Quelle est la situation en Italie ? Quelles perspectives ? avec la crise politique et la prise de pouvoir par la coalition M5S et extrême droite emmené par Salvini, nombreux sont les travailleurs en France qui veulent comprendre la situation. Alessio Arena secrétaire nationale du Fronte Popolare, l’un des principaux mouvements communistes en Italie répond aux questions d’Initiative Communiste
Initiative Communiste : Quel est la nature du gouvernement italien selon votre analyse ?
Alessio Arena : La ascension de ce gouvernement à la tête du pays a marqué un grand bond en avant dans la dégénérescence réactionnaire en cours depuis plusieurs décennies. Nous définissons cela comme un processus de fascisation. C’est le reflet politique parfait d’une société matériellement et moralement en crise, mais qui ne génère pas d’alternative progressive, car les forces politiques appelées à agir dans ce but se sont discréditées par le compromis avec le centre-gauche néolibéral et ses politiques antisociales au cours des années 90 et 2000. Dans ce contexte de société en décomposition, liée structurellement à la destruction organisée des forces productives dans notre pays, les phénomènes de protestation sont facilement interceptés par l’extrême droite ou pervertis par l’action démagogique du populisme sous contrôle des classes dominantes. Tandis que le pays se décompose, la colère sociale qui en découle est dirigée vers la catharsis de la haine pour le marginal, pour le différent, comme le fait la Ligue, ou vers l’affirmation du fétiche de la légalité comme valeur absolue, comme le fait le M5S, qui depuis sa fondation a été le porte-drapeau de la diabolisation de la politique des partis. Ces deux tendances interprètent les mêmes dynamiques sociales dans deux directions différentes, toutes deux réactionnaires. Leur soudure au gouvernement du pays a des effets qui doivent alarmer non seulement les communistes, mais tous ceux qui ont des sentiments sincèrement démocratiques. Au niveau international, ce gouvernement interprète la confrontation entre l’impérialisme américain et allemand, qui dure depuis des décennies mais qui a éclaté avec l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, en positionnant l’Italie aux côtés des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si la Ligue de Salvini soutient la cause de « l’internationale noire » de Steve Bannon, alors que le M5S a toujours bénéficié de la sympathie déclarée de la grande finance américaine et entretient des excellentes relations avec l’ambassade américaine à Rome depuis le début de son succès si rapide.
Initiative Communiste : Concrètement quelles sont les conséquences de ce gouvernement : au niveau économique et social, pour la montée de la répression, le racisme, l’activité de l’extrême droite sur le terrain ?
Alessio Arena : Il faut tout d’abord souligner que la Ligue de Salvini travaille depuis des années pour fédérer les groupes néo-fascistes actifs dans les territoires. La couverture institutionnelle assurée par les élus de la Ligue a aidé ces groupes à proliférer dans le nord du pays, tandis qu’à Rome et dans le sud, le succès de la Ligue était aussi déterminé par sa capacité à hériter des secteurs d’enracinement fasciste plus traditionnels, issus du MSI. Le cas de Rome est emblématique: notamment dans la Capitale, mais pas seulement, le succès de la Ligue aux dernières élections a été construit par Gianni Alemanno, ancien maire et représentant historique du MSI, puis de Alliance Nationale, aujourd’hui à la tête d’un « Mouvement National pour la Souveraineté » qui a comme symbole la flamme tricolore et qui a élu des représentants au parlement sur les listes de la Ligue. À Rome, cela signifie hériter toute une sombre tradition de violence squadriste. Les liens entre la Ligue et Casapound, un mouvement qui se réclame du « fascisme du troisième millénaire » qui bénéficie de l’amitié et du soutien direct de Salvini, sont également explicites. Ce mouvement, particulièrement ancré à Rome, s’est maintenant étendu au niveau national. Il n’est pas rare de voir le Ministre de l’Intérieur s’habiller de vêtements confectionnés par Casapound et le message médiatique qui en résulte est très fort. En particulier en Lombardie, la Ligue entretient une relation organique avec le mouvement néo-nazi « Lealtà e Azione », inspiré par la pensée du nazi belge Léon Degrelle. Il y a ensuite la question des relations de la galaxie d’extrême droite avec les mafias. Le crime organisé serait un élément à prendre en considération, selon certaines enquêtes journalistiques, pour expliquer également le succès extraordinaire de la Ligue dans certaines régions. Ceci c’est un élément très sensible de la réalité politique italienne.
