À l’occasion du 150e anniversaire du début de la Commune de Paris, le soulèvement de Guangzhou la rappelle, lorsque les ouvriers et les paysans ont instauré une république populaire dans la capitale du sud de la Chine en 1927.
Le 18 mars 2021 par Tings Chak – (Article initialement commandé et publié par The Funambulist 34 (mars-avril 2021))
C’est au cours de l’automne russe de 1920 que Qu Qiubai entendit pour la première fois L’Internationale – l’hymne socialiste né de la Commune de Paris de 1871. Eugène Pottier, auteur des paroles de la chanson, était un Communard et membre élu de l’État ouvrier qui a duré 72 jours dans la capitale française. Bien qu’écrite près d’un demi-siècle plus tôt, cette chanson n’avait été adoptée que récemment comme hymne du parti bolchevique. Jusqu’à aujourd’hui, ce chant est l’un des hymnes des opprimés les plus traduits et les plus chantés au monde. Qu participait à la célébration du troisième anniversaire de la révolution d’Octobre, après avoir traversé Harbin – la capitale provinciale la plus septentrionale de la Chine – pour rejoindre la Russie. Parlant couramment le français et le russe, il avait été envoyé comme correspondant à Moscou pour le Morning News de Pékin (晨报), et couvrait les premières années de la révolution bolchevique.
En 1920, le mouvement communiste en Chine venait à peine de naître, mais la nation était avide de ses idées. Les pillages coloniaux des deux guerres de l’opium ont marqué le début du « siècle de l’humiliation », qui a vu la cession de Hong Kong aux Britanniques et le saccage de l’ancien Palais d’été par les forces anglo-françaises. La dynastie Qing est tombée en 1911 et un gouvernement républicain fantoche lui a succédé. Le pays était divisé, le féodalisme et les seigneurs de la guerre sévissaient. Le peuple chinois avait faim – physiquement et spirituellement – de la libération de son pays.
Comme des milliers de jeunes radicaux de l’époque, Qu s’est politisé dans le cadre du mouvement du 4 Mai de 1919. La Conférence de paix de Paris, à la fin de la Première Guerre mondiale, a vu l’ultime trahison des intérêts de la Chine : au lieu d’obtenir la restitution de ses territoires, les Alliés occidentaux ont accepté de transférer la province du Shandong des mains coloniales du Japon à l’Allemagne. En réaction, un mouvement national emmené par les étudiants de Pékin a vu le jour, ancré dans une politique anti-impérialiste, antiféodale et anti-patriarcale. Ce réveil a donné naissance au mouvement de la nouvelle culture – avec son journal Nouvelle jeunesse – et a ouvert aux nouvelles idées afin de guider la transformation du pays. Parmi ses dirigeants, on trouve les professeurs de l’université de Pékin Chen Duxiu et Li Dazhao, qui ont joué un rôle essentiel dans l’introduction des idées marxistes en Chine. Ils ont tous deux contribué à la fondation du Parti communiste chinois (PCC) en 1921.
La trahison des Alliés occidentaux a été d’autant plus ressentie que le peuple chinois avait beaucoup contribué à la Grande Guerre. Pour faire face à leur pénurie croissante de main-d’œuvre, les États français et britannique s’appuyaient fortement sur leurs colonies d’Afrique, d’Indochine et de Chine. Cent quarante mille Chinois – pour la plupart des paysans – ont rejoint les efforts de guerre français et britanniques, tandis que 200 000 autres ont combattu sur le front oriental avec l’Armée rouge russe. Le Corps de travail chinois a accompli toutes les tâches, sauf celle de porter les armes : il a creusé des tranchées, travaillé dans des usines de munitions, réparé les équipements sur les lignes de front et enterré les morts. Des milliers sont morts, mais cette partie de l’histoire est peu racontée en Occident. À peu près à la même époque, un autre groupe de jeunes Chinois se rendait en France. Initialement lancé par des anarchistes chinois en 1908, le programme a été officialisé en 1919 sous le nom de Diligent Work-Frugal Study program (Programme de travail assidu et d’études frugales), qui a amené 2 000 ouvriers et paysans chinois à Paris. Les mauvaises conditions de vie et de travail ont politisé nombre de ces étudiants – le 28 février 1921, 400 étudiants chinois en alternance ont manifesté contre de nouvelles réductions des bourses d’études. Des événements comme celui-ci rapprochent le mouvement des travailleurs de la génération de la Première Guerre mondiale, qui commencent à s’organiser ensemble dans les usines Renault, des banlieues industrielles de Boulogne-Billancourt à La Garenne-Colombes. C’est depuis les ateliers et dans les amphithéâtres d’université que le marxisme va pénétrer la pensée révolutionnaire chinoise. Parmi les étudiants se trouvaient Zhou Enlai et Deng Xiaoping, fondateurs de la branche européenne du PCC. Zhou Enlai a été Premier ministre pendant 26 ans et Deng Xiaoping est le dirigeant chinois qui a succédé à Mao Zedong lors de la fondation de la République populaire de Chine (RPC).
