Initiative communiste relaie l’analyse d’un camarade habitant aux États-Unis, et qui assiste quotidiennement aux événements déchirant le pays à la suite de l’assassinat de Georges Floyd par des policiers racistes et suprémacistes. Alors qu’en France, des dizaines de milliers de manifestants manifestent en soutien aux populations noires états-uniennes tout en dénonçant les injustices et le racisme dont sont victimes de nombreux citoyens d’origine africaine ou étrangers en France – et tout en demandant justice dans l’affaire Adama Traoré à la suite de la mort de ce dernier survenue en 2016 -, voici une analyse qui mérite d’être lue car dépassant le seul et simple cadre de la “question raciale”, ainsi nommée aux États-Unis et structurant l’histoire du pays, pour démontrer que le racisme est profondément lié à la domination d’un capitalisme historiquement esclavagiste et colonialiste, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. A ce sujet, nous ne pouvons qu’inviter les lecteurs du présent article à approfondir la réflexion en lisant le remarquable ouvrage de Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, qui démonte la fable d’un libéralisme émancipateur alors même que cette idéologie a promu le racisme, le suprémacisme et l’esclavagisme au nom de la “libre entreprise” capitaliste.
Plus que jamais, la lutte contre toute forme de racisme et de haine raciale, notamment à l’encontre des populations d’origine africaine, ne peut être séparée de la destruction d’un ordre capitaliste par essence hiérarchique, inégalitaire et esclavagiste, qui a toujours nourri les profits du Herrenvolk (”peuple des seigneurs”, Losurdo) et divisé les travailleurs entre eux sur des critères ethniques, religieux et de sexe, tout en entretenant une barbare domination de classe sur l’ensemble des travailleurs. Plus que jamais, l’adage de Marx se confirme : “Que les classes dominantes tremblent devant une révolution communiste. Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”
Chers camarades
Je viens à nouveau vous parler de ce que se passe ici aux États-Unis. Ce n’est pas évident car il est facile de tomber dans une sorte de fétichisation du problème américain, comme si les problèmes états-uniens devenaient plus importants que d’autres ; mais Il ne faut pas faire non plus la négation de ce fétichisme et ignorer par anti-américanisme ou pour d’autres raisons idéologiques ce qui se passe ici. Je ne parle plus maintenant des simples commentaires journalistiques sur les événements qui s’encourent. Étant donné que les États Unis demeurent le quartier général de l’impérialisme et de la démocratie sociale libertaire, la face modérée du fascisme comme le dit Staline, ce qui s’y passe se devrait d’être pris en considération d’un point de vue matérialiste afin d’en analyser les effets politiques.
Les événements se déroulant présentement aux États-Unis se pourraient d’avoir des conséquences politiques et sociales dramatiques sur le reste du monde, et tout particulièrement pour les États vassaux européens. De fait, la révolte afro-américaine pourrait s’avérer être le déclencheur d’une transformation sociale bien au-delà de ses effets locaux et nationaux.
Je suis en communication avec certaines personnes de la gauche noire et le niveau de conscience sociale est particulièrement avisé. La conscience de classe est manifeste et si ce mouvement s’inscrit dans l’héritage des droits civils qui ont apportés bien des reformes au bénéfice de la population noire américaine et autres dites « minorités », ethniques, sexuel, etc., il est bien évident aujourd’hui que le racisme systémique et institutionnel se perpétue sans restriction en dépit de toutes les lois contre les discriminations.
La situation américaine peut sembler indépendante de la situation française du fait d’histoires différentes et du fait de la particularité nord-américaine de l’esclavage. Mais les liens historiques ne doivent pas être passés sous silence. Et si la France s’y situe, c’est, avec l’Angleterre, le Portugal, l’Espagne, la Hollande et le Danemark, en tant que responsable de la traité négrière. L’abolition de l’esclavage fut partie intégrale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) en 1789, mais n’eut aucun effet sur l’esclavage dans les colonies, en particulier dans les Caraïbes. L’abolition fut véritablement obtenue en 1794 par l’association Les Amis des Noirs et adoptée par la Convention montagnarde sous l’impulsion de Robespierre et Saint-Just. L’esclavage fut rétabli par Napoléon en 1802, avant l’abolition définitive inscrite dans la constitution en 1848. Le rapport de la France a la question des Noirs a été principalement déterminée par les conflits entre Paris et les mouvements anticoloniaux et indépendantistes dans diverses colonies.
