
Enquête sur un hold-up ou comment remettre la main sur un bien commun… non-étatique ? Désigner les causes superstructurelles et systémiques des attaques contre la sécurité sociale.
(version longue de l’article paru dans l’IC n° 270 du mois de mai)
Un même constat partout en Europe : une convergence… anti-sociale !
Dans une note de 2022 sur le financement de la protection sociale en Europe, la DREES constate que : « Depuis le début du XXIe siècle, dans la quasi-totalité des pays d’Europe, les cotisations employeurs diminuent au profit des contributions publiques » (c’est-à-dire fiscales), « dans une volonté de limiter la hausse du coût du travail, alors que les cotisations salariales sont stables. »(1) On pourrait ajouter que depuis la dernière décennie du XXe siècle, la chasse aux déficits publics a trouvé dans le financement de la protection sociale (maladie, chômage, retraite) une cible de premier choix. Paradoxalement, le modèle français de protection sociale – fondé par le CNR (conseil national de la résistance) et instauré en 1945 par le ministre communiste Ambroise Croizat – a longtemps été autogéré par les salariés (bien que progressivement à parité égale avec les employeurs) et financé exclusivement par les salaires ; indépendamment donc… du budget de l’État ! Obéissant au principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins »(2), cet avant-poste communiste en territoire ennemi, a pourrait-on dire, commencé par la fin, en passant directement par la case « des travailleurs associés »(2) et en s’affranchissant du rôle de l’État ; État prématurément « dépéri », car disqualifié par sa collaboration avec les nazis. Habituée à dénoncer l’étatisme du socialisme réel, c’est pourtant la bourgeoisie qui n’aura de cesse de vouloir replacer sous la tutelle publique, ce pactole incarnant une expérience inédite de démocratie sociale, initialement construite sans, voire contre l’État. Alors comment en est-on arrivé là ?
La protection sociale en Europe obéit à deux grands principes : 1) le modèle bismarckien financé par les cotisations salariales (Allemagne dès la fin du XIXe, France de l’après-guerre, Autriche, Pays-bas…), 2) le modèle beveridgien financé par l’impôt (Angleterre, Danemark, Irlande, Suède…). Pour résumé ce que nous disions plus haut, le transfert de financement vers l’impôt correspond à un glissement vers le modèle beveridgien, pourtant minoritaire au sein de l’UE, y compris après les élargissements successifs… En 2020, la moyenne européenne de la part de financement relevant des cotisations sociales, s’élevait encore à 54 % (contre 52 pour la France et 65 en Allemagne). A mi-chemin entre les deux modèles, l’UE glisse donc lentement vers une fiscalisation du financement de sa protection sociale – baisse du « coût » du travail oblige… – , accompagnée pour les plus fortunés, du développement d’un marché assurantiel privé à l’anglo-saxonne.
De l’espérance de vie de « l’État social » dans une UE… capitaliste.
La formation des État-providence en Europe, n’est pas le fruit d’un capitalisme spontanément social, comme si cette 3e voie prônant une « économie sociale de marché » (3) selon la terminologie de l’UE, pouvait résulter d’un aimable « dialogue social », cher à la Confédération Européenne des Syndicats(3). En effet, le modèle bismarckien naît en Allemagne, dans un contexte pré-révolutionnaire où le réactionnaire Bismarck persécute les socialistes (Wilhelm Liebknecht, Clara Zetkin, August Bebel) et achète la paix civile avec une protection sociale financée par les salaires (1880-1890). La France de l’après-guerre jouit d’un rapport de force très favorable, avec un patronat collaborationniste disqualifié, un PCF à plus de 25 % et une CGT à 5 millions d’adhérents… ajoutons à cela l’héritage de la révolution de 1793 (et l’article 21 de sa déclaration), sans oublier la Commune de Paris qui illumine encore les consciences ! Quant au modèle beveridgien né en Angleterre durant la 2de guerre mondiale et financé par l’impôt, son contrôle par l’Etat rassurera la bourgeoisie gagnée aux thèses keynésienne, selon lesquelles le marché est faillible et que l’État doit lui suppléer. Mais on ne peut écarter l’hypothèse que ce « social » libéralisme de circonstance, cherche à parer cette économie de marché en pleine reconstruction (Jean Monnet en France) d’une vitrine sociale, afin de désamorcer l’attractivité du modèle soviétique auprès de la classe ouvrière…
Or, depuis la réunification de l’Allemagne (89) et la chute de l’URSS (91), la vitrine sociale de l’UE s’est… démonétisée. L’Europe est enfin prête à avancer sur la voie d’une « union économique et monétaire » qui donnera naissance au traité de Maastricht (92), au pacte de stabilité (97) et à l’Euro (99). Et c’est durant cette décennie que les choses se gâtent pour la sécu…
Un hold-up fomenté par la droite et la « gauche de gouvernement », selon une division du travail franco-européenne :
On objectera que le budget de la protection sociale est partie prenante de la « comptabilité nationale », que la crise de 29 et les conditionnalités du plan Marshall ont achevé de généraliser sur le vieux continent. En effet, l’économie de marché a besoin de modéliser son fonctionnement macro économique à l’échelle d’une nation, afin de disposer d’un tableau de bord lui permettant d’orienter sa politique conjoncturelle en anticipant (théoriquement…) les crises. Dans ce cadre, le budget de la protection sociale (sous forme de salaire socialisé ou d’impôt) est intégré à l’observation des flux (et donc des déficits relativement au PIB) entre les agents économiques : personnes physiques, morales et administrations publiques (dont l’État, les collectivités territoriales et… la sécu). Mais tout cela n’avait – du moins jusqu’au début des années 90 – aucun caractère contraignant !
