Remontées en flèche de la misère avec le retour de la droite aux affaires, gestion tragique du covid, manifestations massives imposant la dissolution de l’assemblée et des élections présidentielles anticipées, assassinat d’un des candidats revendiqué par un cartel de la drogue… la situation en Equateur -qui est de nouveau étranglé sous la férue de l’impérialisme américain et de sa prédation, notamment à travers les diktats du FMI revenu dans le pays depuis que Correa a été ecarté par Moreno et Lasso – est explosive. Si les résultats du premier tour de l’élection présidentielle et du referendum associé concernant des enjeux écologiques démontrent de la mobilisation populaire pour ne pas céder à la réaction, il est nécessaire d’aller au-dela pour comprendre les enjeux révolutionnaires auxquels ont à répondre les travailleurs d’Equateur.
A lire :
- Mort croisée et élections « express » en Equateur – par Maurice Lemoine
- Equateur : la révolution citoyenne en tête à l’Assemblée, favorite du second tour de la présidentielle
Équateur : « Le pire scénario pour le peuple ; le meilleur scénario pour le crime organisé »
PAr Rebeca Vallejo, Guillaume Fournier et Tristan Reboud , Avec la précieuse aide de Santiago Cahuasqui, vice-président du parti socialiste équatorien,
(le titre de l’article est une citation directe tirée des réponses aux questions que nous lui avons posé)
Le 10 août dernier, jour commémoratif du premier cri d’indépendance du pays (10 août 1809), le candidat à l’élection présidentielle Fernando Villavicencio (centre droit), acteur de la lutte anticorruption se faisait abattre par des sicarios (ndlr : des tueurs à gage) à la sortie d’un meeting de campagne à Quito. Un tel acte ne manque jamais de provoquer l’émoi – y compris de la presse internationale détenue par l’oligarchie. Cependant, une fois passé l’effet de stupeur et ne s’arrêtant pas sur les réponses fascisantes typiques qu’un tel acte appelle (cf RFI entrevue du 11 août du candidat Jan Topic1, pour qui Bukele, l’actuel président fasciste du Salvador, est un exemple), une analyse plus structurelle de la situation est nécessaire.
Une histoire explosive, une zone de non-droit : l’Ouest Sud-américain
La République de l’Équateur est un pays plurinational et interculturel avec de nombreuses cultures et ethnies çà et là de la Cordillère des Andes. Le pays se distingue en trois zones : Amazonie, Andes et littoral. C’est un pays aussi riche et explosif que la fertilité de ses sols et que ses volcans, dont trente en activité, sur un territoire équivalent à la moitié de la superficie de la France métropolitaine. L’Équateur doit son nom à la Mission Géodésique française du XVIIIème siècle dirigée par Louis Godin qui détermina la position de la ligne équinoxiale sur le globe terrestre. Après l’indépendance du joug espagnol en 1822 c’est seulement à partir de 1830 que l’Équateur va se conformer en République et ne plus être une région de la Grande Colombie, choisissant ce nom d’Équateur comme compromis des trois principaux royaumes (Quito, Guayaquil et Cuenca, encore aujourd’hui les trois principales villes du pays).
En moins de deux cents ans d’histoire moderne, la vie politique du pays a été effusive. On se souviendra notamment de Jaime Roldos, président suspicieusement mort dans un accident d’avion en 1981, ou encore de Jaime Hurtado, député communiste marxiste-léniniste assassiné en 1999 en même temps que son suppléant. Un petit retour sur les deux dernières décennies s’impose.
2008-2023 : Entre espoirs et désillusions électorales, la corruption
Il est bon de rappeler que l’Équateur est de facto une colonie étasunienne : n’ayant pas d’autre monnaie officielle que le dollar américain depuis la dollarisation du pays en 2000. Ainsi, si le contexte politique actuel est chaotique, n’oublions pas que tout cela s’inscrit dans une trame plus longue, celle de l’impérialisme et de la Doctrine Monroe, de l’opération Condor et du « consensus de Washington ». Quoi d’étonnant, donc, que les pays d’Amérique latine soient en permanence en proie à une guerre civile, celle du capital et de ses compradors contre les peuples et leurs terres ?
