« J’ai grandi avec des gens extraordinaires. » – Un entretien avec Aleida Guevara March
Aleida Guevara March est la fille de Che Guevara et Aleida March. Elle est médecin à l’Hopital Pédiatrique William Soler à la Havane, elle enseigne à l’Escuela Latina-Americana de Medicina et dans une école primaire, elle a travaillé comme pédiatre en Angola, en Ecuador et au Nicaragua, et en tant que membre du PC Cuba elle participe souvent à des événements à l’étranger. Elle a deux filles adultes et collabore étroitement avec le Centro de Estudios Che Guevara, qui est dirigé par sa mère et qui a publié plusieurs livres sur l’histoire de Cuba et d’Amérique Latine.
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Dans les médias européens, nous nous attendons, l’année prochaine, à une campagne anticommuniste d’envergure à l’occasion de plusieurs « anniversaires » : 100 ans depuis la révolution d’Octobre, 50 ans depuis la mort du Che, plusieurs commémorations de l’histoire allemande. Déjà pour le 90e anniversaire de Fidel Castro, la revue Der Spiegel a retraité la vieille histoire d’une soi-disant confrontation entre lui et le Che, surtout basée sur la critique que votre père avait exprimé par rapport à l’Union Soviétique. Vous êtes habitués à ce genre de déformations, et nous aussi, mais est-ce que vous voulez quand-même dire quelque chose à ce propos ?
Quand Fidel et mon père se rencontrent au Mexique, mon père se joint à cette expédition avec Fidel à Cuba, à une condition, que si la révolution triomphe et s’il survit à la guerre, mon père aurait la possibilité de suivre son chemin. Au triomphe de la révolution, mon père devient un des hommes les plus importants dans la création de la société socialiste à Cuba. Mais les années passent et mon père souffre d’asthme aigu une maladie qui le ronge et il pense que le temps qu’il lui reste pour partager son expérience de guérillero pourrait être limité. Il commence à tâter le terrain en Argentine, mais le parti communiste argentin est contre. Puis Fidel lui présente une demande d’aide de la part d’un mouvement de libération congolais. Le résultat qu’on connaît sera l’envoi au Congo d’une brigade de volontaires cubains dirigée par mon père.
Quand mon père disparaît de la vue publique, les politiciens et les médias du monde capitaliste commencent immédiatement à diffuser des spéculations, telle cette prétendue confrontation entre Fidel et mon père et que sais-je. Comme le montrent les documents que nous avons publiés au fil du temps, il y a eu des consultations permanentes, pendant ces mois difficiles, entre mon père et Fidel, qui a soutenu la troupe avec tous les moyens disponibles.
Après que mon père s’est retiré du Congo, il se trouve à Prague, d’où il voulait se préparer pour le voyage en Amérique Latine. Mon père ne voulait pas retourner à Cuba, parce qu’il avait déjà officiellement dit au revoir au peuple cubain. Finalement, il est venu à Cuba en secret parce que Fidel avait réussi à le convaincre qu’à Cuba il trouverait des meilleures conditions pour ses préparations. Comme le montre son journal, en Bolivie également, mon père est resté en contact permanent avec « Manilla », c’était le mot de code pour Cuba, jusqu’à la fin.
En effet, dans son célèbre discours d’Alger, mon père avait formulé une critique des pays socialistes, parce que ceux-ci ne soutenaient pas assez les mouvements de libération. Fidel m’a confirmé que ce que mon père a dit là-bas correspondait parfaitement aux convictions des dirigeants cubains à l’époque.
Votre mère dirige le Centro d’Estudios Che Guevara, qui s’occupe des archives concernant l’histoire de votre père. Elle a quatre-vings ans passés. Comment est-ce qu’elle va, et est-ce qu’on peut s’attendre à d’autres publications ?
Ma mère est toujours très active. Elle va au centre tous les jours, conduisant sa voiture elle-même.
Jusqu’ici on a publié 16 titres en collaboration avec les éditions Ocean Sur et Ocean Press, ainsi que des comptes-rendus de conférences sur l’actualité de certains aspects de la vie du Che. Il y a plusieurs études en préparation, et un livre sur les voyages du Che en Afrique sortira bientôt.
Les autres personnalités de la révolution cubaine, avec qui vous avez grandi quand vous étiez enfant, comme Célia Sanchez, Vilma Espin, Haydée Santamaria et Melba Hernandez, comment ces femmes vous ont marqué ?
Ma mère, la personne la plus importante durant mon enfance, travailla dans la Federación de las Mujeres de Cuba dès le triomphe de la révolution, comme Célia, Vilma, Haydée et Melba. Alors, déjà, quand j’étais petite, je vivais avec toutes ces femmes. Pour moi elles étaient ma famille.
Célia avait un caractère fort, mais c’était une femme très juste. J’étais plus proche d’elle parce qu’elle n’avait pas d’enfants elle-même et elle s’est beaucoup occupée de ma demi-sœur, dont la mère était souvent sur les routes en tant que journaliste. Elle s’occupait de voir comment cela se passait à l’école et elle a fait en sorte que je sois plus proche de ma grande sœur. Nous vivions dans la même maison que Célia quand on a appris la mort de mon père. Célia m’a dit que ma mère m’attendait dans sa chambre, et me donnait un plat de soupe de maïs pour elle, un des plats préférés de ma mère. Un moment inoubliable, parce qu’à partir de cet instant je savais que je n’avais plus de papa, et Célia a été très liée à ce moment.
Vilma m’a considéré comme un enfant de plus de sa propre famille. Pour le plus petit des fils de Vilma et Raúl j’étais la grande soeur. Je jouais tout le temps avec lui, nous avons grandi ensemble, nous sommes sortis ensemble. Et tante Vilma, je l’ai toujours beaucoup aimé, comme Haydée d’ailleurs, que j’ai appris à admirer pour son engagement, sa détermination et sa spontanéité. Haydée était issue d’une famille humble, son éducation formelle se limitait à l’école primaire, mais elle s’était acquis un niveau extraordinaire de connaissances et de culture. Elle était peut-être la femme la plus intrépide de ces temps-là. Et elle a été capable, avec la création de l’institut culturel Casa de las Américas, de réunir tous les intellectuels d’Amérique Latine. Mais Haydée est restée marquée par la mort de son frère Abel, depuis qu’elle avait été capturée après l’assaut contre la Moncada et qu’on lui avait montré des parties du corps de son frère torturé. Elle a été très résistante durant toutes ces années, jusqu’à ce que ces choses la rattrapent et qu’elle se donne la mort.
Avec Melba, nous avons été ensemble pendant un bon moment, quand elle s’occupait de l’organisation de la Tricontinentale, et jusqu’à son départ comme ambassadrice au Vietnam. C’était une femme gentille, intelligente, active, très intégrée dans le processus révolutionnaire.
J’ai grandi avec des gens extraordinaires, réellement, des femmes très spéciales, qui parlent de la force du peuple cubain, de sa tendresse, de sa gentillesse, de sa solidarité. Je crois que j’ai eu le privilège d’avoir connu des personnes comme ça qui, c’est clair, te marquent. Elles t’enseignent à vouloir être un meilleur être humain. Et elles t’apprennent comme c’est important de respecter le peuple et d’être digne de ce peuple. Ces femmes, je crois que se sont les femmes les plus complètes que j’ai connues. Cette question, jamais on ne me l’avait posée. Je vous remercie pour cela, parce que c’est intéressant de faire connaître ces femmes. Elles sont les piliers de notre révolution, des guides pour toutes les femmes cubaines.
On dit que l’échange d’ambassadeurs ces derniers mois serait le premier pas vers une normalisation des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Mais quasi rien n’a changé au blocus contre Cuba. Quelles sont les perspectives ?
On ne peut pas parler de normalisation tant que le blocus et l’occupation de Guantánamo persistent. Jusqu’ici, il n’y a pas eu de changement fondamentale de la politique des Etats-Unis.
Le gouvernement des Etats-Unis a admis que l’objectif du blocus, la destruction du socialisme à Cuba, n’a pas été atteinte, et qu’il était temps « d’essayer autre chose », pour, comme ils disent, « rendre le peuple cubain plus indépendant du régime ».
Le blocus n’a pas réalisé ce que le gouvernement des Etats-Unis avait en tête, mais il a quand-même causé beaucoup de dégâts à l’économie cubaine. Selon des calculs, le blocus nous coûte chaque année près de dix pourcent du Produit National Brut. En tant que médecin je suis confrontée à ses conséquences tous les jours.
Il y a des médicaments et des instruments médicaux importants que nous devons obtenir à l’étranger et qui nous sommes refusés par les fabricants à cause du blocus. De ce fait, nous devons acheter des médicaments, qui sont déjà chers à la base, par le biais de parfois cinq intermédiaires, à des prix épouvantables. Parfois nous ne les obtenons pas à temps non plus à cause de cela. Ainsi nous sommes souvent obligés de travailler avec des produits inféode qualité inférieure. Dans mon hôpital une fillette de onze ans atteinte d’une hydrocéphalie a été opérée douze fois, parce que les cathéters qu’on a pu acheter étaient de si mauvaise qualité qu’on devait les changer tout le temps.
Evidemment, nous essayons le plus possible de fabriquer des médicaments nous-mêmes, bien que, dans ce cas également, des matières premières doivent être achetées à l’étranger. Dans les recherches médicales, nous nous focalisons sur les cancers, le diabète sucré et le SIDA, parce que ces maladies peuvent être mortelles. Immunologie et allergies sont aussi des domaines importants de recherche, parce que dans notre climat environs 14 pourcent des enfants ont des allergies.
Le blocus nous a forcé de développer des alternatives, pas seulement dans le domaine de la médecine. Par exemple dans l’agriculture, où nous n’utilisons plus d’engrais ni de pesticides. Dans les plantations de riz on utilise des petits poissons, qui mangent les bactéries et les parasites.
Malgré le blocus, la méthode accélérée d’alphabétisation développée à Cuba a déjà arraché dix millions d’adultes à l’analphabétisme dans le monde entier. Jusqu’ici, Operacion Milagro, le programme de soins contre plusieurs maladies des yeux a redonné ou amélioré la vue de sept millions de gens. Environs 30 000 médecins cubains travaillent en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, 84 000 médecins de ces pays ont été formés à Cuba. Alors imaginez-vous, comment nous vivrions sans blocus. Avec le développement scientifique que nous avons atteint nous pouvons aider la moité de l’humanité.
Il y a cinq ans, un nouveau modèle économique a été introduit, avec le résultat que, depuis, près d’un demi million d’emplois ont été privatisés. Est-ce que vous pouvez dire quelque chose à propos des progrès de ce « programme d’actualisation » et des dangers de retomber dans des rapports de travail capitalistes ?
Depuis l’implosion de l’Union Soviétique, l’économie cubaine est devenue plus vulnérable aux difficultés économiques dans d’autres parties du monde, en particulier dans les pays du CELAC. Malgré le développement du tourisme et les efforts de substitution des importations, il y a un déficit énorme de devises, et le pouvoir d’achat moyen est en aucun rapport avec les salaires. Depuis vingt ans déjà, on essaye de différencier et d’augmenter les salaires en fonction des performances et des résultats. L’actualisation de l’économie, qui a été convenue il y a cinq ans, signifie le démantèlement et la réorganisation des lieux de travail non-productifs, en partie par la transformation en coopératives, en partie par la privatisation. Elle légalise également des structures qui existaient déjà et qui étaient plus ou moins tolérées, telle les coiffeurs, les menuisiers etc qui étaient organisés d’une manière privée. Ce programme concerne surtout le secteur des services, il ne touche pas beaucoup la production. Et de toute manière, les rapports de propriété dans les secteurs les plus importants sont exclus de ces mesures. Alors, dans l’éducation, la santé et la défense il n’y aura jamais la moindre privatisation parce que cela n’est pas du tout possible autrement. La santé est un droit humain, pas un commerce. Et l’éducation est une nécessité parce que seul un peuple instruit peut être un peuple libre. De ce fait, le programme d’actualisation est un programme limité, et, comme dans un laboratoire, les résultats sont constamment vérifié et, le cas échéant, adaptés ou corrigés.