C’est dans un célèbre rapport préparant dès 1989 « l’Union Economique et Monétaire », que Jacques Delors – alors président de ce qui deviendra la commission européenne – prévoit de donner à ce tableau de bord macro économique un caractère « contraignant » (4), préfigurant le futur pacte de stabilité. Les économies nationales seraient en quelque sorte, conjoncturellement sous pilote automatique, sous la surveillance d’un organisme tiers qui veillerait au grain. Dans un probable deal franco-allemand (Mitterand-Kohl), l’UE validera à Maastricht la réunification allemande, tandis que l’Allemagne acceptera le passage à la monnaie unique, via une extension de son modèle ordo-libéral (c’est-à-dire, le libéralisme + la norme contraignante du droit, désormais gravée dans les traités de l’UE).
Reste à engager en France, la fiscalisation du financement de la sécu. Ce sera chose faite dès 91 avec la CSG (contribution sociale généralisée) sous le gouvernement Mitterand-Rocard. Le second acte arrivera en 96, sous le gouvernement Chirac-Juppé, ajoutant une nouvelle contribution fiscale (CRDS) avec son inévitable corollaire : la première loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) soumise à l’arbitrage, non plus des « travailleurs associés » (Mitterand avait déjà préparé le terrain), mais du parlement. Le tout « pour qualifier la France pour la monnaie unique » déclarera Chirac. Les grèves de 95 contre le plan Juppé (réforme des retraites après celle de Balladur en 93) n’auront donc engrangé qu’une demi-victoire, qui allait devenir… une défaite.
Côté UE – tout en laissant hypocritement à chaque Etat membre, le « choix » de son modèle social… – le traité de Maastricht (arraché de peu au suffrage universel à 51 % malgré un vote ouvrier majoritairement défavorable), valide l’intégration du budget de la sécu – désormais partiellement fiscalisé… – dans le calcul des comptes (et donc des déficits) publics. Le traité de Lisbonne (officialisant en 2009, le viol du référendum français de mai 2005…) intégrera ce traité dans le nouveau TUE (traité sur l’UE). Inutile de préciser que la procédure permettant la réécriture du TUE est… quasi impossible à mettre en œuvre, a fortiori dans une UE élargie (ceci expliquant partiellement cela). Enfin, le pacte de stabilité et de croissance – inscrit dans les articles 121 et 126 du TFUE (ex-traité de Rome devenu Traité sur le fonctionnement de l’UE) – a depuis 97, une valeur normative contraignante, faisant inévitablement du budget de la sécu (retraite, santé, chômage), une variable d’ajustement bien commode pour rentrer dans les fameux critères de Maastricht.
Dès 1992, le très droitier – et néanmoins perspicace… – Alain Madelin avait donc bien compris les enjeux de cette décennie européenne, en prédisant que : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure ». L’adoption en juin 97 par le conseil européen, du pacte de stabilité, ainsi que le traité d’Amsterdam signé en octobre de la même année, confirmeront hélas cette prophétie !
Sortir le budget de la sécu du piège européen… et du pacte de stabilité !
Hormis la CFDT favorable à la CSG, un large arc syndical français (CGT, Solidaires, FSU, etc.) dénonce à juste titre, ce virage fiscal beveridgien et demande un retour à la démocratie sociale des origines (exit le contrôle tronqué de l’État, vendu aux intérêts des marchés et des assurances privées). Mais alors que l’UE se prépare à activer pour la seconde fois « la clause dérogatoire temporaire » au pacte de stabilité, permettant aux Etats membres de financer – hors critères de Maastricht – les dépenses militaires après celles du Covid, qu’attendons-nous pour exiger de sortir définitivement les comptes de la sécu du calcul des déficits publics (tels que définis par Maastricht) ? On comprend mieux l’empressement à généraliser le modèle beveridgien qui subordonne le financement de la protection sociale à la lutte contre les déficits, que nos gouvernements successifs ont beau jeu de creuser… à la pelleteuse ! Pour briser ce cercle vicieux – et faute d’engager ce front syndical vers une sortie plus ambitieuse de l’UE (et du déni de son impérialisme…) -, mettons donc un pied dans la porte en exigeant de sortir la sécu du piège européen du pacte de stabilité. Car si d’aventure une « Europe sociale » était possible, son accès escarpé passerait nécessairement par là. Alors, chiche ! Gageons que le constat (hélas prévisible) d’une impasse, ouvrira enfin les yeux aux forces de gauche, engluées dans cette ruse européenne de la bourgeoisie.
Jena-François Dejours, syndicaliste éducation nationale
Notes :
– (1) Note de la DREES (organisme statistique public affilié au ministère de la santé) : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2023-01/CPS22_MAJ%20Fiche%2015%20-%20Financement%20de%20la%20protection%20sociale%20en%20Europe.pdf
– (2) expressions utilisées par la tradition marxiste pour définir le communisme. Cf. Marx, Le Capital (livre III, tome 3, chap. 48 : « la formule trinitaire ») ou Critique du programme de Gotha (texte commenté notamment par Lénine au chapitre V – 4 de L’État et la révolution : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er.pdf )
– (3) voir la conférence de l’historien du syndicalisme Stéphane Sirot : « A quoi sert la CES ? » https://youtu.be/u3wiHh8GgGo
– (4) Rapport Delors (en particulier les §§ 25, 27, 30) : https://www.cvce.eu/content/publication/2001/11/22/725f74fb-841b-4452-a428-39e7a703f35f/publishable_fr.pdf