Voici donc un rapide résumé de la situation :
- Entre 1997 et 2005 la mobilisation sociale cause la démission de trois présidents. Elle est le fruit de l’unité des confédérations indigènes (essentiellement rurales) et du soutien des syndicats (urbains) ainsi que des organisations étudiantes.
- En 2007, la candidature de Rafael Correa est soutenue par les mouvements de gauche et indigènes. Il gagne les élections et presque immédiatement une rupture sévère s’opère, celui-ci ne respectant pas la ligne idéologique (quoi d’étonnant ?) : prisonniers politiques, persécutions de journalistes, assassinats de dirigeants sociaux, ainsi qu’une corruption flagrante.
- Après une réécriture de la Constitution par Assemblées Constituantes entre 2007 et 2008, le pays a bénéficié d’un nouveau souffle démocratique et surtout économique pendant quelques années grâce à un baril à 120 USD pour ce pays producteur de pétrole (faisant partie de l’OPEP) et produisant environ cinq-cent-mille barils par jour. Ainsi pendant deux mandats (2007-2017) Rafael Correa (Revolución Ciudadana), bénéficiant d’une manne financière comparable à l’ensemble des cinquante dernières années, a construit une économie publique et investit comme jamais auparavant dans la Santé Publique, l’Éducation et les axes routiers.
- Cependant, durant le second mandat de Correa, d’énormes révélations de surfacturations ont été révélées, ainsi que des preuves de corruption avec le géant brésilien du bâtiment Odebrecht. C’est dans ce contexte agrémenté de divers soupçons de manipulations du Conseil National Électoral que Lenin Moreno (corréiste) fût élu en 2017 avec 51% des voix contre 49% pour le banquier Guillermo Lasso.
- Durant son mandat, Lenin Moreno a tenté de calmer la polarisation du pays entre corréistes et anti-Correa ; il a renoué le dialogue avec le patronat national, remis le vice-président de Rafael Correa, Jorge Glas, a la justice – s’ensuit une condamnation à huit ans de prison ; il a aussi permis les actions en justice contre Rafael Correa qui s’est réfugié en Belgique. Lenin Moreno a effacé les dettes des banques privées envers l’État ; a remis Julian Assange aux autorités londonienne et contracté un prêt au FMI pour redonner de la confiance aux investisseurs Euro-Atlantistes. Ensuite il s’est distingué pour être le seul Président de la région à décider d’une baisse du budget du Ministère de l’Éducation. Cela s’avérera fatal au moment de la pandémie. Année après année ce sont des dizaines de milliers (si ce n’est des centaines de milliers depuis 2010) d’enfants qui ont abandonné leur scolarité, ne terminant pas le cycle secondaire selon les rapports de l’institut National Équatorien de Statistiques et le Ministère de l’Éducation lui-même.
Aussi, tout se met en place pour qu’une crise structurelle éclate. L’Équateur est depuis cinq ans, la proie d’une fragilité politique, économique et sociale. Si c’est avec Lenin – le très mal nommé – Moreno que la situation s’est dégradée, notamment du fait d’une gestion de la pandémie de COVID-19 désastreuse, arrêter ici la critique serait malhonnête, car Correa fait bel et bien partie de cette bourgeoisie comprador ayant vendu la terre de son pays aux capitaux étrangers2. Ces concessions extractivistes participent d’une violation évidente de la Constitution que ce même gouvernement a modifié, car là où la nature y est, en droit, reconnue et protégée, en fait, elle est saccagée. Non seulement la nature, mais les peuples, déplacés, parfois massacrés.Si, en France, nous ne sommes pas étrangers aux trahisons de la prétendue « gauche », n’oublions pas que cela relève d’une stratégie globale du capital et donc, que l’Équateur n’y fait pas exception : lancer un cheval de Troie de « gauche » pour enfoncer d’autant plus fortement des politiques néolibérales est une stratégie éprouvée.
En 2021, Guillermo Lasso (droite néolibérale pro-étasunienne) a été élu avec les mêmes soupçons de fraude électorale durant le premier tour : accusant un retard de 66.000 voix sur le deuxième candidat métisse Yaku Perez et à seulement 190.000 scrutins de la fin du dépouillement, il passe miraculeusement second. S’il gagne l’élection au deuxième tour avec 52,5% des votes, aux élections législatives le parti du Président élu n’obtient que 12 sièges sur les 137 de l’Assemblée Nationale. Dès lors, l’exécutif n’eut pas la possibilité d’appliquer son programme et très vite les députés demandèrent des enquêtes sur le Président fraîchement élu qui possède une centaine de biens immobiliers en Floride. Dans ce contexte de paupérisation et de corruption, en juin 2022, le pays fut bloqué par une grève générale qui, après plus de dix-huit jours continus d’arrêt quasi total de l’économie nationale, le Président n’eût d’autre solution que de signer un « Acte pour la paix » en dix points, ne pouvant plus augmenter le prix du combustible pour satisfaire l’agenda du FMI et encadrant les prix alors que la spirale inflationniste internationale affectait déjà le pays.
« Le pire scénario pour le peuple ; le meilleur pour le crime organisé »
En mai dernier, l’actuel président, Guillermo Lasso, soumis à une procédure de destitution pour corruption et ne pouvant plus gouverner que par décret, s’est retrouvé forcé ou bien de démissionner, ou bien d’invoquer la Mort Croisée (Muerte Cruzada), c’est-à-dire la dissolution du parlement et la tenue de nouvelles élections. Nous sommes à mi-mandat, le premier tour des élections a lieu le 20 août et le prochain président ne sera nommé que dans trois mois, ne laissant ainsi que 15 mois de réelle gouvernance à celui-ci avant la tenue des prochaines élections régulières. Ni pour le peuple ni pour les candidats n’existe donc aucune garantie car les programmes ne peuvent être mis en place en si peu de temps. Ces élections ne servant par conséquent qu’à capitaliser pour les prochaines. C’est un défaut de la Constitution qui devrait prévoir un nouveau mandat de quatre ans en cas de Mort Croisée, et non la poursuite de l’actuel jusqu’à son terme. Par voie de conséquence, le marché national plonge dans l’incertitude et l’économie se contracte, alimentant par-là la crise sociale.
La pandémie de Covid-19 a laissé un pays exsangue, comptant le plus de morts de l’Amérique latine, où les cadavres jonchent les rues de Guayaquil. La classe politique corrompue et vendue aux intérêts du capital financier s’enrichie sur l’hécatombe. L’incapacité de l’État à faire face à l’insécurité, à pourvoir aux besoins de santé et à assurer l’éducation a jeté beaucoup de jeunes et d’enfants dans la misère sans aucune chance de revenir dans le cursus scolaire. Par la suite, ils sont devenus des proies faciles pour le recrutement des gangs du crime international (cartels colombiens et mexicains). Dans les prisons, les zones carcérales se sont divisées en gang et chacun a accumulé un tel pouvoir que les règlements de compte et actes de barbarie ont laissé des centaines de morts au cours des deux dernières années. En décembre dernier c’est le directeur d’une prison dans le nord de Quito qui a été assassiné. Aujourd’hui les réseaux mafieux de gang (bandes organisées) comme les Choneros, los Lobos, los Tiguerones, Latin Kings et autres ne se limitent plus à l’économie des bars, des maisons closes, de la drogue et des armes, ils entretiennent des liens directs avec les Cartel de Cali (Colombie) et le Cartel de Jalisco (Mexique).
Afin d’illustrer cela, quelques chiffres : en 2023 – et alors que l’année n’est pas terminée -, ce sont déjà 3600 assassinats, soit une augmentation de 74,73% par rapport à 2022. 2022 qui avait déjà vu une augmentation de 26,68% par rapport à 2021. Et en 2021, ce qui nous ramène au cœur de la pandémie, l’augmentation était de 13,89%. La trame est évidente et le lien entre la gouvernance de ces années et ce résultat n’est plus à démontrer. Cependant, ce n’est pas le seul facteur bien évidemment, mais plutôt l’arbre qui cache la forêt. Une forêt qui porte un nom : corruption et cartels. Aujourd’hui le pays est devenu le deuxième le plus dangereux de l’Amérique latine, 40% de la population souffre de pauvreté multidimensionnelle et 70% de l’économie est informelle. Chacun veille à son « gagne-pain » et bien que la mobilisation sociale indigène ait encore imposé par la lutte sociale une feuille de route, il ne saurait y avoir de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire.