Ce qui est sûr, c’est que l’exploit de la Ligue lors des élections du 4 mars et son accession au gouvernement ont entraîné une multiplication des épisodes de violence raciste à travers le pays. Pour inaugurer cette tendance, la très grave attaque de Macerata du 3 février dernier, menée en pleine campagne électorale par un néo-fasciste qui, quelques mois auparavant, était candidat de la Ligue aux élections locales. En général, la couverture par la Ligue augmente fortement la présence violente de l’extrême droite néo-fasciste ou néonazie dans les territoires. Il y a quelques semaines, les militants de Casapound ont menacé d’un « bain de sang » les agents de la Guardia di Finanza qui souhaitaient inspecter le bâtiment public qu’ils occupent illégalement au cœur de Rome. Il est facile d’imaginer la raison de tout ce courage, si l’on considère que l’expulsion des fascistes de ce bâtiment a été définie publiquement comme « non prioritaire » personnellement par Salvini, en tant que Ministre de l’Intérieur.
Du côté de la répression, le « Décret sécurité » adopté par le gouvernement montre le caractère antipopulaire de cet exécutif. Tout d’abord, je voudrais souligner que cette disposition montre clairement l’objectif de casser les os au mouvement syndical. Il suffit de dire que le crime de « barrage routier » a été réintroduit: le barrage routier est un instrument typique de la lutte syndicale dans les usines et les entrepôts de logistique, qui sera puni de peines allant de 1 à 6 ans de prison grâce à ce gouvernement. La répression des occupations de terrains et de bâtiments est également renforcée.
Du point de vue humanitaire, cependant, les conséquences les plus dramatiques de ces premiers mois du gouvernement de la Ligue et du M5S sont celles qui affectent les migrants. Depuis la création de l’exécutif Conte, le nombre de morts noyés dans le Canal de Sicilie est considérablement augmenté, atteignant une moyenne de huit par jour. C’est parce qu’il n’y a plus de navires pour les sauver. Les restrictions à la réception prévues dans le « Décret sécurité » ne font qu’exacerber l’hypocrite gestion d’urgence du phénomène qui a caractérisé les trois dernières décennies et qui ne sert qu’à transformer le phénomène en source de tension sociale que l’extrême droite capitalise dans les urnes.
En même temps, la véritable situation d’urgence italienne, c’est à dire l’émigration de nos jeunes vers l’extérieur qui désertifie des régions entières, est ignorée. Les promesses « sociales » de la Ligue et du M5S ont été trahies, la précarité du travail n’a pas été réduite, la politique de privatisation a pris un nouvel élan, la dévastation du territoire par des gros travaux inutiles comme le pipeline TAP continue et de l’installation du radar MUOS en Sicile, décidée par le Pentagone, personne n’en parle plus, car les maîtres américains ne doivent pas être dérangés. La conclusion de l’affaire ILVA à Taranto, où la plus grande aciérie d’Europe a été vendue au groupe indien ArcelorMittal quasiment dans les mêmes termes définis par les gouvernements du Parti démocrate, rend évidente la continuité de la politique économique de ce gouvernement par rapport à celle des gouvernements précédents.
Dernier élément à souligner: la Ligue n’a pas renoncé à la destruction de l’unité nationale. Il y a à peine un an, Front Populaire faisait campagne, seule force de gauche à voter NON, aux référendums régionalistes promus par les présidents des régions de la Ligue en Lombardie et Vénétie. Aujourd’hui, grâce à la victoire dans ces référendums, la Ligue, avec la complicité du M5S, s’apprête à régionaliser l’éducation, continuant ainsi d’infliger de coups violents à la solidarité et à l’égalité entre tous les citoyens. Il n’est pas nécessaire de souligner en quoi cela est parfaitement fonctionnel au projet euro-atlantique.
