L’Afrique du Sud engage une procédure contre l’État d’Israël devant la Cour Internationale de Justice (autre instance que la CPI) en vertu de la Convention sur le Génocide de l’ONU
Rappelons que la Cour internationale de justice, « organe judiciaire principal de l’ONU », n’a rien à voir avec la Cour pénale internationale, que les États-Unis, qui se sont auto-exclus de sa juridiction, lancent aux trousses de tous les États ennemis (la majorité du monde, moins la « communauté internationale » réduite à « l’Occident » colonialiste)
Dans une tribune, la juriste internationale R Maison rappelle que chaque état membre de l’ONU a en vertu de la convention contre le génocide de faire cesser la commission de génocide. Elle montre aussi en quoi les massacres et déplacement massif forcé de population civile palestinienne à Gaza relèvent de plusieurs critères de définition du génocide.
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231229-pre-01-00-fr.pdf
« Tous ces Etats sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’assistance. Sont ici principalement concernés les alliés d’Israël, particulièrement les Etats-Unis » Rafaëlle Maison
Dans cette tribune publiée par le quotidien L’Humanité, Rafaëlle Maison, professeur de droit international, rappelle que la notion juridique de génocide ne se limite pas à la poursuite pénale de ses auteurs ou complices. Elle s’accompagne d’obligations de prévenir le génocide qui pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention de 1948, lesquels peuvent agir en ce sens dans le cadre de l’ONU ou même hors de ce cadre.
Si certains intellectuels semblent encore s’interroger, les manifestants de différents pays retiennent le mot de génocide pour caractériser les attaques et le siège de Gaza mené par le gouvernement d’Israël. Aux Etats-Unis, principal soutien d’Israël, ils interpellent le Président Biden par le nom significatif qu’ils lui ont choisi, « Genocide Joe ». Un grand nombre d’experts du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont aussi, le 16 novembre 2023, alerté sur le risque de génocide à Gaza. Introduite en droit international par la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, qui rassemble 153 Etats Parties, dont Israël, la notion de génocide doit être précisée et le régime qui s’y attache brièvement présenté.
Clarifier la notion de génocide de la Convention de 1948
Un premier point doit être souligné : pour reconnaître un génocide, il n’est pas nécessaire de constater la destruction totale du groupe ciblé. La destruction du groupe ciblé – totale ou partielle – est ainsi exigée dans la Convention comme intention, non comme matérialité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda l’a rappelé dans la première affaire qu’il a jugée : « contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier » (affaire Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, § 497). Ce qui est essentiel dans la notion de génocide, c’est l’intention de détruire, certainement pas la réalité de la destruction du groupe, son extermination physique définitive.
Les actes
Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un génocide risque d’être commis ou est en cours à Gaza, au regard du texte de 1948 ? Dans la phase actuelle, cela n’apparaît pas très compliqué. Nous avons, d’abord, les actes qu’exige la Convention : « meurtres de membres du groupe » (article II a)) par le moyen de bombardements massifs, intensifs, inédits, en zone urbaine surpeuplée, dont on sait qu’ils ont tué une majorité de femmes et d’enfants. Ces bombardements qui touchent aussi, significativement, les hôpitaux et les écoles, les camps de réfugiés, ont également porté une « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe » (article II b)). Enfin, il paraît clair que, par le siège total de Gaza (pas d’eau, pas l’électricité, pas de carburant), par l’impossibilité de s’en échapper, par la destruction du système hospitalier, interdisant de délivrer des soins aux malades et blessés, nous sommes en présence de la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle » (article II c)).
Le groupe
Nous avons, ensuite, un groupe ciblé : il s’agit du peuple palestinien, un groupe national. Il faut ici noter que nous sommes dans un cas particulier puisque le groupe ciblé – et ce n’est pas toujours le cas – est aussi identifié, en droit international comme un peuple jouissant du droit à disposer de lui-même. Ce droit à l’autodétermination, qui imprègne l’ensemble de la situation juridique, doit d’ailleurs être soutenu par tous les Etats. C’est une obligation qu’on dit erga omnes en droit international, ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de justice dans son avis de 2004 sur l’édification d’un mur en territoire palestinien (§ 118 de cet avis) tandis que la violation grave de ce droit est un exemple probable de crime d’Etat.
L’intention de le détruire
Enfin, le génocide, on l’a dit, se caractérise par le fait que les actes commis le sont dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe (article II). Nous avons ici un corpus inédit de déclarations génocidaires de la part de l’exécutif et des militaires israéliens, qui va de l’offensive justifiée contre des « animaux humains », à l’évocation de l’emploi de l’arme nucléaire ou biologique, en passant par la référence biblique à la destruction d’Amalek. C’est un cas tout à fait spécifique où l’on rencontre des appels gouvernementaux explicites et publics à la destruction d’un groupe. Nous ne sommes pas ici en présence d’incitations à commettre le génocide (déjà punissables selon l’article III de la Convention), mais de l’exposé d’une politique, qui est suivie d’ordres donnés à ses exécutants.
Objections
Il sera dit : « ce n’est pas un génocide mais un emploi excessif de la force face à un groupe terroriste barbare ». Il sera dit : « il y a une opération militaire à Gaza, peut-être déséquilibrée, mais il y a des combattants, donc il n’y a pas génocide car le génocide doit être commis contre des innocents désarmés ». Ces objections ne sont pas sérieuses au regard des éléments rappelés plus haut et attestables. Car si les journalistes internationaux ne se trouvent pas dans la bande de Gaza, des journalistes gazaouis risquent leur vie pour témoigner de la situation. L’ONU fait rapport tandis que ses personnels sont tués en nombre inédit. Mais aussi l’UNICEF, l’OMS, les ONG, notamment médicales, dont les personnels sont durement affectés.