Ce qui nous amène à l’actualité. Si Villavicencio était connu pour son travail journalistique anticorruption, celui-ci ne s’arrêtait pas aux frontières idéologiques pour choisir ses cibles. Ainsi comprendra-t-on l’attachement d’un peuple envers ce genre de figures. L’assassinat en pleine rue du candidat Fernando Villavicencio marque certes la fin d’un « processus libre et démocratique » (façon bourgeoise), mais il s’inscrit aussi dans une crise plus profonde. Le 23 juillet se faisait assassiner le maire de Manta, Augustin Intriago ; le 22 du même mois des émeutes dans dix prisons font 31 morts ; le 25 à Esmeraldas des bus incendiés et des explosifs dans des institutions publiques (le Fisc) sur fond de fusillades entre gangs dans les rues. Plus récemment encore, dans la nuit du 12 au 13 août l’ancien maire de Quito se fait attaquer et sa fille est kidnappée. A l’heure de publier cet article, nous apprenons encore qu’un dirigeant de Revolución Ciudadana vient de se faire abattre par deux motards à Esmeraldas.
Nous avons donc la faillite réunie du système politique, du système social et du système économique, ou bien « le pire scénario pour le peuple ; le meilleur pour le crime organisé ». De la conscience communautaire voire plurinationale ou quand bien même interculturelle, il faut y ajouter les fondamentaux de la conscience de classe : s’unir pour renverser le pouvoir de l’électoralisme qui ne répond jamais aux attentes des peuples et ainsi mettre en place un pouvoir populaire, écologique, antifasciste, patriotique, franchement communiste.
Conclusion
Le tableau dressé est sombre, et c’est pourquoi les forces de gauche doivent œuvrer sans relâche à l’amélioration immédiate de la situation pour pouvoir envisager une stratégie de moyen et de long terme. C’est pourquoi, à l’initiative de Yaku Perez, candidat métisse indigène, celles-ci proposent avant tout la mise en place d’un programme commun de crise entre tous les candidats afin d’établir une réponse ferme durant le reste du mandat. La situation l’exige – et la classe politique corrompue ne cesse de montrer son indécence en refusant cette proposition.
Le crime organisé des cartels est un problème international, hydre du capitalisme et de l’impérialisme, assujétissant les populations sous la violence, l’incertitude et la drogue. Ce n’est pas un combat isolé qu’il faut toujours replacer dans une analyse matérielle et dialectique.
L’Équateur est un pays ayant une longue et fructueuse tradition de lutte et d’organisation sociale, notamment en ce qui concerne la protection des cultures, la cohabitation culturelle et la protection de la terre. Cultiver un internationalisme prolétaire, c’est apprendre, sans relâche, et en particulier de ceux à la pointe du combat. Militants franchement communistes, soyons solidaires de nos frères en leur montrant que leur lutte porte ses fruits.
Sources
https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-58748756
https://www.elcomercio.com/actualidad/seguridad/director-carcel-inca-asesinado-quito.html
https://www.bbc.com/mundo/articles/clwze93r4z5o
1 https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20230811-jan-topi%C4%87-candidat-aux-%C3%A9lections-g%C3%A9n%C3%A9rales-%C3%A9quatoriennes-les-probl%C3%A8mes-de-l-%C3%A9quateur-ne-sont-pas-r%C3%A9cents
2 Deux exemples ayant entraîné déplacements et destruction des peuples indigènes et de leurs terres :
- Projet mégaminier Mirador : 2012, concession minière avec l’entreprise chinoise Ecuacorriente (ECSA) pour l’exploitation de cuivre pendant 25 ans. Mirador est la terre du peuple indigène Shuar.
- Projet pétrolier à Yasuni : une des plus grosses réserves de biodiversité au monde, terres des peuples indigènes Waorani, Taromenani, Kichwa . Pour échelle : dans un hectare, s’y trouve plus de biodiversité que dans toute l’Amérique du Nord.