Tout lecteur de ce blog côtoie sûrement chaque jour l’aluminium, ce métal blanc argenté si abondant dans la croûte terrestre mais que nos industries n’ont su extraire et exploiter que récemment. Sa légèreté – le tiers de la densité de l’acier pour une solidité similaire – et son excellente résistance aux chocs et à la corrosion en ont fait un matériau indispensable pour les structures du transport automobile, naval, ferroviaire… et du bâtiment. L’aéronautique, notamment civile, n’aurait pas pu se développer au point où elle en est aujourd’hui sans essor de la production d’aluminium, bien qu’aujourd’hui on tende à essayer de remplacer ces différents alliages par des composites partout où c’est possible. Ses propriétés électriques et thermiques en font un matériau de choix pour les câbles, les radiateurs, l’électroménager. On le retrouve aussi très couramment dans les emballages ou autres applications de conditionnement : canettes, étuis à lunettes…
Aujourd’hui, l’aluminium est omniprésent dans nos vies et dans tous les grands domaines industriels, mais son histoire est très récente. On le trouve principalement dans la bauxite, ce minerai rouge composé d’oxydes d’aluminium (alumine), de fer et de silicium que le géologue Pierre Berthier baptisa du nom de Baux-de-Provence où il la découvrit en 1821. Si on sut l’extraire au sodium dès 1854 grâce au chimiste Henri Sainte-Pierre Deville, le procédé était beaucoup trop coûteux et de 1860 à 1889 il n’existera qu’une seule usine de production d’aluminium au monde, à Salindres dans le Gard.
Il faudra attendre 1887 pour que soit breveté le procédé Bayer, qui utilise une attaque à la soude. C’est encore la technique utilisée aujourd’hui dans l’industrie pour extraire l’alumine, suivie d’une électrolyse pour obtenir le métal à partir de son oxyde. Un procédé moins polluant et moins coûteux – le procédé Orbite – a été breveté en 2008, mais il n’a encore jamais été utilisé en production.
Le procédé Bayer connut à ses débuts de nombreuses difficultés d’industrialisation, ce qui retarda assez longtemps la production d’aluminium à grande échelle. Ainsi, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la France restera le principal producteur, rejoint ensuite par les États-Unis. À partir de là, l’augmentation sera constante pour suivre les besoins de l’industrie lourde, notamment lors des découvertes d’immenses gisements en Jamaïque au début des années 50, en Australie en 1955 et 1958 et au Brésil en 1978. L’Australie est encore aujourd’hui le premier producteur, et la Chine est devenue depuis le premier consommateur.
La Guinée est un pays côtier d’Afrique de l’Ouest, source de plusieurs des grands fleuves de la région, aux pluies abondantes et au sol riche et fertile. On y trouve de l’or, des diamants, du fer en grande quantité et plus du tiers des réserves mondiales de bauxite. Pour ne rien gâcher, la bauxite guinéenne est de très bonne qualité : riche en alumine et pauvre en silice, et très facile à extraire car majoritairement à ciel ouvert.
Sans surprise, l’extraction de minerai représente une part très majoritaire de l’activité économique et des exportations de la Guinée – autour de 80 % – malgré des recettes divisées par quatre depuis les grandes privatisations des années 80. L’activité minière se concentre dans l’Ouest maritime du pays, surtout dans les régions de Boké et Fria. Les plus grands industriels présents sont la Société Minière de Boké, membre d’un consortium basé à Singapour qui exporte principalement à destination de la Chine et la Compagnie des Bauxites de Guinée, à majorité partagée entre des actionnaires anglo-australiens (Rio Tinto) et étasuniens (Alcoa).
Une telle abondance de ressources naturelles et la ruée des investisseurs ne devraient-elle pas induire une économie florissante et le ruissellement de bonheur censé suivre immédiatement celle-ci ? Il semble bien que non, puisqu’en 2019 le Programme des Nations Unies pour le Développement plaçait la Guinée au rang 175 (sur 189 pays) avec un Indicateur de Développement Humain de 0,459.