Initiative Communiste : Si Salvini et la Ligue sont sans difficulté classés à l’ extrême-droite, quelle est votre analyse du M5S ?
Alessio Arena : Le phénomène M5S est sans doutes la nouveauté, surtout vu de l’étranger. Ce mouvement nourrit de nombreuses illusions de discontinuité de la politique italienne par rapport au passé, qui sont complètement sans fondement. Cela est compréhensible car, alors que la Ligue a été au pouvoir pendant une bonne partie des trente dernières années aux côtés de Berlusconi, partageant ainsi sa politique atlantiste, pro-européenne (rappelez-vous que Salvini a lui-même voté au Parlement en faveur du Traité de Lisbonne) et néolibérale, le M5S est à sa première expérience de gouvernement et n’est entré au Parlement pour la première fois qu’en 2013. Il faut d’abord comprendre son caractère de parti-entreprise contrôlé par une société de marketing en ligne, la « Casaleggio e Associati », relativement petite, mais très bien connecté aux hautes hiérarchies du capital financier. Le M5S s’est présenté dés le début comme le « parti des anti-partis », dirigeant la colère de larges couches de la société italienne pour l’aggravation de la pauvreté et de la précarité contre la « caste politique », mais aussi contre les syndicats, et il a été également instrumentalement le défenseur de nombreuses batailles correctes liées à la défense du territoire contre la spéculation. Comme un parfait parti poujadiste, il a offert à la colère sociale une débouchée anti-politique, loin de ses objectifs réels, et il a rassemblé des éléments venant de l’extrême droite (par exemple, Luigi Di Maio, fier fils d’un dirigeant du MSI), mais aussi de la gauche (par exemple Roberto Fico, actuel président de la Chambre des députés). Comme la Ligue, dans la phase de son ascension, il a aussi adopté des mots d’ordre corrects, tels que la remise en question de l’adhésion de l’Italie à l’euro. Toutes ces batailles sont aujourd’hui systématiquement niées et désavouées. Le Premier Ministre Conte a répété à plusieurs reprises que l’Italie ne quittera jamais l’euro, tandis que de l’ILVA au MUOS et à la TAP, toutes les promesses faites au cours de la campagne électorale sont systématiquement (comme cela était prévisible) trahies. Le « Décret dignité », par exemple, a été une blague honteuse: il a réduit de trois à deux les renouvellements possibles des contrats précaires, mais il a réintroduit la possibilité de payer certaines prestations de travail avec des bons. Plus la déception vers le M5S devienne évidente, plus le consensus se transfère vers la Ligue de Salvini, qui n’a jamais caché son caractère néolibéral et qu’en ayant fait de ses promesses sociales un élément secondaire par rapport à la propagation de la haine contre les migrants, cache plus facilement la trahison notamment des promesses faites aux travailleurs proches de la retraite grâce à sa cohérence dans la poursuite des politiques répressives.
Mais il faut souligner que le M5S apporte un élément de portée réactionnaire incalculable: son agitation contre les partis politiques au nom de la « e-democracy », c’est-à-dire la dématérialisation de la participation par l’usage de la technologie informatique, que le M5S développe concrètement en s’appuyant sur la « plate-forme Rousseau », propriété de la société Casaleggio e Associati. La portée de l’élimination des lieux physiques de participation et d’élaboration politique ouvre des perspectives réactionnaires inimaginables dans le passé et, quelle que soit le destin du M5S, ce sera probablement sa contribution spécifique la plus décisive à la dégradation du tissu démocratique de notre société.