Ces questions aux États-Unis sont, bien évidemment, différentes. Dans le sud états-unien du XIXe siècle en particulier, nous y trouvons le rapport de classe féodalisé du maître et de l’esclave. Pour Marx, ce rapport est un rapport capitaliste puisque, et surtout juste avant la Guerre de Sécession, les marchandises produites par les plantations, principalement coton et tabac, sont exportées sur le marché international. Ceci, selon Marx, permet de définir le maître et propriétaire de la plantation comme capitaliste. La production de plus-value absolue différencie l’esclavage de la plus-value relative caractérisant la production du prolétariat. En effet, le passage de l’esclave au travailleur introduit la notion de salaire et donc relativise la plus-value absolue produite par le travail de l’esclave ou seul l’augmentation du rendement (heures de travail) suffit à créer de la plus-value. Des auteurs ont critiqué de telles notions en précisant que bien avant l’export de marchandises, les produits du travail de l’esclave étaient limités à une consommation locale, réduisant alors le rapport entre maître et esclave à une économie féodale et non capitaliste. Ce débat demeure, à notre opinion, sans véritablement apporter de contribution intéressante à la question politique de l’esclavage et du travailleur. Cependant pour Marx, indubitablement, il semble que l’émancipation de l’esclave trouvée, après sa libération de la plantation, dans le travail salarie est une transformation historique positive bien qu’il définisse l’économie esclavagiste du sud des États-Unis comme une anomalie ; une anomalie caractérisée par un rapport de production féodale inséré dans un rapport de production capitaliste.
Sans rentrer dans les détails qui nous amèneraient au-delà de notre discussion présente, nous pouvons dire qu’étant donné le travail gratuit tiré de l’esclave au-delà du coût même de l’esclave et de son maintien (logement et nourriture), l’esclave peut être défini non pas comme un travailleur essentiel mais comme le travailleur quintessentiel. L’esclave est le travailleur idéal, l’“être”-machine exploité produisant cette plus-value absolue. Nous pourrions presque parler de la perspective du capitaliste esclavagiste, dont la plantation représente une situation idéale de production, une sorte d’automation du travail humain avant l’heure. Lorsque l’esclave se transforme en travailleur salarié, il quitte la dimension déshumanisante de l’esclavage pour trouver la liberté de vendre son travail au capitaliste et se transforme ainsi en prolétaire. Si plus d’un million d’esclaves a voyagé vers le Nord après la victoire des forces nordistes sur les états confédérés, bien des esclaves, eu égard les conditions horribles de travail en usines, les très maigres revenus et le racisme prévalant, s’en sont retournés vers leur Sud natal.
Mais tout au long de la période esclavagiste, les population Noires, que ce soit dans les Indes occidentales ou aux États-Unis, maints rébellions et actes de révoltes se sont propagés dont plusieurs sont demeurés jusqu’à récemment omis des livres d’histoire. Dans cette longue histoire d’insurrections d’esclaves, Napoléon subit sa première grande défaite face aux rebelles haïtiens en 1803, une humiliation dont Haïti paie le prix probablement jusqu’à ce jour.
Que ce soit dans les situations d’exploitation esclavagiste ou industrielle, la population noire a continué de souffrir les sévices et les violences d’une société exploitante, que ce soit sur un mode semi-féodal ou sur un mode capitaliste. Une violence qui dure toujours.
La question noire a toujours été depuis les années 1920 une préoccupation des socialistes et des communistes. Ainsi Eugene Debs, un grand socialiste américain déclarait : « il n’y a pas de question noire (Negro) en dehors de la question du travail. Le véritable problème… n’est pas l’Égalité sociale mais la liberté économique. La lutte des classes est sans couleur. » Dés 1913, Lénine remarquait l’importance de la question noire et affirmait : “Tout le monde sait que la position des noirs en Amérique en général, est indigne d’un pays civilisé. Le capitalisme n’autorisera jamais une émancipation complète ou une égalité totale. »[i] John Reed, à la requête de Lénine, rédigea un rapport ratifié par l’Internationale communiste en 1934 : celui-ci insistait sur le fait que toute politique révolutionnaire doit inclure la lutte contre le racisme et doit supporter la lutte des populations noires au niveau international car « l’ennemi de la race noire et du travailleur blanc est le même, le capitalisme et l’impérialisme ».
Encore une fois, je ne rentrerai pas dans les relations extrêmement complexes entre le parti communiste états-unien (PCUSA) et les populations noires. Au-delà du racisme toujours présent entre travailleurs blancs et individus noirs, les politiques du PCUSA allèrent parfois en opposition au mouvement de libération Noir. Lorsque des mouvements de protection armés s’établirent dans le Sud pour protéger la population Noire des attaques terroristes du KKK et autre groupes racistes blancs, le PCUSA ne les supporta pas compte tenu de leur dit « Nationalisme » noir (le modèle politique de ces activités était souvent fondé sur le combat anticolonial et donc renforçait les conflits « raciaux »). Ainsi Rober F. Williams, auteur du livre Les Noirs armés (Negroes with guns) et révolutionnaire nationaliste, dut se réfugier à Cuba avec le support de Fidel Castro puis de la Chine pour continuer sa lutte.
La dimension raciale, semble-t-il, a toujours joué un rôle dans les alliances politiques du mouvement de libération noir. Le manque de confiance envers les blancs, même antiracistes, a probablement joué un rôle lorsque les révolutionnaires noirs se sont tournés vers la Chine dans les années 1960. Alors qu’un contingent de Black Panthers (BP) visita la Chine par deux fois, Huey Long, l’un des fondateurs des BP assassiné plus tard, visita la Chine 2 mois avant Nixon. Il y rencontra Zhou Enlai ainsi que d’autres dignitaires dont un représentant nord-coréen qui contribuera à l’inclusion de la « Juche » dans l’idéologie des BP. L’anticapitalisme et l’anti-impérialisme restent parties intégrales des principes des mouvements de Libération afro-américains.
A ce jour, si les voix s’élèvent contre les violences policières, ces problèmes remettent en question non seulement le racisme, mais aussi le système capitaliste.
La question des inégalités (et indirectement de la lutte des classes) est en train progressivement de venir à occuper la devanture des revendications. Bien sûr, les inégalités sont appréciées du point de vue de la redistribution de la richesse plutôt que du point de vue de la transformation des moyens de production mais dans le discours américain, la redistribution souvent implique les transformations de services privatises en service publiques. La bataille médiatique continue pour essayer de réduire le problème des inégalités aux problèmes de racisme. Mais les contradictions sont tellement évidentes que la gauche noire ne tombe pas dans le panneau. La notion même de race n’est plus acceptée dans le sens ou elle n’a aucune base scientifique. Certains auteurs comme Johnny E. Williams définissent la suprématie blanche comme une idéologie qui organise l’exploitation capitaliste par un mythe inventé par les capitalistes eux-mêmes afin de maintenir des relations de pouvoir sur les exploités qui leur sont favorables.
La gauche noire questionne la « diversité culturelle » qu’elle considère souvent comme cosmétique et qui favorise non seulement les élites noires au service du Capital[ii], mais aussi permet de diversifier les élites et la bourgeoisie au nom de l’égalitarisme sans qu’aucunes transformations sociales n’en adviennent. A ce sujet, je vous envoie une vidéo sous-titrée en français d’un auteur, Walter Benn Michael qui a écrit à ce sujet un petit livre intitulé La diversité contre l’Égalité, et dont les idées ne sont pas sans imprégner la gauche Noire.
Tout cela pour vous suggérer que les événements américains, s’ils ne s’inscrivent dans la politique française directement, pourraient transformer la scène politique en France et surtout celle de gauche. Je peux imaginer que si l’hegemon se trouve ébranlé par ces problèmes de violences raciales et sociales au point de voir ses fondations fissurées et peut-être même détruites, les répercussions pourraient avoir des conséquences similaires à celles de la Révolution russe sur le reste du monde en 1917, particulièrement pour nous communistes et autres mouvements de gauche progressive et radicale.
Je vous demande donc de ne pas simplement jeter un coup d’œil au-delà de l’Atlantique, mais de voir que si notre Révolution française reste à achever, en parallèle, peut-être que l’émancipation du travailleur quintessentiel, l’esclave, se doit également d’être conclue ?
Et si, comme j’en fais l’hypothèse, l’esclave n’est toujours pas libre, alors ce qu’a dit Marx dans Le Capital (vol. I) reste plus que jamais d’actualité : « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri ». Sinon aujourd’hui, alors demain, je pense que la gauche noire américaine pourrait se retrouver à l’avant-garde du combat révolutionnaire amenant tous les travailleurs vers une unité de classe favorable à l’élaboration, en France (et ailleurs) d’un renouveau de notre propre processus révolutionnaire inclusif desdites minorités, desdites communautés… vers le socialisme et comme le disait Mao Zedong en 1963 : « Je suis profondément convaincu, qu’avec le support de plus de 90% des peuples du monde, le juste combat des Noirs américains sera victorieux ».
[i] Lénine, “Russes et nègres”, février 1913.
[ii] Les élites noires ne peuvent être dites bourgeoises car elles ne possèdent pas les moyens de productions et leur élitisme provient principalement de leurs positions politiques (gouverneurs, sénateurs, juges, maires, chefs de département de police, etc.)