En droit d’ailleurs, l’un des derniers actes de génocide judiciairement attesté, quoiqu’on en pense, est le massacre de Srebrenica (1995). A Srebrenica, à la fin d’un siège où l’on combattait aussi, ce sont des hommes en âge de combattre qui ont fait l’objet d’exécutions en masse. Ces exécutions ont été considérées comme un acte de génocide par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et ont donné lieu à des condamnations dans plusieurs affaires. La Cour internationale de justice n’a pas pu renier cette caractérisation dans l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie et Monténégro (arrêt de 2007).
Les historiens israéliens critiques, qui font désormais l’objet de censure en France, ont, bien avant 2023, employé le terme de « génocide progressif » (incremental genocide). En 2010, Ilan Pappé affirmait par exemple, dans un article intitulé « The Killing Fields of Gaza, 2004-2009 » 1, « la ghettoisation des palestiniens à Gaza n’a pas porté ses fruits. En 2006, les tactiques punitives se sont muées en une stratégie génocidaire » (notre traduction).
Le régime du génocide, par-delà la sanction pénale individuelle
L’article premier de la Convention de 1948 affirme : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime de droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Par-delà la sanction pénale de ses auteurs, ou la responsabilité de l’Etat pour commission et complicité, reconnues dans l’arrêt précité de la Cour internationale de justice (2007), des obligations de prévention pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention.
L’obligation de prévenir et de ne pas aider à la commission du génocide
Tous ces Etats sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’assistance. Sont ici principalement concernés les alliés d’Israël, particulièrement les Etats-Unis, qui continuent de fournir des armes et qui ont encore, très récemment, refusé un projet de résolution du Conseil de sécurité demandant un arrêt des hostilités, et même une suspension de celles-ci.
L’article VIII de la Convention sur le génocide affirme clairement que les Nations Unies peuvent prendre des mesures pour la prévention d’un génocide. Si nous étions en configuration classique, hors veto, il y aurait déjà un cessez-le-feu. Le Conseil de sécurité pourrait aussi adopter des sanctions pour le faire respecter, telles qu’un embargo sur les livraisons d’armes et des sanctions économiques contre Israël. Mais face au blocage du Conseil de sécurité par les Etats-Unis, l’Assemblée générale est susceptible de prendre le relais. Alors, certes, l’Assemblée générale ne peut pas nécessairement, dans le droit de la Charte des Nations Unies, recommander ce type de sanctions (embargo sur les armes, sanctions économiques), encore moins en décider. Elle peut caractériser des situations, recommander un cessez-le-feu, inviter à ne pas livrer des armes dans sa fonction de conciliation. Mais l’entrée en jeu de la Convention génocide, et du droit des peuples, comme autre norme impérative, pourrait justifier une évolution de sa pratique.
Cette évolution pourrait aussi se fonder sur la thématique de la responsabilité de protéger, admise par la même Assemblée en 2005 en cas de génocide (Résolution 60/1, §§ 138 et 139). Israël, comme Puissance en contrôle des territoires où se trouve la population palestinienne a l’obligation de la protéger. Si Israël ne le fait pas, cela incombe « à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ». Si le Conseil de sécurité est bloqué, l’Assemblée générale devrait prendre le relais, s’agissant de mesures n’impliquant pas l’emploi de la force.
Contre-mesures et saisine de la Cour internationale de Justice
Mais, pour respecter leur obligation de prévenir un génocide, les Etats pourraient aussi, individuellement, adopter des mesures de rétorsion (interruption des relations diplomatiques – certains l’ont fait), ou des « contre-mesures » (mesures économiques défavorables, telles que la suspension d’un accord commercial), afin d’obliger Israël à modifier son comportement ; ceci n’est certes pas décrit dans la Convention de 1948 mais relève du droit commun de la responsabilité internationale. Ainsi, cette possibilité n’est pas exclue par les règles de responsabilité codifiées par la Commission du droit international des Nations Unies (articles 33, 40, 41, 42, 48 du projet d’articles recommandé à l’attention des gouvernements par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001, Résolution 56/83). Bien entendu, ces contre-mesures unilatérales ne peuvent impliquer l’emploi de la force ou mettre en péril les droits fondamentaux (article 50 du projet d’articles).
Tous les Etats Parties à la Convention sur le génocide sont, enfin, des Etats lésés par sa commission et, selon l’article IX, chacun d’entre eux (dès lors qu’il n’a pas émis de réserves sur sa compétence, et c’est le cas de la France), peut saisir la Cour internationale de justice pour qu’elle connaisse du comportement d’Israël à Gaza. La Cour pourrait, au moins, adopter rapidement des mesures conservatoires exigeant la cessation des bombardements et du siège de Gaza. Il conviendrait donc de rappeler à tous les Etats parties à la Convention de 1948 leur obligation de prévention et de les inviter à exercer leur droit de saisir l’organe judiciaire principal des Nations Unies.
- Noam Chomsky & Ilan Pappé, Gaza in crisis, Reflections on Israel’s War against the Palestinians, Hamish Hamilton, 2010