).
Georges Gastaud — La Suisse est par excellence un pays plurilingue. Pourtant, on voit bien en Suisse romande l’anglais supplanter le français dans les enseignes, le travail et les publicités, on voit bien la tentation de la Suisse alémanique à ne plus apprendre le français ou l’italien mais l’anglais, etc. Les communistes suisses sont-ils sensibles à la défense de la diversité linguistique face au rouleau compresseur de l’uniformisation linguistique porté par la construction euro-atlantique ?
Massimiliano Ay — Notre Parti défend absolument le multilinguisme, contrairement à d’autres qui, même à gauche, au niveau national, parlent en anglais pour ne pas utiliser l’allemand, le français ou l’italien. C’est aussi une question de souveraineté nationale et d’émancipation culturelle ! Ce que tu décris, c’est effectivement une très forte tendance à l’homologation et à la soumission aux USA, et le plus grave, c’est qu’une grande responsabilité incombe aux universités et au monde académique, qui devraient être des remparts de résistance mais qui, au contraire, se plient aux diktats des multinationales et du globalisme culturel. Récemment, au parlement du canton du Tessin, la droite prétendument nationaliste (mais en réalité uniquement néolibérale) a même demandé une augmentation de l’enseignement en anglais, en prétextant un manque de littérature scientifique dans nos langues nationales : nous, les communistes (mais aussi le gouvernement cantonal), nous avons refusé ces propositions et nous avons insisté afin que l’italien soit protégé comme langue d’enseignement au moins jusqu’au diplôme de trois ans. D’ailleurs, notre Parti a déjà condamné les programmes de type Erasmus lors de son Congrès de 2016 comme des formes d’endoctrinement globaliste. Nous connaissons la position du PRCF contre le « tout-anglais » et nous vous sommes reconnaissants de ce combat culturel dont nous pouvons aussi nous inspirer !
Georges Gastaud — Quelle est la situation du mouvement communiste en Suisse et plus particulièrement en Suisse italophone ? Comment votre récent congrès peut-il peser sur son devenir ?
Massimiliano Ay — Il y a ceux qui utilisent le marxisme-léninisme uniquement pour se donner une image de combativité afin de contenter certains partis étrangers, même si les pratiques eurocommunistes peuvent encore prévaloir à l’interne. Il y a ceux qui utilisent le marxisme-léninisme uniquement pour justifier un dogmatisme idéologique déconnecté de la réalité du pays et de la classe ouvrière et qui sont heureux de rester dans leur niche. Cela nous fait frémir car ça n’aidera pas à rendre le mouvement communiste suisse incisif au niveau des masses et cela freine également notre travail avec lequel nous essayons de « normaliser » la perception des communistes dans la population en nous montrant comme un parti sérieux, capable d’esquisser des solutions aux problèmes et pas seulement de déclamer la révolution. Nous agissons progressivement. Certes, nous avons récupéré le marxisme-léninisme, le centralisme démocratique et nous rejetons tout éclectisme idéologique, mais nous adaptons la pratique à notre réalité et nous distinguons toujours entre stratégie et tactique. Au lieu d’un maximalisme verbal et puriste, nous préférons faire une politique concrète en analysant les véritables contradictions d’aujourd’hui. Nous avons progressé sur le plan électoral, mais notre préoccupation concerne surtout l’organisation, où nous sommes encore faibles. Nous voulons essayer d’améliorer notre travail syndical et rendre notre anti-impérialisme plus concret. Notre dernier Congrès a établi que la question de la souveraineté ne doit pas être laissée à l’extrême droite et que la gauche doit avoir une approche moins snob et intellectuelle par rapport à la culture populaire : en cela, nous sommes un parti qui adhère à une vision patriotique de gauche et cela passe par la défense de la neutralité et de la souveraineté de la Suisse.
Georges Gastaud — La Suisse se réfère traditionnellement à la neutralité. Qu’est-ce que cela signifie concrètement alors que le bloc USA/UE construit les conditions d’un « conflit de haute intensité » avec la Chine et la Russie ?
Massimiliano Ay — La Suisse est en train de perdre sa neutralité (qui a toujours été très relative, mais jamais autant que dans ces derniers temps, elle vient d’être littéralement humiliée). La Confédération s’intègre de plus en plus à l’OTAN et au camp atlantique. Notre armée ne dispose pratiquement que d’armements contrôlés par des logiciels américains, nos universités envoient des étudiants et des chercheurs dans les centres d’études de l’OTAN en Europe de l’Est, les infiltrations sionistes sont partout. Les communistes doivent donc s’attacher à construire de larges alliances pour défendre la paix, notre souveraineté et notre neutralité : ce n’est qu’ainsi que nous pourrons profiter du multipolarisme. Dans ce sens, nous avons salué l’échec des négociations pour un accord-cadre entre Berne et Bruxelles et nous nous sommes opposés au « milliard de cohésion » versé aux pays européens de l’Est. Nous sommes maintenant presque seuls à gauche à dire que tout projet d’intégration de la Suisse dans l’UE impérialiste doit être rejeté, car ce n’est qu’à l’intérieur des frontières nationales que l’on peut identifier l’adversaire et avancer dans la lutte sociale. À cet égard, notre dernier Congrès a également voté à l’unanimité une résolution contre la nouvelle guerre froide et nous avons identifié la sinophobie comme la pire forme de racisme contemporain : notre Parti s’emploiera à intensifier les relations avec le Parti communiste de Chine et à promouvoir tout projet de coopération entre la Suisse et l’Eurasie.