Fleur éclatante, fruit heureux
Bien que la Commune de Paris ait été largement inconnue du public chinois jusqu’alors, ces échanges entre ouvriers et intellectuels en France, et l’ouverture idéologique que le mouvement du 4-Mai a créée, ont contribué à faire connaître cette histoire. Plusieurs des premiers dirigeants communistes ont étudié, écrit et popularisé l’histoire de l’État ouvrier. En 1920, Li Da – l’un des douze membres fondateurs du PCC – a écrit sur la nécessité pour la révolution chinoise d’emprunter la voie de la lutte armée. En 1922, Zhou Enlai a écrit dans Nouvelle jeunesse (新靑年) sur la « fleur éphémère » de la Commune de Paris et sa continuation dans la Révolution d’octobre. L’année suivante, dans l’édition du 50e anniversaire de Shen Bao (申報) – l’un des premiers journaux modernes de Chine – Li Dazhao explique pour la première fois le concept de « commune » à un public chinois. D’abord transposé sous le nom de kangmiaoen (康妙恩), le concept révolutionnaire a acquis sa propre forme dans la langue chinoise, le gongshe (公社) – une république de travailleurs.
Qu Qiubai faisait partie des communistes qui ont non seulement traduit des textes essentiels sur l’histoire de la Commune, mais qui ont également été les premiers à traduire en chinois L’Internationale – la chanson qu’il avait entendue pour la première fois en Russie trois ans auparavant. En s’accompagnant à l’orgue, il a revu minutieusement ses paroles pour trouver une traduction du mot « internationale » – qui n’a que deux syllabes en chinois (国际) – qui puisse convenir à la mélodie. Il s’est finalement contenté de la translittération ying te na xiong nai er (英特纳雄耐尔) pour rester fidèle à la cadence de la chanson, qui reste jusqu’à aujourd’hui dans la version officielle.
À cette époque, Qu avait déjà rejoint le PCC à l’invitation de Zhang Tailei en 1922. Un an plus tôt, Qu avait également rencontré Lénine, le dirigeant bolchevique, qui avait étudié de près les leçons de la Commune de Paris. Quelques mois à peine avant de mener son propre pays à la révolution, Lénine y consacre un chapitre dans L’État et la révolution (1917) :
La Commune est la première tentative d’une révolution prolétarienne pour briser la machine d’État bourgeoise ; elle est la forme politique « enfin trouvée » par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé.
Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans des circonstances et des conditions différentes, différent, dans d’autres conditions, continuent l’œuvre de la Commune et confirment la géniale analyse historique de Marx.
Lénine – L’État et la révolution (1917)
Quelques mois à peine après cette publication, la Révolution d’Octobre allait en effet poursuivre l’œuvre de la Commune et confirmer l’analyse de Marx. Dans cette tradition, les communistes chinois poursuivront également l’héritage de ces deux expériences révolutionnaires.
Le 18 mars 1926 a eu lieu en Chine la première commémoration de masse du 55e anniversaire de la Commune de Paris. Dix mille personnes se sont rassemblées dans la capitale du sud, Guangzhou. Elles ont chanté L’Internationale et scandé « Vive la Commune de Paris ! » malgré la pluie. À cette occasion, Mao Zedong a écrit que si la Commune de Paris était une « fleur éclatante », alors la Révolution d’Octobre était le « fruit heureux » duquel d’autres fruits pouvaient naître. Mao pointe deux raisons à la défaite finale de la Commune : l’absence d’un parti unifié et centralisé pour diriger les travailleurs, et le compromis de montrer trop de miséricorde envers l’ennemi. Dans le discours qu’il a prononcé lors de la célébration, le dirigeant cantonais Zhang Tailei a souligné l’expérience concrète que la Commune de Paris avait donnée aux travailleurs chinois pour prendre le pouvoir – une préfiguration de ce qui allait arriver l’année suivante.