Initiative Communiste : Des illusions existent en France sur la politique anti-UE du gouvernement italien. Illusions qui entraînent des progressistes sincères à soutenir ce gouvernement italien. Comment dénoncez-vous le mensonge de la « bataille » du gouvernement contre l’UE ?
Alessio Arena : La tendance à prendre la chronique politique pour quelque chose de plus profond et de plus structurel est typique de notre époque de consommation des informations à court thermes. D’autre part, cette tendance est nourrie de façon calculée pour engendrer la confusion chez l’opinion publique et remplacer la vieille alternance entre centre-droite et centre-gauche, tuée par la crise économique, par une nouvelle et tout aussi mensongère contradiction entre « populistes » et « responsables ». Il y avait même ceux qui, à l’élection de Donald Trump, croyaient vraiment que les États-Unis allaient prendre la voie de l’isolationnisme!
Quant au succès de ces argumentaires dans notre milieu politique, nous devons réfléchir à propos de la patience avec laquelle cette confusion a été semée, dans la dernière décennie, par les « rouge-bruns » qui ont travaillé pour remplacer l’analyse de classe des relations entre les États par la géopolitique, que nous savons être le point de vue de l’impérialisme sur les affaires internationaux. Ainsi que certains se sont retrouvés sans s’en rendre compte à soutenir les éléments politiques les plus aberrants au nom du « entrer dans les contradictions » identifiés selon des critères trompeurs inspirés par la distorsion évidente que subit la géopolitique elle même, lorsqu’elle n’est pas utilisée par les impérialistes pour interpréter leur conflits intestins, mais par des individus appartenant aux couches subalternes de la société qui croient pouvoir obtenir des indications sur le positionnement politique à choisir au niveau individuel ou de petit groupe. C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui en ce qui concerne le conflit en cours entre le gouvernement italien et l’UE.
À notre avis, il faut partir de la compréhension qu’en ce moment, dans le bloc atlantique, il existe une contradiction entre les deux impérialismes les plus puissants qu’y sont exprimés: les États-Unis et l’Allemagne. Il est évident que cette contradiction investit les organisations supranationales de l’impérialisme, et d’abord l’UE et l’OTAN. Le gouvernement italien ne fait que prendre parti pour l’un des deux impérialismes dominants, l’étatsunien, pour limiter l’autre, l’allemand. C’est une contradiction dont il faut évidemment profiter, mais si on ignore qu’il s’agit d’une contradiction au sein de nos ennemis, ou si on décide de soutenir l’un ou l’autre, cela dénote une compréhension insuffisante de la nature des relations de domination qui régissent le monde contemporain, ou bien une mauvaise foi scandaleuse qui suggère des trahisons inconfessables. En d’autres termes, nous pouvons utiliser cette occasion pour souligner le caractère autoritaire et réactionnaire de l’UE, mais défendre le gouvernement italien et faire croire qu’il mène une bataille progressive est une pure folie ou une trahison consciente.
Certes, notre pays a le droit de gérer son propre budget comme il veut – nous luttons acharnement pour l’indépendance nationale – et à la fin de cet épisode en cours de la contradiction actuelle entre les impérialismes, les dirigeants au service du capital trouveront une composition capable de préserver les intérêts interdépendants essentiels en jeu, sans doutes au détriment des intérêts des classes populaires italiennes qui paieront le prix de l’augmentation de la dette publique: ni Trump, ni l’Allemagne et ni le gouvernement italien (surtout pas) veulent arriver à la rupture totale des équilibres en Europe! Mais le but de ceux qui, comme nous, veulent faire progresser un point de vue révolutionnaire sur le monde c’est de révéler les relations structurelles qui déterminent actuellement les relations de pouvoir et ouvrir la voie au développement de l’autonomie de classe des travailleurs, principe fondamental pour s’engager dans la bataille pour le pouvoir contre le capitalisme et l’impérialisme, soit il étatsunien, allemand/européen ou italien. Le choix entre faire de notre pays le paillasson de Mr Trump ou de Mme Merkel, nous la laissons volontiers à ceux qui aiment le servage.