La République Démocratique du Congo (aussi appelée Congo-Kinshasa) connaît depuis cette année, et plus encore depuis le mois d’Octobre, une recrudescence de violences dans l’Est de son territoire. En cause, le Mouvement du 23 Septembre (en version courte M23), une milice armée qui avait pourtant succombé sous les assauts conjoints des FARDC (Forces armées de la République Démocratique du Congo) et de la MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilité du Congo) en 2013. Censément du moins.
La formation du M23 remonte à la guerre du Kivu (province de l’est limitrophe du Rwanda), commencée en 2004 dans la continuité de la Deuxième Guerre du Congo, et mettant aux prises l’armée congolaise et un certain CNDP (Congrès National pour la Défense du Peuple).
Continuation de la guerre par les mêmes moyens
Avec la disparition de l’URSS en 1991, Mobutu, l’homme fort du pays soutenu à bout de bras par les États-Unis depuis 1965, est progressivement lâché par ses maîtres[1]. A Washington, le masque de l’impérialisme évolue progressivement de l’endiguement (containment) de l’influence soviétique vers l’installation de régimes « démocratiques », pourvu qu’ils soient inféodés. Dans ce contexte, le dictateur, malade, et son régime kleptocratique à la répression féroce deviennent gênants. Mais sur qui s’appuyer ?
Au Rwanda, Paul Kagame, à la tête du Front Patriotique rwandais, vient de renverser le « régime hutu » de Juvénal Habyarimana, à la suite d’un affrontement génocidaire dont les aspects ethniques habillent à la fois d’ancestrales contradictions sociales – les tutsis minoritaires étant traditionnellement des éleveurs disputant les vastes terres agricoles aux hutus majoritaires et traditionnellement paysans – et de très post-coloniaux conflits inter-impérialistes[2]. Cependant, prétendre libérer le Zaïre par invasion interposée de la part d’un pays voisin pourrait s’avérer délicat à maints égards. C’est ainsi que Laurent-Désiré Kabila, avec son AFDL ( Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo) va se glisser dans le sillage des nouvelles forces armées rwandaises qui ont pris prétexte de la présence – certainement réelle – d’extrémistes hutus sur le territoire congolais pour y intervenir. En Mai 1997, cette coalition armée hétéroclite entre à Kinshasa, et Laurent-Désiré Kabila s’autoproclame Président ; nous reviendrons plus loin sur ce personnage complexe et énigmatique. Pensant avoir suffisamment installé son pouvoir, le nouveau président rompt très vite avec ses alliés rwandais et ougandais, en en remerciant fermement ses conseillers militaires, et en exigeant le départ de toutes leurs troupes du sol congolais.
Les deux pays voisins, après avoir fait mine d’accepter pour rassembler leurs forces, attaquent de nouveau le pays et soutiennent des milices aux motivations apparemment ethniques dans l’Est : la Deuxième Guerre du Congo commence. Laurent-Désiré Kabila bénéficie très rapidement du soutien de l’Angola, du Zimbabwe et de la Namibie ainsi que d’une assistance logistique de la Lybie. Malgré son assassinat en 2001, il est remplacé par son propre fils Joseph, qui réussit à mettre fin au conflit en 2003 avec la formation d’un gouvernement de transition et après plusieurs accords de paix.
L’actuel président de la RDC, Félix Tshisékédi, a récemment mis en cause le Rwanda comme soutien aux groupes armés responsables de la reprise des hostilités dans le Kivu. Une soudaine fermeté qui, à un an des présidentielles, en laisse plus d’un songeur, voire sceptique. Et il faut bien dire que cette révélation n’est celle que d’un secret de Polichinelle, et pas des plus frais !
Car à peine la deuxième Guerre du Congo terminée, débute la guerre du Kivu. Des officiers rwandophones, intégrés aux FARDC à l’issue du conflit précédent, se mutinent et créent le CNDP, afin selon eux de prévenir un génocide des tutsis congolais en préparation. Dès cette époque, tout et tout le monde accuse le Rwanda de soutenir en sous-main : experts de l’ONU, chancelleries occidentales, MONUSCO, gouvernement congolais, analystes géopolitiques de toutes obédiences. Le Rwanda nie, et condamne la rébellion ; mieux, il affirme la combattre également. On assiste ainsi à une situation où tout le monde combat le CNDP, mais où personne ne parvient à en venir à bout. L’histoire se répète en 2009, quand, après de nouveaux accords de paix, est créé le M23.
