Par Alcide Carton, ancien psychologue scolaire IEN spécialisé à la retraite.
Un drame affreux, un terrible fait divers s’est déroulé ces derniers jours de février, à peine les élèves et les professeurs rentrés de leurs vacances d’hiver, dans un établissement privé de Saint-Jean-de-Luz. Un adolescent, élève tout juste pubère de Seconde, a porté un coup de couteau mortel à l’une de ses professeures en pleine classe.
À peine la nouvelle connue, les chaînes d’info en continu et de nombreux hommes politiques de la droite, sans la moindre retenue, se sont empressés de fustiger l’assassin et d’assurer la « communauté éducative » de leur soutien, oubliant même d’exprimer leur compassion aux proches de la victime et osant un odieux parallèle avec l’attentat terroriste qui a coûté la vie à Samuel Paty, un autre enseignant.
De quoi au fait, « la communauté éducative » serait-elle menacée pour qu’ils l’assurent tous comme des Tartuffe de leur soutien ? Nos salles de classe seraient-elles devenues des coupe-gorges où, chaque jour, les professeurs risqueraient leur vie ?
Déjà nos bien-pensants, toujours prompts à s’occuper de notre sécurité, parlent de légiférer et de renforcer les portiques, les fouilles au corps, et je ne sais quoi encore pour « terroriser toutes ces graines de terroristes » !
À l’heure où j’écris ces lignes, les circonstances du drame sont loin d’être élucidées. Et il reviendra à la police et à la justice de travailler sereinement pour permettre, en leur temps, au tribunal de chercher à comprendre ce qui a pu conduire un jeune garçon, à peine sorti de l’enfance, à porter un coup de couteau mortel à sa professeure.
Je n’en sais pas plus que les affirmations fébriles répétées sans recul sur nos écrans. Par contre, je n’ai pas oublié ce que nous a enseigné Rousseau il y a deux siècles et demi : un enfant ou un adolescent n’est pas un adulte en réduction, mais un être en devenir, et certainement pas, par essence, un assassin. Et « la communauté éducative » plus sage que nos élites, ne manquera pas de s’interroger, non sur les dangers qu’elle court, mais sur ce qui a bien pu conduire ce jeune homme à en venir à une telle extrémité et réfléchir à la manière dont on pourra « réparer » à la fois la douleur des proches de la victime et la vie brisée de ce jeune.
Ce sont ces principes forts qui ont inspiré les Ordonnances de 1945 nées de la Résistance — et qui fondent la protection judiciaire de la Jeunesse articulant protection et répression réparation dans une perspective d’Éducation.
Or ces principes n’ont pas cessé d’être mis à mal par ceux-là mêmes qui s’agitent aujourd’hui, raccourcissant l’âge de la majorité pénale, favorisant les mesures répressives – soi-disant pour rassurer la population – et n’accordant pas à notre jeunesse les moyens judiciaires de sa protection.
Les ronds de jambes et les discours de nos gouvernants, ministre de l’Education en tête, instrumentalisant l’émotion que suscitent ces faits divers suffiront-ils à masquer leur responsabilité idéologique et politique dans ce type de drame ou même dans les incidents que l’on répertorie pour la statistique et le chiffre et qui témoignent surtout de leur rareté au regard de la vie des milliers de classes qui accueillent quotidiennement quelque dix millions d’élèves dans notre pays.
Il est d’abord faux de dire que les enfants deviennent adultes plus vite. Rien ne l’a encore prouvé sérieusement. Par contre tout comme leurs mères, ce sont eux qui subissent de plein fouet et de manière plus violente encore, parce qu’innocents, les effets pervers du libéralisme : la misère économique, la compétition sociale et les pertes de sens de l’avenir dans un « non-futur »généralisé, au point même que les milieux aisés n’en sont plus épargnés.
Ce sont les agressions, les drames successifs de leur toute jeune vie qui, parce qu’il doivent s’en défendre au risque de périr, leur confèrent une plus précoce maturité les conduisant même parfois jusqu’à l’irréparable. Mais en dépit de tout cela, un(e) adolescent(e) de quinze ans est et demeure avant tout, dans la complexité des formes de son développement, un(e) adolescent(e) de quinze ans.
À la Libération (1945) Henri Wallon, ce grand psychologue d’enfants du siècle dernier, proposa la création d’un vaste service de psychologie scolaire dont l’objectif premier était de venir en aide à l’enfant, « pour démêler les raisons de ses insuccès scolaires et proposer avec les enseignants des pistes pédagogiques pour y remédier». René Zazzo, chargé de l’expérimenter, parvint à en montrer, hélas pendant trop peu de temps, l’intérêt et l’efficacité. On détourna le sens de ce service, le limitant au renforcement de la sélection et de l’orientation, priorisant, dans ses missions, le handicap.
Depuis, le statut et les missions de ces psychologues ont été modifiés, accommodés à l’envi, et surtout le nombre de leurs postes a été réduit de plus de moitié renvoyant au privé le soin de soigner les « dys » en tous genres. Zazzo estimait que pour qu’un psychologue scolaire – je dis bien scolaire – puisse efficacement effectuer son travail, son secteur de responsabilité ne devait pas dépasser mille ou quinze cents élèves. On a crié, à l’époque, « Au fou ! »… Aujourd’hui, des pans entiers de notre territoire scolaire d’en disposent plus, et dans les meilleurs des cas on n’en compte parfois plus qu’un pour 4 à 5000 élèves ! Une peau de chagrin !
Le docteur Lyme dans un récent numéro de Liberté-Hebdo dénonçait, à juste titre, la misère dans laquelle survivait ce qui reste de la médecine scolaire ! Je ne saurais, ici, rien rajouter au triste mais objectif bilan qu’elle dressait. Elle est, hélas, aussi maltraitée que la psychiatrie de l’enfant ou les services médico-sociaux.
Aujourd’hui, dans ce siècle où nous sommes, devrait-on encore traiter Zazzo de fou ?
Les mesures de carte scolaire annoncées ces derniers jours, aggraveront, c’est certain, le climat scolaire. Pas besoin d’être fin clerc pour le deviner : d’un côté des profs à qui l’on demande toujours de travailler plus et plus longtemps et d’être des « couteaux suisses » colmatant les méfaits des politiques scolaires ; de l’autre, des élèves soumis à des règles sécuritaires quasi policières, un avenir décidé par les algorithmes de Parcoursup dans lesquels on n’a plus le droit d’être moyen, même pas pour un moment, et tout cela dans une nature dont les jours semblent inexorablement décomptés !
Le travail en équipe tant proclamé pour l’école ne signifie pas la polyvalence éducative. Un enseignant n’a, ni les compétences d’une assistante sociale, ni celles d’un médecin ou d’une infirmière, ni celles d’un psychologue et réciproquement. Le travail en équipe, c’est l’approche pluridisciplinaire des besoins éducatifs d’un enfant ou d’un adolescent. Cette approche demande du temps, des échanges qui favoriseront bien plus les « changements de regards », les dynamiques humaines, que les grilles d’évaluation performative.
Ce ne sont pas de discours hypocritement compatissants de leur ministre que la « communauté éducative » a besoin. Reconnaître la noblesse de sa mission, c’est lui donner les moyens de l’exercer dans de bonnes conditions.
Prévenir coûte, éduquer coûte, mais n’est-ce pas là « un devoir de l’État » comme l’affirmait Condorcet en 1792 pendant la Révolution ? Il serait temps de s’en rappeler et s’en inspirer pour éviter d’autres drames, mais surtout pour permettre à chaque élève d’éveiller ses multiples talents.