De la ville à la campagne
Les années 1920 ont vu une expansion rapide de la classe ouvrière urbaine – les syndicats se sont multipliés, les grèves étaient fréquentes et les rangs du PCC ont grandi avec l’organisation des masses. Dans le seul centre industriel de Shanghai, l’année 1926 a vu 169 grèves touchant 165 usines et impliquant plus de 200 000 travailleurs. Dans le Guangdong, la grève des marins de 1922 a été victorieuse et la grève générale de Guangzhou-Hong Kong de 1925 a duré seize mois et a recueilli un soutien de masse sans précédent de la part des employés domestiques, des dockers, des conducteurs de pousse-pousse et des « coolies ». Ces expériences ont montré comment la classe ouvrière organisée pouvait menacer la vie coloniale et l’ordre capitaliste.
Malgré l’industrialisation, la Chine restait une société très majoritairement paysanne. Dans son Analyse des classes dans la société chinoise de 1926, Mao a étudié la composition des 450 millions d’habitants de la Chine. Le prolétariat urbain, même s’il se développait rapidement, ne comptait encore que deux millions de personnes – la grande majorité des Chinois étaient des paysans. Mao a estimé que 400 millions de personnes étaient des « semi-prolétaires » qui cultivaient leur propre lopin de terre, mais gagnaient également un salaire en tant que métayers ou ouvriers salariés – il les appelait « nos amis les plus proches » (Cf. Analyse des classes dans la société chinoise, 1926).
Dans ce texte visionnaire, Mao avertissait également qu’il ne fallait pas faire confiance aux forces de la bourgeoisie nationale. À ce moment historique, le PCC était allié avec la bourgeoisie nationale dirigée par le parti nationaliste (Kuomintang – KMT) dans un « Front uni » contre les seigneurs de la guerre et l’impérialisme. Cette année charnière a vu la fin abrupte de cette alliance et la « Terreur blanche » qui a suivi, avec les massacres de communistes tombés aux mains des nationalistes et de leurs mercenaires. Les insurrections de masse de 1927 étaient des tentatives de transformer le symbole de la Commune de Paris en une pratique vivante en Chine, et ont nécessité un changement stratégique dans le processus révolutionnaire.
La commémoration de la Commune de Paris en 1927 a pris de l’ampleur, attirant jusqu’à un million d’ouvriers et de paysans dans tout le pays. Lors de la célébration de Wuhan, le dirigeant ouvrier Liu Shaoqi a appelé les travailleurs à perpétuer l’esprit de la Commune de Paris tout en luttant contre l’impérialisme et les seigneurs de la guerre. Trois jours plus tard, 800 000 travailleurs dirigés par Zhou Enlai lancent une grève générale à Shanghai qui renverse le gouvernement contrôlé par les seigneurs de la guerre et établit un gouvernement municipal provisoire. Shanghai est devenue la première grande ville sous la direction du PCC. Mais le 12 avril, défiant la stratégie du Front uni, le KMT de Chiang Kai-shek organisait un coup d’État et ordonnait le massacre et la disparition de milliers de communistes avec l’aide de la police des zones occupées par les étrangers et des organisations criminelles. L’alliance entre le PCC et le KMT était terminée. Les soulèvements urbains dirigés par les communistes qui ont suivi, de Nanchang (1er août) à Hunan (7 septembre), et finalement à Guangzhou (11 décembre), ont tous été brutalement écrasés.
Tout le pouvoir aux soviets des ouvriers, des paysans et des soldats
Le 11 décembre, à 3h30 du matin, la première attaque a commencé dans les postes de police. Elle était dirigée par le commandant Zhang Tailei, qui a été tué dans une embuscade le jour suivant – il avait 29 ans. Une série d’actions coordonnées ont déferlé sur la ville. Leurs revendications étaient : du riz pour les ouvriers, des terres pour les paysans ! À bas les guerres militaristes ! Tout le pouvoir aux Soviets des ouvriers, des paysans et des soldats ! Derrière cette mobilisation se trouvait le Soviet de Guangzhou, qui couvrait une zone d’un demi-million de paysans travaillant en collaboration avec les syndicats de travailleurs urbains. Un conseil de guerre avec une proportion de 10 ouvriers pour 3 soldats et 3 paysans, respectivement, a dirigé le soulèvement qui a duré trois jours. Après avoir pris la ville, cet organisme a publié une série de huit décrets, imprimés et distribués en masse. Les trois premiers portaient sur l’établissement du pouvoir des soviets, l’armement du peuple et les représailles contre les contre-révolutionnaires. Le quatrième garantissait une journée de travail de huit heures et des droits pour les salariés et les chômeurs. Le cinquième portait sur l’économie et la nationalisation de l’industrie. La sixième revendication portait sur la propriété de la bourgeoisie. La septième sur l’armée : salaires et restructuration. La huitième et dernière exigeait la réorganisation des syndicats. À ce moment-là, cependant, l’organisation militaire de la bourgeoisie était encore trop forte. S’ils avaient tenu la ville assez longtemps pour les que les renforts paysans arrivent – ils étaient à six jours de marche – l’histoire aurait pu se dérouler différemment. Ralph Fox, journaliste et communiste britannique tué plus tard en combattant dans la guerre civile espagnole, a écrit sur l’importance de la « Commune de Guangzhou » :
Pendant trois jours, une grande ville d’un pays de l’Est dominé par l’impérialisme a été prise et tenue par les classes opprimées qui gouvernent à travers leur Soviet. Il y a eu des erreurs techniques et militaires, mais, politiquement, aucune erreur n’a été commise. Le Parti communiste chinois, qui a dirigé et organisé la révolte, a des raisons d’être fier de son application des enseignements de Lénine dans les circonstances difficiles de la Chine. Le travail du Parti dans l’insurrection a montré non seulement qu’il avait les contacts les plus étroits avec les ouvriers, les paysans, la petite bourgeoisie et les soldats, mais qu’il comprenait comment rallier les plus larges masses de toutes ces classes au soutien de la révolution par des slogans corrects et une ligne politique sûre.
(La Commune de Canton, 1928)
L’année 1927 a marqué un tournant pour la révolution chinoise. Le fait que les soulèvements aient été brutalement réprimés a été déterminant pour le changement de stratégie du PCC, qui est passé des villes aux campagnes – vers la création d’une armée populaire et vers la paysannerie – « nos amis les plus proches ». Dans Leçons de la Commune (1908), Lénine écrit : « Bien que ces magnifiques soulèvements de la classe ouvrière aient été écrasés, il y aura un autre soulèvement, face auquel les forces des ennemis du prolétariat se révéleront inefficaces, et dont le prolétariat socialiste sortira complètement victorieux. » On pourrait dire quelque chose de similaire des soulèvements chinois. Après cette année de Terreur blanche, lors du sixième congrès du PCC en 1928, le 11 décembre a été officiellement défini comme l’anniversaire du soulèvement de Guangzhou, qui « non seulement a ouvert un nouveau chapitre pour la révolution chinoise, mais a également une grande importance dans l’histoire de la révolution mondiale, avec la même valeur que la grande Commune de Paris ». Fidèle à cette devise, la Commune de Guangzhou a été commémorée, étudiée et honorée depuis lors.
L’année 2020 a marqué le 93e anniversaire du soulèvement de Guangzhou, qui a été surnommé la « Commune de Paris de l’Est ». À cette occasion, un nouveau « drame rouge » a été produit conjointement avec une exposition au Mémorial du soulèvement de Guangzhou.Ce bâtiment de la fin de la dynastie des Qing a servi d’académie de police avant d’être transformé en siège du Soviet de Guangzhou. En 1987, ce site a été transformé en mémorial officiel. Lors de la commémoration du 12 décembre 2020, des élèves de l’école de l’Armée populaire de libération ont récité l’histoire de Zhang Tailei, un spectacle de marionnettes a raconté l’histoire des dirigeantes du soulèvement, et l’arrière-petite-fille du héros Yang Yin a noué un ruban rouge autour du col d’un élève – marquant la transmission symbolique d’un héritage révolutionnaire d’une génération à l’autre.
Jusqu’à l’anniversaire, cette dramaturgie immersive a été jouée quatre fois par semaine. Acteurs et spectateurs ont reconstitué ensemble le soulèvement, en revêtant les costumes et en prenant les armes de l’époque, tout en chantant L’Internationale. Lorsque Qu Qiubai a entendu cette chanson pour la première fois en Russie, il y a un siècle, il était probablement loin de se douter du rôle qu’il jouerait pour faire passer cet hymne de la « fleur éclatante » de la Commune de Paris à la Commune de Guangzhou. Il n’a pas vécu assez longtemps pour voir le « fruit heureux » de la création de la RPC en 1949, ni le centenaire de la fondation du PCC le 1er juillet de cette année. En 1935, il a été capturé, torturé et exécuté par les forces du KMT. On raconte qu’il a chanté L’Internationale jusqu’à son dernier souffle.
Tings Chak est le principal concepteur et chercheur de Tricontinental: Institute for Social Research, il est le rédacteur en chef de Dongsheng News et collabore avec Globetrotter/People’s Dispatch.
traduction depuis l’anglais DG pour www.initiative-communiste.fr
source : https://peoplesdispatch.org/2021/03/18/guangzhou-1927-the-paris-commune-of-the-east/