Les accords du 23 Mars 2009 entérinaient la fin de la guerre du Kivu. Certes, les rivalités inter-ethniques, bien souvent savamment entretenues, et les appétits extérieurs pour ce pays qualifié de « scandale géologique » tant son sous-sol est riche, font de la RDC un pays dont la conservation de l’unité demande une grande habileté. Mais les engagements de ce traité suscitent spontanément l’étonnement, notamment : transformation du CNDP en parti politique et intégration de ses combattants à l’armée régulière. La réconciliation nationale semble prendre forme, le CNDP aura même trois ministres dans le gouvernement Kabila issu des élections de 2011. Il n’empêche, dès 2012, un groupe d’officiers issus du CNDP intégré dans les FARDC se mutine à nouveau, dénonçant le non respect des accords du 23 Mars 2009 : le M23 est né.
Un État faible…
Ces intégrations à répétition d’éléments issus de forces para-militaires séditieuses n’ont que davantage déstabilisé l’État et son appareil, car il n’est pas difficile de gager que les deux défections citées précédemment n’ont pas entraîné tous ces éléments. Il n’est d’ailleurs pas rare de lire ou d’entendre de la part d’activistes congolais et africains dénoncer la pénétration de l’État congolais par les intérêts rwandais, dénonciations qui n’épargnent parfois pas jusqu’au président actuel, dont l’élection contestée en 2019 fut tranchée, ou du moins confirmée, avec la participation de l’Union Africaine dont le président à cette époque était….Paul Kagamé. (A noter que son opposant principal, Martin Fayulu, présente un profil potentiellement très américanophile[3]). Les récents remaniements au sein des hauts-gradés des FARDC ont d’ailleurs largement conservé à des postes importants d’anciens membres de milices soutenues par les voisins de l’est.
Les trente années du règne de Mobutu avaient installé le clientélisme et la corruption dans tous les rouages de l’appareil d’État, une mentalité qui n’en a jamais été extirpée totalement, car l’État n’a jamais été purgé.
Comme dit plus haut, Laurent-Désiré Kabila fut un acteur assez énigmatique de l’après-Mobutu. Il est souvent décrié comme un dictateur n’ayant fait que perpétuer ce que l’on désigne souvent sous le nom de « mauvaise gouvernance ». Il convient toutefois de signaler que cet ancien guérillero marxiste, qui aurait vécu de trafic d’or et d’ivoire en Tanzanie, fut pendant son cours « mandat » l’objet de l’intérêt du regretté fondateur du PTB Ludo Martens qui lui rendra souvent visite, et qu’il bénéficiera rapidement du soutien de l’Angola du MPLA, du Zimbabwe de Mugabe et de la Lybie de Kadhafi. Signalons aussi qu’à peine parvenu au pouvoir, il n’aura de cesse de renégocier âprement les promesses qu’il avait pu faire aux différentes compagnies minières nord-américaines en échange de leur soutien financier à l’AFDL, et de se rapprocher de la Chine (rapprochement largement développé par son successeur). Le caractère inattendu de la possibilité historique ouverte dès 1993-94 et les nombreuses exactions dont se sont rendues coupables les forces rwandaises pendant la progression vers Kinshasa ont certainement empêché Kabila de s’appuyer sur un soutien des masses, l’obligeant à manœuvrer exclusivement au sein de l’État, entre les différentes factions, et à tenter de jouer des contradictions entre les acteurs étrangers. L’instruction et la formation étant dans un état de délabrement dans le pays, il se serait ainsi vu contraint d’utiliser cet appareil d’État sans pouvoir le purger très avant.
Depuis la chute de Mobutu, c’est donc une stratification de factions mobutistes, kabilistes dans une certaine mesure et tchisékédistes, en plus des nombreuses influences étrangères et de la mentalité héritée de la 2e « République » (du Zaïre) qui font de l’État congolais une machine complexe, explosive et relativement peu efficace.