Au 7me congrès du parti communiste en avril dernier, Raúl Castro a dit qu’il serait « le dernier dirigé par la génération historique, qui remettra les bannières de la révolution et du socialisme aux nouvelles pousses » – où sont ces nouvelles pousses dans le leadership du pays, est-ce que le congrès n’a pas aussi évoqué, par exemple, que le parti a besoin de plus de jeunes membres ?
L’âge minimum pour l’admission au parti est de 30 ans environ, et l’affiliation dépend des mérites de la personne dans sa communauté, qui doit l’élire également. Notre parti n’est pas un parti de masse mais il est sélectif. Il doit rassembler les meilleurs gens, parce qu’il a la fonction de contrôler que le pouvoir du peuple ne dévie pas des objectifs décidés.Des efforts sont faits pour admettre plus de femmes dans le parti. Ce qui m’intéresse plus c’est que les personnes servent réellement, et non qu’ils soient des hommes ou des femmes. Je crois, il y a encore beaucoup de choses que nous devons faire, surtout avec les jeunes, mais il y en a, même si nous sommes pas satisfaits de leur nombre et que nous devons faire beaucoup plus d’efforts dans cette direction.
Même si un jour le blocus contre Cuba est levé, l’impérialisme n’arrêtera pas d’encercler et d’essayer de détruire toute initiative anticapitaliste. Vous nous aviez dit, il y a quelques années (Junge Welt du 16 octobre 2010), que, dans ce rapport de forces, seulement la solidarité internationale d’une gauche unie pourraient faire basculer les choses. Qu’est ce que la gauche en Europe pourrait faire pour aider Cuba à maintenir les acquis de la révolution cubaine ?
Ce qu’elle a fait jusqu’ici. Rester solidaire avec Cuba, en premier lieu par respect, cela est fondamental. Ne pas toujours juger ce que l’on ne vit pas, avoir confiance dans le processus révolutionnaire et, si vous avez des doutes, s’il vous plaît, questionnez, nous répondrons, nous ne sommes pas infaillible, mais nous continuons d’essayer et de nous améliorer. Ce qui compte maintenant, c’est la lutte contre le blocus. Il doit cesser. Mais ce qu’il est aussi important pour nous, c’est que la gauche européenne parvienne à obtenir l’appui populaire nécessaire pour changer cette société. Ce qui nous aiderait le plus serait que la gauche se fraye un chemin dans les centres capitalistes, pour que nous puissions changer cette réalité ensemble. On doit tenir compte que sans nous, sans les peuples du tiers monde, vous ne survivrez pas. Cependant, il faut s’unir, chercher des liens d’unité. Il faut lutter contre tout type d’interférence entre les pays. Il faut lutter pour que l’argent des grandes puissances ne serve pas au terrorisme international. Par exemple, les agressions contre le peuple syrien sont soutenues avec de l’argent européen. Vous ne pouvez pas le permettre ! Vous ne pouvez pas permettre qu’on continue d’utiliser le territoire européen pour tramer et mener des guerres. Vous avez vécu deux guerres mondiales, la troisième sera la fin de l’humanité. C’est pour cela, quand la gauche en Europe pourra développer suffisamment de force pour changer cette réalité, à ce moment là nous pourrons avancer pour de vrai et réellement faire « un monde différent ».
Entretien mené par Ron Augustin.
Traduction de l’espagnol : Nina et Vladimir Augustin
Foto(s) : Marie Levaux