L’installation des équipements d’extraction a vite entraîné la surpopulation des villes de la région. Souvent, la population y a doublé en moins de dix ans, augmentant drastiquement le coût de la vie pour la plupart des locaux qui se sont vu proposer très peu des nouveaux emplois, réservés en général à une main d’œuvre importée ou aux bons amis des chefs de l’administration locale. Au moins 70 % des jeunes sont aujourd’hui au chômage, et ce chiffre approche les 100 % pour les femmes à qui on n’accorde toujours aucune place dans le secteur minier.
Ces régions de la Guinée maritime ont une grande tradition agricole, qui tend à s’effacer chaque année un peu plus devant l’expansion des domaines des géants de la mine. Aujourd’hui, presque la moitié des terres cultivables et des villages d’agriculteurs a été réquisitionnée pour les besoins de l’industrie, souvent sans aucune indemnisation grâce à des lois sur la propriété très malléables.
Lors de sa première visite en Afrique en mai 1972, Fidel Castro visita la Guinée. Un mois plus tard, il faisait remarquer à Erich Honecker : « Ils ont […] beaucoup de poissons […] mais pas de bateau de pêche ». C’est avec du matériel et du personnel cubain que fut ainsi lancée l’industrie halieutique en Guinée, depuis presque exclusivement aux mains d’entreprises étrangères pour sa partie destinée à l’exportation. Aujourd’hui, cette activité est fortement menacée par la fuite des poissons.
En effet, un problème également bien connu des Bucco-Rhodaniens est le rejet de boues rouges, qui fait encore débat aujourd’hui par rapport à l’usine Alteo Gardanne. Ces déchets riches en métaux lourds sont déversés en grande quantité dans les cours d’eau guinéens, les dépeuplant et rendant l’eau non potable voire toxique. Le procédé Orbite cité plus haut, contrairement au procédé Bayer historique, n’est censé générer aucun déchet de ce type puisque les déchets métalliques y sont dissous dans l’acide. Cependant, comme dit précédemment, ce procédé n’a encore été mis en place nulle part.
Les photos des villes proches des sites d’extraction semblent systématiquement recouvertes d’un voile rouge, le plus célèbre exemple étant le port de Kamsar d’où partent les exportations de la région de Boké, surnommé la Ville Rouge. La signification ici est à la fois beaucoup moins symbolique et beaucoup moins heureuse que celle de la Place Rouge de Moscou, car au milieu des paysages traditionnellement verdoyants du littoral guinéen, ce sont littéralement des excroissances rouges poussiéreuses. Dues à la mauvaise qualité des installations et aux yeux fermés de l’État guinéen sur le non-respect chronique des normes de sûreté, de sécurité et environnementales, ces poussières causent de nombreux problèmes de santé, de la pollution de l’air à l’érosion des sols en passant par la dégradation de nombreuses habitations.
Ce qui devrait être une chance sans pareille pour le peuple guinéen est donc aujourd’hui une catastrophe sociale, sanitaire et écologique, due sans aucun doute à un impérialisme sans scrupules de la part de tous les géants de l’industrie minière et métallurgique mais aussi à une administration corrompue à tous les niveaux. En effet, au-delà des administrations locales dont les proches des dirigeants sont bien les seuls à profiter de cet essor en termes d’emploi, il est important de souligner les responsabilités globales, notamment au sein des ministères chargés du travail, de la santé et de l’environnement.
Est-il nécessaire de rappeler que le premier coup d’éclat économique du président actuel Alpha Condé, juste après son élection en 2010, fut la concession du port de Conakry à Vincent Bolloré, l’une des affaires de corruption pour lesquelles ce dernier a été mis en examen récemment ? Au milieu des émeutes et manifestations récurrentes dans tout le pays depuis sa réélection en 2015, les mouvements sociaux à Boké depuis 2017 sont passés presque inaperçus dans la presse internationale bien que tout aussi violemment réprimés.
De l’autre côté de l’Atlantique, un État lui aussi généreusement pourvu en ressources naturelles subit les pressions constantes de l’impérialisme pour s’être opposé à son droit hégémonique d’exploitation des peuples et des territoires, au profit de son peuple. Bien sûr, il serait démagogique de comparer sérieusement la Guinée au Venezuela. Mais force est de reconnaître que ceux qui ont cédé à l’impérialisme, de gré ou de force, n’en ont jamais tiré fortune.
Collectif relations internationales des JRCF – 4 juin 2020
http://jrcf.over-blog.org/2020/06/pour-une-poignee-d-aluminium.html