…en voie de balkanisation ?
L’exploitation, à bien des égards paradoxale pour ne pas dire cynique, politicienne de la figure de Lumumba, depuis Mobutu[4] jusqu’à aujourd’hui, suggère que les masses congolaises sont encore très attachées au souvenir de celui qui fût Premier Ministre du tout jeune Congo pendant moins d’un an. En tant que dirigeant nationaliste progressiste, Lumumba insistait beaucoup sur la conservation de l’unité de son pays. Cette intransigeance quasiment jacobine fût d’ailleurs la première, mais non dernière, pierre d’achoppement dans sa collaboration avec le Président (nommé) de l’époque, Joseph Kasa-Vubu, qui penchait plutôt vers le fédéralisme. Lumumba savait que le potentiel économique de la future RDC (terres extrêmement fertiles dans l’Ouest et sous-sol d’une richesse insolente qui semble en sus s’adapter aux évolutions des besoins mondiaux, en électronique notamment) avait largement de quoi non seulement aiguiser tous les appétits, mais aussi inquiéter les pouvoirs néo-coloniaux en gestation si ce vaste territoire parvenait à une authentique indépendance – jusqu’à devenir, selon le mot de Frantz Fanon, la « gâchette de l’Afrique [5]». Et il n’a eu de cesse durant son cours exercice d’alerter sur les dangers d’une balkanisation qui pourrait aller jusqu’à la partition.
Le spectre de la balkanisation, depuis cette époque, est depuis régulièrement agité par le pouvoir central. Avec évidemment plus ou moins de sincérité, de cynisme ou de calcul, particulièrement dans les périodes de crises, qu’elles soient purement internes ou dues aux nombreux conflits qui s’enchaînent depuis la fin de la Guerre Froide, mais provoquant néanmoins très souvent un sursaut patriotique apparemment salvateur.
Apparemment car il faut bien reconnaître que les occasions de démantèlement n’ont pas manqué depuis les années 90, et c’est peu dire que la souveraineté de la RDC est régulièrement voire continuellement piétinée, à tous points de vue. En outre, la séparation en deux du Soudan il y a quelques années s’est effectuée sans trop de scrupules ou d’émois. Des commentateurs évoquent le projet « rwandais » d’une sorte d’empire tutsi qui inclurait les « populations rwandophones » du Congo, s’appuyant sur la récente émergence de cet élément de langage comme manœuvre destinée à donner une légitimité endogène à cette volonté expansionniste. Or, le territoire de la RDC reste – juridiquement – intact. Et si un bouleversement des frontières nationales s’avérait plus hasardeux que de tout simplement assurer le pillage du sous-sol par de régulières déstabilisations localisées, milices armées interposées, ou par la corruption de certaines franges de l’appareil d’État ?
Épouvantail chinois et néo-bourgeoisie
Le partenariat commercial avec la Chine s’est considérablement développé dans les années 2000, sous la présidence de Joseph Kabila. Reconstructions de routes, de ponts, hôpitaux clés en main, les contrats prévoient l’adjudication de marchés publics à des entreprises chinoises contre un accès préférentiel aux ressources minières du pays. La coopération sino-congolaise n’est bien sûr pas exempte de contradictions et de critiques : elle a entraîné dans son sillage toutes sortes d’aventuriers chinois venus exploiter âprement des mines artisanales, et les entreprises de BTP adjudicataires ne furent pas tout le temps des modèles dans leurs conditions de travail. Mais l’on peut s’étonner de certaines soudaines sollicitudes. Le FMI a par exemple contraint le programme de coopération de 2008 à réduire ses ambitions, car il craignait qu’il n’entraîne un surendettement de l’État congolais… Délicate attention, tant il est vrai que la Chine avait choisi de contourner le successeur de la Banque Mondiale. Des ONG comme Greenpeace ont également ressenti un sursaut d’inquiétudes à propos de la forêt tropicale de la RDC quand des concessions forestières ont été octroyées à des entreprises chinoises. Il faut signaler tout de même que la RPC, après avoir racheté leurs concessions minières à de grandes firmes nord-américaines qui ont dû regretter leur courte-vue intrinsèque, procède par association (joint-ventures) d’entreprises publiques chinoises et congolaises (comme la Sicomines qui s’appuie sur la très ancienne Gécamines congolaise).
Il est confortable d’affirmer aujourd’hui que la Chine est le principal pilleur de la RDC, mais c’est oublier un peu vite que certains pays voisins, comme le Rwanda et l’Ouganda, exportent certains minerais dans des proportions sans commune mesure avec leurs propres gisements (l’or dans le cas de l’Ouganda, le coltan dans celui du Rwanda).
Ce qui explique peut-être la récente et surprenante fermeté du président actuel à l’égard de son petit voisin qu’il avait pourtant jusque là bien ménagé. Bon gré mal gré, la timide reprise en main du secteur minier depuis quelques années (symbolisée par le nouveau code minier de 2018, qui instaure des quotas de « congolité » dans les activités d’extractions) a entraîné une croissance des recettes de l’État et de son budget. En l’état actuel des forces productives en RDC, mais aussi en raison de son histoire depuis l’indépendance, la « voie d’embourgeoisement » la plus efficace reste la conquête de postes élevés dans l’appareil, c’est-à-dire la fonction d’intermédiaire dans le commerce du secteur primaire international, même si le tertiaire occupe une place de plus en plus importante, sans attendre le développement du secteur secondaire d’ailleurs. Ces dernières semaines, le ton monte de l’acrimonie du pouvoir congolais à l’égard du Rwanda, allant jusqu’à le menacer d’une guerre directe. L’armée congolaise, que l’on reproche à Félix Tshisékédi d’avoir négligé dans sa politique budgétaire, n’arrive pourtant pas à venir à bout des groupes armés sur son propre sol. En revanche, le soutien américain à Paul Kagamé – qui a fait son temps, et puis quand on se targue de soutenir la démocratie ! – semble s’étioler progressivement… pour se rapprocher du pouvoir congolais, auquel il dicte peu discrètement son calendrier électoral, et se positionner pour l’extraction du lithium et du cobalt afin de sécuriser des approvisionnements mis à mal par la guerre en Ukraine. Au préalable, la rupture est consommée depuis 2020 de l’alliance entre les partis de Tshisékédi et du peut-être trop sinophile Kabila.
Il est à craindre que ces soudaines menaces ne reflètent moins un sursaut patriotique qu’une volonté opportuniste d’une partie de la bourgeoisie congolaise, à la faveur des bouleversements actuels, de récupérer l’exploitation du sous-sol de la RDC. Les « creuseurs » comme on les appelle, et plus généralement la population congolaise, verront-ils la différence ?
[1] L’aide économique américaine pour ce qui s’appelle à l’époque le Zaïre passera ainsi de 55 Millions de dollars en 1990 à 600000 dollars en 1992
[2] Le régime de Juvénal Habyarimana était ainsi très proche du pouvoir mitterrandien, quand Paul Kagame était la tête de pont anti-françafrique dans la région, mais pour le compte d’autres impérialismes, étatsunien mais aussi canadien. Il remplacera très vite le français par l’anglais dans l’enseignement, ce qui n’empêchera pas la macronie de nommer l’ex-ministre de la culture rwandaise à la tête de l’OIF….
[3]Selon sa fiche Wikipédia, après des études à Paris et à l’European University of America de San Francisco, « il rejoint le groupe pétrolier Mobil à Kinshasa en 1984 et termine sa carrière dans le groupe en 2003 au poste de directeur général d’ ExxonMobil Éthiopie, après avoir assumé diverses responsabilités au siège de Mobil à Fairfax (États-Unis), au siège de Mobil Africa à Paris et dans d’autres affiliés ExxonMobil en Afrique (Côte-d’Ivoire, Kenya, Nigeria et Mali)
[4] lui-même !, qui rebaptise Elisabethville (Katanga) en Lumumbashi dès la fin des années 60 malgré sa responsabilité dans la fin tragique du dirigeant.
[5]« L’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo ».