par Maurice Lemoine, un article publié initialement par nos amis de Mémoire des Luttes
https://www.medelu.org/Honduras-du-coup-d-Etat-au-narco-Etat
« Plus le palmier s’élève, plus la noix de coco tombe de haut »
Proverbe hondurien
L
e 27 janvier, le président hondurien Juan Orlando Hernández, dit « JOH », a transmis le pouvoir à la candidate de gauche récemment élue Xiomara Castro. Quelques jours plus tard, le 15 février, après douze années passées au sommet de l’Etat en représentation du Parti national (PN) – quatre comme président du Congrès et huit en tant que président de la République –, Hernández a été arrêté et détenu. Accusé par la justice américaine d’avoir notamment fait transiter plus de 500 tonnes de cocaïne vers les Etats-Unis, il a été extradé vers ce pays le jeudi 21 avril 2022 après que la Cour suprême de justice (CSJ) ait définitivement approuvé cette extradition. Pour l’heure présumé innocent, il comparaitra devant une Cour du district sud de New York. Cela dit, et indépendamment du verdict, qui jugera les justiciers ? En appuyant le coup d’Etat de 2009 contre Manuel Zelaya, les Etats-Unis n’ont-ils pas porté tant le Parti national que « JOH » au pouvoir, et ne les y ont-ils pas maintenus depuis, plongeant le Honduras dans une tragédie ?
« Golpe »
Elu en novembre 2005, le président de centre-gauche Manuel Zelaya tente, sans radicalisme excessif, de réformer le Honduras. Il a fait de son pays un membre de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), créée par le vénézuélien Hugo Chávez et le cubain Fidel Castro. La démarche déclenche un flot de critiques, de caricatures et de vilénies. Conservateur, le Parti national s’oppose frontalement aux réformes. Allant de la droite au centre droit, le Parti libéral (PL), auquel à l’origine appartient Zelaya, se coupe en deux. Le 28 juin 2009, avec la participation active des Forces armées, de l’Eglise, des principaux médias de l’oligarchie, de la Cour suprême de justice, du Congrès et de certains de ses coreligionnaires du PL – dont son vice-président Roberto Micheletti –, Zelaya est renversé.
Arrêté par les militaires au saut du lit, jeté en pyjama dans un avion, il est expulsé vers le Costa Rica. Entre Tegucigalpa, son point de départ, et San José, sa destination, l’appareil fait escale sur la base aérienne de Soto Cano, base militaire étatsunienne la plus importante d’Amérique centrale, située à Palmerola (Honduras) [1].
Barack Obama occupe la Maison-Blanche. Hillary Clinton le Département d’Etat. Revenu au pouvoir deux ans auparavant, le président sandiniste Daniel Ortega accueille Zelaya au Nicaragua. Depuis la frontière commune aux deux pays, ce dernier tente de forcer le passage pour rentrer au Honduras, provoquant la fureur de Clinton, laquelle s’en prend également à Ortega – début d’une hostilité qui culminera en 2018 avec la tentative insurrectionnelle de le renverser [2]. Avec l’aide du président costaricien Óscar Arias, grand ami des Etats-Unis intronisé « médiateur », Clinton fait tout pour empêcher le retour de Zelaya au Honduras [3].
Pendant tout ce temps, Micheletti a assumé le pouvoir. A la Sécurité, il a nommé un conseiller spécial : Billy Joya, ex-membre du Bataillon 3-16, unité militaire responsable de la disparition de 184 personnes et de l’assassinat de dizaines de militants de gauche au cours des années 1980. De juin 2009 à juin 2011, la répression contre les partisans de Zelaya regroupés au sein d’un Front national de résistance populaire (FNPR) fera plus de 100 morts et des centaines d’arrestations.
Porfirio Lobo (2009-2013)
Le 29 novembre 2009, les putschistes ont organisé des élections totalement « sous contrôle ». Une abstention massive heureusement compensée par un bourrage des urnes permit l’élection du candidat du Parti national, Porfirio « Pepe » Lobo. Divisé entre « tombeurs de » et « fidèles à » Zelaya, le Parti libéral s’est effondré – et ne se remettra jamais de son implication dans le « golpe ». Jouissant d’une impunité totale, les organisateurs et bénéficiaires de la rupture constitutionnelle demeurent incrustés dans les structures de l’Etat. Depuis la Maison-Blanche, Obama félicite Lobo pour « sa restauration des pratiques démocratiques ». Les paysans sans terre du Bajo Aguán apprécient moins, qui verront 35 des leurs assassinés (entre janvier 2010 et juillet 2011) par les gardes armés des grands propriétaires terriens Miguel Facussé, René Morales Carazo et Reinaldo Canales.
Dès son arrivée aux commandes, « Pepe » Lobo a effectivement mis en œuvre la deuxième phase de l’opération : un coup d’Etat social. Et si tous n’en meurent pas, tous sont durement frappés : dérogation du décret 18-2008 qui dotait de terre les paysans ; suspension du salaire minimum ; loi de l’emploi temporaire – qui permet d’embaucher les travailleurs « à l’heure » (ce qui ne permet ni la syndicalisation ni l’accès à un quelconque droit social) ; destruction du statut des enseignants et privatisation – sous le vocable « municipalisation » – de l’éducation ; loi de concession des ressources naturelles permettant la mise à l’encan de ressources vitales telles que l’eau…
D’après la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal) de l’ONU, le Honduras est alors le pays du continent dans lequel la pauvreté et les inégalités croissent le plus. La corruption prospère. La violence explose. Les « sicarios » des « maras » [4] mettent le pays à feu et à sang, portant le taux des homicides à un extravagant 84 pour 100 000 habitants.
Le président du Congrès s’appelle alors Juan Orlando Hernández. Entrepreneur dans l’apiculture, le tourisme et l’agriculture, « JOH » possède trois stations de radio et de télévision dans sa ville natale de Gracias, dans l’ouest du Honduras. Elu député suppléant en 1994 à l’âge de 29 ans, il a depuis 1998 été quatre fois député PN de sa province de Lempira. Le 10 septembre 2012, Hernández avertit que vont commencer les discussions pour choisir les endroits où seront construites les trois premières « villes modèle » (ou « Charter Cities ») du Honduras. Des enclaves où investisseurs nationaux et étrangers érigeront leurs usines et leurs ateliers, mais aussi les infrastructures, logements, commerces, écoles, cliniques et services nécessaires à une main-d’œuvre poussée là par le chômage. Etant entendu que ces enclaves posséderont leurs propres lois, leurs tribunaux, leur police, leur gouvernement – et ne paieront pas d’impôts [5]. Des Etats dans l’Etat vigoureusement dénoncés par l’opposition. Dans un autre domaine, plutôt que de s’attaquer aux racines de la violence, Hernández annonce la création de l’unité des « Tigres » (Troupe de renseignement et groupes de réponse spéciale de sécurité) et la formation d’une Police militaire – que rejette tout autant une opposition qui se devine la cible de l’opération.
Intrigues, menaces, conspirations… Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2013, le Parti national tangue. Deux pré-candidats s’y affrontent. D’un côté Ricardo Álvarez, ex-député, maire de Tegucigalpa, représentant peu ou prou une faction de l’oligarchie (connue sous le nom d’ « arabe », du fait de la lointaine origine de ses principaux représentants) – l’entrepreneur Jorge Canahuati, propriétaire des médias La Prensa et El Heraldo ; le groupe financier FICOHSA ; les « terratenientes » Miguel Facussé et Fredy Nasser (agriculture, biocarburants, palme africaine, énergie thermique et distribution de carburants) ; les dirigeants du Conseil hondurien de l’entreprise privée (Cohep) et de l’Association nationale des industriels (Andi). De l’autre « JOH », soutenu par Lobo et une faction de politiciens et d’hommes d’affaires du groupe financier Atlántida (deuxième banque du Honduras) et du consortium d’entreprises Colibrí, récents bénéficiaires de contrats de l’Etat qui revenaient traditionnellement aux « arabes ».
Le 18 novembre 2012, « JOH » remporte les primaires du PN. Álvarez dénonce une fraude et annonce qu’il va présenter un recours devant la Cour suprême de justice (CSJ) pour que le Tribunal suprême électoral (TSE) procède à un recomptage « vote par vote ». Conséquence inattendue : le 12 décembre, lors d’une session ouverte par Hernández à… 1h35 du matin, le Congrès destitue quatre des quinze membres de la Cour suprême de justice. Préalablement, « JOH » s’est réuni avec le président Lobo et le haut commandement militaire. L’explication alors la plus couramment avancée est qu’il s’agit d’une manœuvre pour dissuader la CSJ de prendre en considération la plainte d’Álvarez et ainsi laisser le champ libre à « JOH ». Ce qui sera fait.
Juan Orlando Hernández (2013-2017)
Elections de novembre 2013 : pour la présidentielle, la candidate d’opposition la mieux placée, Xiomara Castro (épouse de l’ex-chef de l’Etat renversé Manuel Zelaya), représente le parti Liberté et Refondation (Libre), récemment créé. Castro est déclarée battue (28,78 % des suffrages) par Hernández (36,89 %) au terme d’un scrutin entaché par de fortes suspicions de fraude et de graves irrégularités. Dans des conditions extrêmement contestables, le scrutin est entériné par les missions d’observation de l’OEA et de l’Union européenne (UE) [6].
Sans surprise, JOH poursuit la politique « business friendly » de Lobo. Et l’on découvre une seconde raison à la destitution express de quatre membres de la CSJ en décembre 2012. Ces derniers venaient imprudemment de rejeter le « projet phare » de « JOH » et de ses comparses : les « villes modèles ». Nommés en janvier 2014, les magistrats qui les remplacent reviennent docilement sur cette décision. Pour contourner le rejet qu’elles provoquent au sein de la population, elles sont simplement rebaptisées Zones spéciales de développement et d’emploi (ZEDE). Ayant échappé à la destitution pour s’être prononcé en faveur de ces « Charter Cities » dès 2012, Óscar Chinchilla devient procureur général de la République. « JOH » renouvelle également le haut commandement militaire et policier, y plaçant complices et alliés. Cette même année 2014, le PN organise la dissolution d’une commission indépendante de réforme de la police hautement respectée.
Certains amassent des fortunes considérables grâce à un dur labeur, mais, surtout, à beaucoup d’ingéniosité. En janvier 2014, le directeur de l’Institut hondurien de sécurité sociale (IHSS) pendant le mandat de Porfirio Lobo, Mario Zelaya (aucun lien de parenté avec l’ancien président) s’enfuit précipitamment. On vient de découvrir que 120 millions de dollars (qui deviendront bientôt 200 millions) destinés à l’achat de médicaments, de fournitures pour le système sanitaire et le paiement de pensions de vieillesse se sont « évaporés », ruinant l’Institut qui chapote tous les hôpitaux, cliniques et dispensaires publics. Arrêté neuf mois plus tard près de la frontière du Nicaragua, Zelaya doit affronter la justice. « Cette détention est une démonstration convaincante du fonctionnement diligent et effectif des institutions de sécurité et de défense de l’Etat », se félicite bruyamment le président Hernández. Il va se montrer beaucoup moins enthousiaste lorsque, en mai 2015, la coordinatrice du Conseil national anticorruption (CNA), Gabriela Castellanos, amorce une série de révélations au long desquelles on découvrira que 136 000 dollars de ce butin volé à la population la plus nécessiteuse ont atterri dans les caisses du Parti national pour financer… la campagne électorale de « JOH ». Des dizaines de milliers de Honduriens descendant dans la rue pour exiger la démission du chef de l’Etat. Portée par le mot d’ordre « JOH, dehors ! », la rébellion dure plusieurs mois. Pour la désamorcer, le pouvoir négocie avec l’OEA la venue en janvier 2016 d’une Mission d’appui contre la corruption et l’impunité (MACCIH)… dépourvue de pouvoir réel [7].
Au Honduras, la Constitution interdit la réélection présidentielle et prévoit des sanctions sévères pour quiconque tenterait de la favoriser. Cela n’empêche pas que, en avril 2015, la Cour suprême de justice déclare « inapplicables » les articles 42 § 5 et 239 de la Constitution, ainsi que de l’article 330 du Code pénal qui gravent dans le marbre cette interdiction. Le Congrès rejette la demande de Libre, du Parti libéral et du Parti anticorruption, qui réclament l’organisation d’un référendum permettant de consulter le peuple sur cet ukase. De sorte que, en décembre 2016, le Conseil national électoral entérine la candidature de « JOH » à un second mandat.
Ce type de contournement de la Constitution n’a rien d’exceptionnel en Amérique latine. Il a été utilisé au profit d’Álvaro Uribe (Colombie), Óscar Arias (Costa Rica), Daniel Ortega (Nicaragua) et Evo Morales (Bolivie). Toutefois, il prend au Honduras un caractère particulièrement cynique. C’est parce qu’on l’accusait – à tort ! – de vouloir modifier la Constitution pour pouvoir se faire réélire que Manuel Zelaya, en 2009, a été renversé ! En réalité, il proposait qu’une consultation populaire, sans caractère contraignant, permette aux Honduriens de répondre à la question : « Etes-vous d’accord pour que, lors des élections générales [Président, députés et maires] de novembre 2009 [auxquelles il ne pouvait participer], soit installée une quatrième urne pour décider de la convocation d’une Assemblée nationale constituante destinée à élaborer une nouvelle Constitution politique ? »
Juan Orlando Hernández (2017-2021)
Après plus d’une semaine de retards et d’incidents plus suspects les uns que les autres, le TSE annonce le 4 décembre 2016 les résultats « provisoirement définitifs » de l’élection présidentielle du 26 novembre. Ceux-ci donnent la victoire à Juan Orlando Hernández avec 42,98 % des suffrages. Crédité de 41,39 %, Salvador Nasralla, candidat de l’Alliance d’opposition contre la dictature, coalition ayant pour coordonnateur Manuel Zelaya, dénonce une fraude et refuse, avec de bonnes raisons pour le faire, de reconnaître le verdict du TSE.
Même l’Organisation des Etats américains (OEA) rechigne : « Il est impossible de reconnaitre le vainqueur de cette élection étant donné les irrégularités électorales observées avant, pendant et après le scrutin. » Il en faut plus pour impressionner les Etats-Unis. Heide Fulton, leur ambassadrice à Tegucigalpa, lance un appel comminatoire à la classe politique pour qu’elle « accepte le résultat qu’annoncera le TSE ». Le 28 novembre, deux jours seulement après le scrutin et alors que gronde la polémique, le Département d’Etat « certifie » le Honduras en tant que pays « qui lutte contre la corruption et respecte les droits humains » !
Fort de cette onction, Hernández reçoit l’écharpe présidentielle des mains du dirigeant du PN et nouveau président du Congrès Mauricio Oliva. Suspecté de faire partie d’un réseau d’enrichissement illégal ayant permis à une soixantaine de députés de s’approprier des fonds destinés aux œuvres sociales, ce dernier fait l’objet d’une enquête de la MACCIH [8]. Loin de ces détails secondaires, les représentants du Conseil européen et de la Commission européenne, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, félicitent officiellement « JOH » : son second mandat « sera l’occasion de poursuivre sur la voie de la consolidation démocratique et des réformes au profit de tous les citoyens honduriens ».
Malgré l’onction des Etats-Unis et de l’UE, cette réélection doublement contestable provoque au Honduras d’importantes manifestations. L’assassinat, le 2 mars 2016, de Berta Cáceres, indienne Lenca coordinatrice du Conseil civique des organisations populaires et indigènes du Honduras (Copinh), avait déjà levé un coin de voile sur les méthodes ténébreuses ayant cours sur ces terres un peu trop oubliées des médias. En ce début 2017, le pouvoir décrète l’état d’urgence. Les affrontements font trente morts (la police ne signalera que trois décès). De son côté, la MACCIH commence à indisposer : elle a qualifié de « pacte d’impunité » la réforme de la loi qui a retiré au Ministère public ses pouvoirs d’enquête pénale sur l’utilisation des fonds publics par les députés et les fonctionnaires – lire Mauricio Oliva et les soixante voleurs. Sans oublier les voleuses, cela va de soi.
Le 4 septembre 2019, Rosa Elena Bonilla de Lobo, épouse du premier président post-coup d’Etat, est condamnée à 58 ans de prison pour corruption. Depuis le Bureau de la Première Dame, elle a détourné environ 500 000 dollars de dons internationaux et de fonds publics destinés à des programmes sociaux tels que « Chaussons les enfants du Honduras », destiné à offrir des souliers aux gamins des familles déshéritées. L’argent est parti vers les comptes personnels de Bonilla cinq jours seulement avant que Porfirio Lobo ne quitte ses fonctions. En mars 2020, la Cour suprême annulera la condamnation pour « erreurs de procédure », libérera Bonilla et ordonnera un nouveau procès.
Sale temps pour la justice ! Le mandat de la MACCIH était arrivé à échéance le 19 janvier 2020. Deux mois auparavant, le gouvernement hondurien et l’OEA avaient installé un groupe de travail pour évaluer son action. Ses conclusions recommandèrent le renouvellement de la Mission. Le Congrès hondurien, lui, pensait tout autrement. Avec 71 voix pour et 56 contre, il avait émis le 9 décembre une recommandation visant à supprimer la MACCIH. Ce que fit l’exécutif en annonçant le non renouvellement de l’accord et la cessation de ses activités. Le département d’Etat américain, qui finançait la mission, demeura silencieux. Au même moment, dans un discours à l’OEA, Mike Pompeo évoquait la préoccupation des Etats-Unis concernant « certains pays de l’hémisphère » (Cuba, Nicaragua, Venezuela), mais, par pure inadvertance, oublia de mentionner le Honduras.
Pendant tout ce temps, fuyant la violence, l’instabilité politique et la misère, des dizaines de milliers de migrants honduriens s’élancent à pied sur les routes d’Amérique centrale et du Mexique pour tenter d’atteindre, au terme d’un périple de 3 000 kilomètres, les Etats-Unis. Sept mille d’un coup ont tenté de le faire en octobre 2018. Fort heureusement pour eux, leur gouvernement ne reste pas inactif face à un tel phénomène. La preuve : le 1er mars 2019, via Twitter, le président vénézuélien autoproclamé Juan Guaido remercie « JOH » pour l’envoi à Cúcuta (Colombie) de trois avions chargés de deux tonnes de papier hygiénique, dentifrice, serviettes de toilette, savon, tampons hygiénique, etc. destinés à l’entrée d’une « aide humanitaire »… au Venezuela. Une grande amitié vient de naître. Tegucigalpa participe avec enthousiasme au Groupe de Lima – organisme multilatéral créé par Washington pour tenter d’imposer un changement de régime au Venezuela [9]. En septembre 2019, Hernández en personne participe à la 74e session de l’Assemblée générale des Nations Unies. Monté à la tribune, il y accuse le régime de Nicolás Maduro de mener « une guerre de quatrième génération » cherchant la déstabilisation du Honduras, en fonction d’« intérêts obscurs » pour lesquels le chef d’Etat bolivarien dispose d’un associé… l’ex-président Manuel Zelaya.
Derrière ce pathétique rideau de fumée, une autre réalité se dessine : jadis « République bananière », le Honduras s’est transformé en un narco-Etat.
Narcos : l’exemple vient de haut
Années 1980. Le gouvernement civil ne peut faire illusion : il n’y a pas de démocratie au Honduras. Washington y fait la loi par Forces armées interposées. Vigoureusement anticommuniste, le président Roberto Suazo Córdova (Parti libéral) s’est déclaré d’accord avec Ronald Reagan pour stopper la subversion en Amérique centrale. Quant à l’homme fort du pays, le général Gustavo Álvarez, le colonel à la retraite Leonidas Torres Arias a dit de lui (avant de prendre le chemin de l’exil) : « Il est le plus fervent partisan de la remise du Honduras aux Etats-Unis pour qu’ils fassent du pays une base militaire d’où seraient lancées des aventures belliqueuses pouvant dégénérer en chaos sanglant [10]. » Au cœur de la cible de cet axe belliqueux : le gouvernement sandiniste au Nicaragua, les guérillas au Salvador et au Guatemala [11].
Le 1er mai 1985, le républicain Ronald Reagan ira jusqu’à signer un décret faisant du Nicaragua « une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des Etats-Unis », déclarer une « urgence nationale » et un embargo commercial pour « faire face aux cette menace » [12]. En 2015, pile trente ans plus tard (à deux mois près), le démocrate Barack Obama fera exactement la même chose avec le Venezuela.
Pour renverser le sandinisme, 20 000 contre-révolutionnaires – les « contras » – utilisent le territoire hondurien. Ils y ont établi leur base dans les huit campements de leur « Nueva Nicaragua » (Nouvelle Nicaragua). C’est de là qu’ils lancent leurs incursions meurtrières contre le pays voisin. Dès leur apparition, au début des années 1980, ces « combattants de la liberté » chers à Reagan ont reçu un soutien financier et militaire du gouvernement des Etats-Unis. Toutefois, en 1984, après avoir découvert que la CIA avait miné en secret les ports nicaraguayens, le Congrès des Etats-Unis, à travers l’amendement Boland, interdit formellement à l’Exécutif d’apporter toute aide autre qu’humanitaire aux « contras ».
Afin de poursuivre la guerre contre Managua, Reagan et le Conseil de sécurité nationale (CSN) organisent clandestinement le financement de leurs protégés à partir de deux sources : des ventes illégales d’armes à l’Iran (pays alors sous embargo) et… le trafic de drogue. Avec la collaboration de la CIA et d’exilés cubains de Miami, le cartel de Medellín et ses têtes d’affiches – Pablo Escobar, Gonzalo Rodríguez Gacha – acheminent des tonnes de cocaïne aux Etats-Unis, via notamment le Honduras [13].
La découverte de ces divers trafics donne lieu au scandale dit de l’Iran-Contra au terme duquel sont, entre autres, condamnés l’homme du CSN, le lieutenant-colonel Oliver North, et le sous-secrétaire d’Etat pour l’Hémisphère occidental Elliott Abrams. C’est ce même Abrams qui, gracié par George H. Bush (père), rejoignit l’administration de George W. Bush (fils), soutenant avec enthousiasme la guerre en Irak, avant d’être nommé Représentant spécial pour le Venezuela en 2019 par Donald Trump, afin d’accompagner l’aventure erratique du président imaginaire Juan Guaido pour renverser Maduro.
Le terreau, il faut le dire, était fertile. En août 1978, le Honduras avait vu arriver au pouvoir le général Policarpo Paz García, au terme d’un « coup d’Etat de la cocaïne » appuyé par le seigneur de la drogue hondurien Juan Matta-Ballesteros. Dès lors, l’armée et les services secrets avaient protégé le trafic de ce caïd. Lorsque le pays devint une vaste base d’opération américaine destinée à renverser le gouvernement sandiniste, Matta-Ballesteros s’inséra tout naturellement dans le dispositif. De sorte que, quand Paz García fut remplacé par Suazo Córdova (27 janvier 1982), les Douglas C-47 et DC-6 de la compagnie d’aviation SETCO, que dirigeait Matta-Ballesteros, continuèrent à voler du Honduras vers les Etats-Unis (via le Mexique et le cartel de Guadalajara), bourrés de la cocaïne du cartel de Medellín, puis des Etats-Unis vers le Honduras chargés d’armes destinées à la « contra ». Pour éviter toute malencontreuse interférence, la CIA réussit en 1983 à faire fermer l’antenne de la Drug Enforcement Administration (DEA ; agence anti-drogue américaine) implantée à Tegucigalpa.
En mars 1988, le procès de l’Iran-contra dévasta l’ensemble de l’édifice d’appui à la « contra ». Devenu encombrant, Matta-Ballesteros fut arrêté en avril à Tegucigalpa par des agents de la DEA et extradé de la capitale hondurienne vers les Etats-Unis (après une escale, comme il se doit, sur la base militaire de Palmerola). Un an plus tard, en 1989, un autre grand ami de Washington, de la CIA et des « narcos » subit le même sort au Panamá : le général Manuel Antonio Noriega (mais, cette fois, l’arrestation du trafiquant fit 4 000 morts, du fait de l’intervention militaire des Etats-Unis).
Bref, dans le registre « mise hors circuit des complices devenus inutiles », il existe quelques précédents auxquels, manifestement, « JOH » n’a jamais vraiment réfléchi.
A partir du début des années 1990, l’attention se concentre sur le suivi des accords de paix au Nicaragua (élections de 1990), au Salvador (1992) et au Guatemala (1996). En matière de narcotrafic, la trêve est de courte durée. En renforçant les mesures de contrôle dans la Caraïbe pour interrompre le transit de la « coke », la mise en œuvre par Washington du Plan Colombie en 1999 déplace le trafic vers l’Amérique centrale [14]. A mi-chemin entre la Colombie et le Mexique, possédant des frontières avec trois pays – le Nicaragua, le Salvador et le Nicaragua –, des côtes sur la Caraïbe (à l’est) et le Pacifique (à l’ouest), le Honduras, de par sa position géographique, est hautement stratégique pour le crime organisé. D’autant que son oligarchie a tendance à montrer une certaine souplesse…
Le 14 mars 2004, un bimoteur chargé d’une tonne de cocaïne et provenant de Colombie atterrit sur une propriété située à Farallones (côte nord du Honduras). La « finca » appartient au grand propriétaire terrien et homme d’affaires Miguel Facussé, l’un des hommes les plus puissants du pays. Déchargée de l’appareil, la « coke » est transférée dans une caravane de véhicules accompagnée d’une trentaine d’hommes lourdement armés. L’avion est brûlé en plein jour, un bulldozer enterre sa carcasse. C’est la troisième fois en quinze mois qu’un incident de ce type a lieu, note dans un câble confidentiel l’ambassadeur des Etats-Unis Larry Leon Palmer tout en rapportant que la propriété de Facussé « était fortement surveillée, ce qui rend “questionnable” la version selon laquelle des étrangers auraient pu y pénétrer et utiliser la piste d’atterrissage sans autorisation », sachant par ailleurs « que Facussé était présent (…) au moment où ont eu lieu les faits [15] ». Pas de panique : le câble demeure confidentiel, le diplomate garde l’information pour lui et son gouvernement. Pour Facussé – qui roule en Ferrari, possède plusieurs résidences de luxe et qui, dans cinq ans, sera l’un des hommes clés du coup d’Etat contre Zelaya – tout est bien qui continue bien.
C’est après ce « golpe » de 2009 que la situation va totalement dégénérer. D’après un rapport de l’Office des Nations unies pour la prévention du crime, « à la suite du coup d’Etat, les forces de sécurité ont sombré dans le désordre, les ressources ont été détournées pour maintenir l’ordre et l’aide américaine à la lutte contre les stupéfiants a été suspendue [16] ». Selon les différentes estimations, 75 % de la drogue venue d’Amérique du sud et en route vers le Mexique par la voie aérienne transite alors par le Honduras. Le 1er septembre 2011, avec une ironie amère, le ministre de la Sécurité Óscar Álvarez dénonce « qu’au moins dix officiers de la Police nationale se sont transformés en “contrôleurs aériens” permettant l’atterrissage de narco-avions qui transportent de la drogue du sud du continent jusqu’en Amérique du Nord [17] ». Álvarez se plaint de ne pas disposer du soutien financier nécessaire pour pouvoir apporter les changements souhaitables dans le secteur de la sécurité.
Ce pavé dans la mare ne passe pas inaperçu : huit jours plus tard, Álvarez démissionne, à la demande du président Porfirio Lobo. La mesure fait grand bruit. Lobo explique que son ancien ministre a été démis de ses fonctions pour avoir présenté une loi d’épuration de la police au Congrès, sans l’avoir préalablement consulté. Lobo ajoute que le projet de décret violait les droits (des policiers) garantis par la Constitution.
Série noire : le 7 décembre, un autre ex-ministre de la Sécurité, Alfredo Landaverde, qui critiquait également la corruption croissante de la police, est abattu dans son auto.
Mosquitia blues…
Si la situation se dégrade, ce n’est pourtant pas faute de « spécialistes » de terrain. Depuis le « golpe », ils poussent plus vite que les champignons hallucinogènes. Principale nouveauté : des membres des Forces spéciales de l’armée colombienne opèrent dans le pays. Plus classiquement, la DEA possède trois bases où elle instruit et forme les forces locales. Avec son millier d’hommes, Soto Cano (Palmerola) est toujours la forteresse US la plus importante d’Amérique centrale. Une base navale également américaine a fait son apparition au nord-est du département de Gracias a Dios (la Mosquitia), frontalier avec le Nicaragua.
Bordée par la Caraïbe, immense jungle tropicale isolée, peu peuplée et abandonnée par l’Etat, la Mosquitia a tout d’un paradis pour les « narcos ». La majorité des pistes clandestines qui zèbrent le Honduras ont été ouvertes dans les ondulations de son immense forêt. De là, la drogue remonte vers le nord en slalomant entre les îles de la mer des Antilles, direction le Golfe du Mexique, ou par l’intérieur des terres – Tocoa, Trujillo, La Ceiba, San Pedro Sula et finalement Copán, à proximité de la frontière du Guatemala.
Avant cette intrusion, les 70 000 habitants Miskitos [18] du département menaient une vie modeste, pour ne pas dire nécessiteuse, mais relativement paisible, faite de pêche, de chasse, de cueillette et de coupe du bois. L’argent de la drogue a tout changé. Les pirogues et embarcations ont remplacé leurs moteurs de 15 chevaux par des monstres de 200 chevaux. Les transports sont plus rapides. Les pêcheurs ont délaissé leur bien peu rémunératrice activité pour des transports « charters » de stupéfiants. L’économie locale s’est emballée, le commerce a explosé. Un tel « boom » attirant des Honduriens d’autres régions, les liaisons aériennes se sont multipliées. Les nouveaux arrivants ont acquis ou volé de grandes étendues de terres, vite clôturées – quand la propriété des Miskitos était traditionnellement collective. Fermes et zones agricoles ont mité les forêts. La violence s’est étendue. A la tête de fortes sommes d’argent qu’ils ne peuvent entièrement recycler à l’intérieur du Honduras, les « narcos » les ont mobilisées pour s’emparer de vastes territoires – trompant ou menaçant les dirigeants des communautés.
Celles-ci ne sont pas les seules visées. Les narcotrafiquants contrôlent également, mais en mode moins violent, les militaires. Pour peu qu’ils laissent passer les cargaisons de drogue sans entrave, ceux-ci reçoivent des paiements en espèces, l’accès à des événements sociaux et à des prostituées prépayées. Jusqu’à 100 000 dollars changent de poche pour prévenir la détection radar d’un avion, 65 000 dollars évitent le décollage d’un appareil militaire pour intercepter les vols de « blanche » dans le ciel bleu. Si les militaires acceptent de quitter momentanément leur zone, les paiements peuvent être plus élevés.
Le 11 mai 2012, à l’aube, quatre hélicoptères dans lesquels des agents de la DEA accompagnent des membres de la Police nationale survolent les eaux de la Mosquitia, près d’Ahuas, un hameau de baraques en bois. En surface vogue une vedette rapide occupée par un autre agent de la DEA et deux policiers honduriens. Les hélicos opèrent dans le cadre de l’« Operación Yunque » (Opération Enclume) destinée à repérer les vols et atterrissages suspects. Cinq jours auparavant, après une fusillade, une vedette de narcotrafiquants a réussi à s’échapper. Du haut du ciel, les fonctionnaires repèrent une embarcation. Un hélicoptère plonge, la vedette de la DEA se déroute. Contact établi. Coups de feu. Plus tard, Hilda Lezama, l’une des passagères de la « Lancha-Taxi » (bateau-taxi) racontera : « Nous revenions d’un voyage avec des pêcheurs. Nous avions voyagé de nuit pour éviter la chaleur. Nous avons entendu les hélicoptères au-dessus de nous, mais nous ne pouvions pas les voir. (…) Ils auraient pu nous laisser atteindre le quai et ensuite fouiller le bateau, mais au lieu de cela, ils nous ont tiré dessus [19]. » Bilan : deux femmes enceintes de 25 et 26 ans, un adulte et un enfant de 14 ans ont été tués, quatre autres passagers gravement blessés.
Que se passe-t-il ensuite ? Question idiote. Il s’est agi d’un affrontement entre forces de l’ordre et « narcos ». Sans même se rendre sur les lieux, le ministre des Affaires étrangères Arturo Corrales déclare que les agents de la DEA et les policiers ont agi « en état de légitime défense ». Après « enquête préliminaire » des autorités honduriennes, l’ambassadrice des Etats-Unis à Tegucigalpa, Lisa Kubiske, estime qu’« il n’y a eu aucun acte répréhensible ». Porte-parole du Département d’Etat américain, Victoria Nuland conclue en disant que des fonctionnaires de la DEA ont bien participé à l’action « dans un rôle d’appui », mais qu’ « aucun n’a utilisé une arme à feu » (deux ans plus tard, la même Nuland sera en Ukraine où, au plus fort des manifestations contre Viktor Yanoukovitch, elle distribuera des sandwiches aux manifestants de la place Maïdan) [20].
Durant cinq années, la DEA va prétendre qu’elle n’a eu aucune responsabilité dans le drame. La vérité émergera malgré tout. Il n’y a pas eu d’échanges de coups de feu. Aucune balle n’a touché ni l’hélicoptère ni la vedette impliqués dans l’interception [21]. Il faudra attendre 2017 pour que le Département d’Etat reconnaisse l’innocence des personnes abattues. Compte tenu de l’immunité accordée aux agents étatsuniens et du verdict de la justice hondurienne, qui a jugé innocents les tireurs de la Police nationale, on en est resté là.
Le cartel de Los Valle
En mars 2011, les autorités découvrent un laboratoire de fabrication de cocaïne dans les montagnes proches de la capitale économique du pays, San Pedro Sula. Le premier, en Amérique centrale, capable de produire une tonne de « coke » par mois, à partir de pâte base [22] importée. En juillet, des garde-côtes américains interceptent un « narco-sous-marin » dans les eaux internationales, à proximité du Honduras. Scandé de destruction de pistes clandestines – 81 en 2012 dans les départements de Gracias a Dios, Olancho et Yoro –, le « business » suit son cours. En janvier 2012, le président Lobo se réunit à Miami avec la sous-secrétaire d’Etat pour l’Amérique latine, Roberta Jacobson. Le hasard faisant bien les choses, le Congrès hondurien réforme la Constitution le lendemain. A portes fermées, pour éviter les représailles des criminels, les 128 députés de cinq familles politiques introduisent la possibilité d’extrader les Honduriens accusés de narcotrafic, terrorisme et crime organisé dans le texte fondamental de la Nation. Washington apprécie.
En juillet 2012, près de l’île de Guanaja (Iles de la Baie), un appareil militaire A-37 décollé de La Ceiba intercepte un « narco-avion ». Oubliant procédure et protocoles destinés à avertir l’aéronef suspect qu’il doit atterrir, le pilote militaire l’abat sans sommations. C’est le second qui subit le même sort en quelques temps. Cette fois, les Etats-Unis n’apprécient pas. Ils suspendent l’échange des informations recueillies par leurs radars. L’incident coûte son poste au chef des Forces aériennes honduriennes (FAH), le général Ruiz Pastor Landa.
Nouveau coup de poing sur la table en septembre 2013 : Washington exerce une forte pression sur le gouvernement hondurien pour qu’il confisque les propriétés de la famille Valle. De modestes résidences et biens immobiliers estimés entre 500 et 800 millions de dollars.
Copán : région montagneuse coincée entre le Salvador et le Guatemala, à l’ouest du Honduras. L’un des départements les plus pauvres du pays. Champs de maïs, caféiers et pâturages y cohabitent avec des plantations de marijuana. La base d’opération de la famille Valle se situe à El Espíritu, village lové en pleine forêt, à une heure à pied d’une frontière guatémaltèque peu surveillée. Moins bien surveillée en tout cas qu’El Espíritu, bled de quelques milliers d’habitants, certes, mais parcouru d’automobiles de luxe et ponctué de résidences que protègent des caméras de sécurité. La famille dont il est question : Miguel Arnulfo Valle Valle (le chef) assisté de ses deux frères Luis Alfonso et José Reynerio ; Digna Azucena Valle Valle, la frangine, joue également un rôle important dans l’organisation.
Les Valle ont démarré leurs activités en travaillant avec des rescapés de la bande de Ramón Matta Ballesteros. Depuis la moitié des années 2000, avec leurs partenaires, ils ont établi un centre de transit de la drogue en provenance d’Amérique du sud. Entre 5 et 20 tonnes de cocaïne en partent chaque année pour les Etats-Unis, si l’on en croit le Département du trésor américain. Les méthodes : violence brutale et corruption. Un allié stratégique de toute première importance : Joaquín « El Chapo » Guzmán, chef mexicain du cartel de Sinaloa. Il est arrivé à Guzmán, pourchassé, de se réfugier un temps sur le territoire des frères Valle, ce qui leur vaut prestige et entregent.
Outre le « business », la famille Valle possède des « fincas » dédiées à la culture du café et à l‘élevage du bétail, des gymnases, des centres commerciaux, plusieurs hôtels dans la capitale départementale Santa Rosa de Copán et une chaine de télévision par câble [23].
La chance des Valle tourne le 20 juillet 2014. Pas au Honduras, aux Etats-Unis. Digna est arrêtée par des agents fédéraux US dans l’Aéroport international de Miami. Du coup, les autorités honduriennes se hâtent de saisir une cinquantaine des entreprises et propriétés de la famille. Aux Etats-Unis, la procédure judiciaire dure très peu de temps. Digna convient avec les procureurs fédéraux de plaider coupable pour des accusations minimales : « conspiration pour le trafic de 5 kg de cocaïne ». Elle écope de onze ans de prison. Puis « parle beaucoup », ce qui lui permet de voir sa peine réduite à quatre ans et demi.
Trois mois plus tard, deux de ses frères, Luis Alfonso y Miguel Arnulfo Valle Valle, sont capturés par les forces de sécurité honduriennes. Ils embarquent le 18 décembre dans un Beechcraft B300 SuperKing appartenant au Département de la Justice US, direction les geôles des Etats-Unis. La préparation et la mise en œuvre de l’opération qui a mené à leur arrestation avaient été maintenues secrètes par le chef de la Police nationale Ramón Sabillón. Le président Hernández et son ministre de la Sécurité, Arturo Corrales, lui demandent immédiatement… sa démission. Qu’il refuse de présenter. Il est donc destitué – presque à l’identique, une répétition de la renonciation en 2011, à la demande du président Porfirio Lobo, du ministre de la Sécurité Óscar Álvarez, trop prolixe sur la pénétration des « narcos » dans la police. En 2016, menacé de mort, Ramón Sabillón devra fuir le pays. Mais le cartel de Los Valle a cessé d’exister.
Les Cachiros
D’autres frères ambitieux : Javier Eriberto Rivera Maradiaga (le chef) et Leonel Rivera Maradiaga (plus de nombreux membres de leur entourage). Le disparition des Valle fait définitivement d’eux les seigneurs et maîtres du « narconegocio » au Honduras. Ils existent toutefois depuis bien plus longtemps. Ils ont commencé par voler du bétail. Puis se sont développés. Jusqu’à faire irruption dans le « business » en 2004, après l’élimination d’un caïd, pionnier du cartel de l’Atlantique, Jorge Aníbal Echeverría Ramos, dit « Coque ». Survivant à deux tentatives d’assassinat, celui-ci fut finalement exécuté, avec la complicité évidente des autorités pénitentiaires, dans l’hôpital d’une prison de haute sécurité.
En mai 2013, le président Barack Obama en personne s’agace de l’existence et de la dangerosité des Cachiros. La justice et la police honduriennes n’avaient manifestement jamais entendu parler d’eux ! Par la même occasion, apparaissent au grand jour cinq des entreprises qui leur appartiennent et servent à « blanchir » l’argent [24]. Le 20 septembre suivant, Opération Neptune : la police hondurienne procède à la saisie d’hôtels, de demeures luxueuses, de stations service et du plus grand parc zoologique d’Amérique centrale – le tout pour une valeur de 500 millions de dollars, si l’on en croit l’ambassadrice des Etats-Unis Lisa Kubiske. En revanche, les 71 comptes bancaires repérés et confisqués se sont révélés vides. Directeur de la police hondurienne, Humberto Palacios en conclue que des policiers ont prévenu les membres du cartel, ce qui leur a permis de mettre le contenu des comptes à l’abri.
Trop de remue-ménage. Par crainte d’être assassinés les frères Maradiaga négocient et se rendent à la DEA en janvier 2015. Pendant son jugement, Devis Leonel admet avoir participé à l’exécution de 78 personnes – dont le tzar anti-drogue Julián Arístides Gonzáles, le conseiller à la Sécurité nationale Alfredo Landaverde et le journaliste Aníbal Barrow. Puis il commence à livrer quelques noms appartenant à l’élite politique et économique du pays. D’aucuns ne le savent pas encore : les véritables ennuis viennent de commencer.
Tout est dans tout (et vice-versa)
El Paraíso, 20 000 habitants, à proximité du Guatemala. A l’origine, une bourgade plutôt misérable, à l’image du département du Copán. Après 2005, transformation totale : une mairie à l’architecture s’inspirant du Palais présidentiel, avec héliport sur la terrasse, bâti en 2011 pour 900 000 dollars ; un marché municipal d’un million de dollars ; une soixantaine de rues pavées… A l’origine du miracle : Alexander Ardón, rebaptisé par lui-même « le roi du pueblo ». Ardón n’a pas fait d’études. Ardón a débuté sa vie professionnelle en pratiquant la contrebande de bétail et de café vers le Guatemala. Ardón a progressé en faisant la « mule » pour le transport de drogue. Ardón a ensuite réussi fort honnêtement. A qui lui pose la question en 2013, il répond que sa richesse et celle de son « pueblo » viennent « de la vente de lait et du commerce transfrontalier ». Les sceptiques prétendent qu’il est l’un des principaux mafieux de la région. Les mieux informés savent qu’il a des liens étroits avec le cartel de Sinaloa et la famille Valle. Ardón a en tout cas accumulé les millions. Il pressent que, pour les protéger, il doit accéder au pouvoir politique. Il se présente en 2005 à l’élection municipale pour le compte du Parti national. Grâce au poids que lui donne sa fortune et sa réputation, il est élu sans opposition. En 2010, Ardón soudoie les députés de Copán pour qu’ils votent Juan Orlando Hernández lors de l’élection à la présidence du Congrès. Ardón, il le révélera plus tard, tue ou fait tuer 56 personnes. Ardón se déplace dans une auto blindée, accompagné de gardes armés…
Le 10 avril 2013, le Département du Trésor gèle tous les avoirs aux Etats-Unis de l’homme d’affaires José Miguel « Chepe » Handal. Celui-ci est alors candidat au Congrès pour le département de Cortés en vue des élections générales qui doivent avoir lieu en novembre. Lors de ces élections, Mayra Lemus, épouse de Luis Alonso Valle, aspire pour le Parti libéral au poste de vice-mairesse de Florida (Copán). Elle est élue sur la liste dirigée par Rember Cuestas Valle, un cousin du clan Valle Valle.
Peu de temps auparavant, les huit pré-candidats de ce même Parti libéral à la magistrature suprême avaient participé à un forum « Les défis du libéralisme », parrainé par la Fondation Friedrich-Naumann pour la Liberté [25]. Parmi les acteurs de ce forum figurait Yani Rosenthal, membre d’une famille au pouvoir politique, économique et médiatique impressionnant. Lorsque vint son tour de parole, Mauricio Villeda, l’un de ses camarades de parti, lança un pavé dans la mare : « Nous avons le défi d’enterrer le crime organisé. Il y a déjà, et je vais le dire clairement, des députés qui sont des narco-députés, des maires qui sont des narco-maires et nous ne voulons pas de narco-partis (…) Il y a des camarades qui savent qu’ils ont un narco-député à leurs côtés, et personne mieux que les maires décents ne sait que parfois ils ont un narco-maire à côté d’eux. » Ce, dans le jardin des Honduriens.
Car, en septembre 2013, ce ne sont pas ses compatriotes que met en cause le vice-président du Congrès Marvin Ponce (Union démocratique) quand il reproche à l’ambassade des Etats-Unis à Tegucigalpa de connaître les individus qui blanchissent de l’argent tout en les invitant à ses réceptions diplomatiques : « Je suis allé à la fête de l’ambassade et j’y ai rencontré beaucoup de gens effrayants, déclare, sans citer de noms, le député. Il y avait pas mal de ces personnes, y compris des banquiers, des hommes d’affaires, des politiciens, des magistrats, des avocats et même des procureurs qui sont de connivence avec le crime. Là, ils mangeaient de la nourriture gringa et buvaient des bières américaines ; il me semble qu’en ce sens, il y a deux poids deux mesures de la part de l’ambassade des Etats-Unis [26]. »
Deux mois plus tard, dans la dernière ligne droite précédant les élections, l’ambassadrice américaine Lisa Kubiske et le chef adjoint de la Mission d’observation de l’Union européenne, José Antonio de Gabriel, s’interrogent sur l’origine des fonds qui financent la campagne. Tandis que Gabriel exprime son aspiration à entendre les hommes politiques dire « regardez, je dépense tant et j’ai obtenu cela de cette façon », le président du TSE, David Matamoros, se défend : « C’est une question que nous avons toujours soulevée, mais ce n’est pas une question que nous pouvons résoudre. La loi ne nous donne pas le pouvoir d’auditer leurs fonds, d’intervenir dans leurs comptes. » En ce qui la concerne, l’ambassadrice Kubiske se contente d’un très lénifiant : « Le problème est qu’il n’y a pas beaucoup de transparence en termes de financement de la campagne, il est donc très difficile de dire avec certitude ce qui se passe [27] ». Quelques jours plus tard, les trois entérineront sans états d’âme un scrutin manifestement manipulé au détriment de Xiomara Castro.
Après une réunion avec Barack Obama, « JOH », récemment élu, rencontre à Miami en août 2014 le chef du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis, John F. Kelly. Sur le thème de la « prévention du narcotrafic » participent à l’entrevue de hauts représentants de l’USAID, du Département d’Etat et du Homeland Security (Département de la Sécurité intérieure des Etats-Unis). Quelques mois plus tard, chargé d’appliquer l’ « Opération Marteau », une stratégie de combat du narcotrafic dans l’Atlantique et le Pacifique, Kelly ne tarit pas d’éloges sur son nouveau collaborateur et ami : « Je pense que l’effort est incroyable, mené par le président Hernández, ses ministres, ses militaires, sa police ; depuis que le président est au pouvoir, la coopération qui existe entre le commandement sud des Etats-Unis et le Honduras est très bonne, y compris, bien sûr, [avec] l’ambassadeur [James] Nealon et tout le groupe américain qui se trouve à Tegucigalpa ; la coopération entre les Etats-Unis et le Honduras est donc très positive et efficace [28]. »
Tremblement de terre sur l’oligarchie
Haïti, 20 mai 2015 : piégé, intercepté et arrêté par des agents de la DEA qui se sont fait passer pour des « narcos », Fabio Lobo Lobo, fils de l’ex-chef de l’Etat hondurien, est immédiatement expédié aux Etats-Unis. D’après les quelques informations qui filtrent, il se trouvait sous surveillance depuis plusieurs années, antérieures à l’arrivée de son père à la présidence, pour ses liens avec les Cachiros. Deuxième bombe au mois d’octobre suivant : en descendant de l’avion sur l’Aéroport international de Miami pour rendre visite à deux de ses fils qui étudient aux Etats-Unis, Yankel Rosenthal est arrêté. En juin, il était encore ministre de l’Investissement de « JOH ». Seulement, devant leurs interrogateurs, les ex-« capos » des Cachiros, les frères Devis Leonel et Javier Rivera Maradiaga, ont beaucoup « balancé ». Selon le bureau du procureur du district Sud de Miami, Rosenthal, à travers son Grupo Continental (ou Continental Group), « a cherché à blanchir de l’argent en achetant des biens immobiliers aux USA et en faisant des contributions politiques au Honduras » entre 2004 et 2015.
Sans chercher à finasser, Yankel plaide coupable. A travers sa banque, il a bien blanchi de l’argent des Cachiros. De révélation en révélation, tous les notables de la richissime famille Rosenthal – propriétaire entre autres de Banco Continental, d’usines de sous-traitance (« maquiladoras »), d’un empire sucrier, d’un club de football (le CD Marathón de San Pedro Sula), d’un élevage de… crocodiles, du quotidien Tiempo et du Canal 11 de télévision (ardents préparateurs et accompagnateurs du coup d’Etat de 2009) – se retrouvent emportés par la tourmente : Jaime Rosenthal Oliva, le patriarche (79 ans), ex-vice-président de la République (1986-1989) et son cousin Yani Rosenthal Hidalgo, ministre de la présidence en 2006 et 2007 (dans le gouvernement de Manuel Zelaya), député, pré-candidat du Parti libéral à la présidentielle de novembre 2013. Des liasses de leurs dollars ont atterri dans des sociétés offshore – Shalimar, Ltd. ; Desland Overseas, Ltd. ; Investissements Preyden, Ltd. – situés dans les îles Vierges britanniques, mais aussi dans des établissements américains de Floride – Inverciones Continental U.S.A., Corp. ; Shalimar Real Estate Holdings II, Inc ; Shalimar Real Estate Holdings III, Inc [29].
Plus rapide que son ombre, sans même avoir reçu des Etats-Unis un quelconque document d’accusation pertinent, le Ministère public hondurien saisit vingt sociétés commerciales appartenant à la famille Rosenthal, ainsi que des actifs mobiliers et immobiliers, dont la Banco Continental, qui est liquidée. L’ambassadeur américain félicite le pouvoir pour sa « promptitude » à asséner un coup fatal au narcotrafic. Ce tsunami financier a de douloureuses conséquences. Sur les 9 000 crocodiles de l’élevage de Grupo Continental, près de 200 meurent de faim après avoir manqué de nourriture pendant quarante jours, s’émeuvent les médias. Le licenciement de 11 000 employés passe plus inaperçu.
Le 20 janvier 2018, Yankel Rosenthal sera condamné à vingt-neuf mois de prison par une Cour fédérale de Manhattan. Entre temps, Yani s’était rendu aux autorités étatsuniennes. En décembre 2017, il fut condamné à trois années d’incarcération et à une amende de 3 millions de dollars.
En liberté, n’observant que quelques pause-café entre deux carnages, les « capos » du narcotrafic terrorisaient et leurs rivaux et la population. Sous les verrous, ce sont les politiques et les fonctionnaires publics qu’ils font désormais trembler.
Le 12 octobre 2016, un capitaine de l’armée de terre, Rodríguez Orellana, révèle à Radio Globo qu’il a été convoqué à l’ambassade des Etats-Unis trois jours auparavant pour une « rencontre » avec un agent de la DEA. Après l’avoir accusé de participer à un plan pour assassiner l’ambassadeur, l’agent a fait pression sur lui, affirme Orellana, pour qu’il donne des informations sur Juan Antonio « Tony » Hernández, le frère du président. Ce dernier réagit vivement : il s’agit là « d’une campagne obscure de secteurs qui veulent déstabiliser [son] gouvernement ». En ce qui le concerne, « Tony » s’indigne, dans le registre du chasseur chassé : « Ce qui est dit sur mon implication dans des activités illégales est faux. Il n’est pas possible qu’on trouve normal que les canards veuillent tirer sur les fusils ! »
Les temps ne sont pas à l’insouciance. Le 4 septembre 2017, Fabio Lobo va être condamné par un juge fédéral de Manhattan à 24 ans de prison pour sa participation au trafic de drogue en lien avec les Cachiros. En mars, son père l’ex-président Porfirio Lobo a été mis en cause par un ancien narcotrafiquant qui a affirmé lui avoir versé entre 450 000 et 550 000 dollars de pots-de-vin en échange de sa protection et de futurs contrats publics.
En 2018, d’après les chiffres officiels, les autorités honduriennes ont détruit 54 pistes d’atterrissage clandestines. En assumant en janvier la direction de la Police nationale, José David Aguilar Morán s’est engagé à continuer l’épuration de l’institution. Une déclaration d’autant plus digne d’éloges que, en 2013, d’après des sources confidentielles, Aguilar aurait fait escorter par des policiers corrompus un camion-citerne dans lequel étaient dissimulés 780 kilos de cocaïne appartenant à Wilter Blanco (ultérieurement condamné en Floride à 20 ans de prison).
La suite se déroule, comme il se doit, dans l’inévitable Aéroport international de Miami ! « Tony » Hernández y est arrêté le 23 novembre alors qu’il se prépare à aborder un vol international. Ses anciens « amis » ont été prolixes. Chacun a apporté sa pierre à l’édifice. Víctor Hugo Díaz Morales, alias « El Rojo », « narco » capturé en 2017 par la DEA au Guatemala. Les Valle Valle. Les frères Maradiaga, ex-chefs des Cachiros. Alexander Ardón, le maire d’El Paraíso qui, sentant le vent tourner, ayant le sentiment que « JOH » ne protège plus personne, s’est spontanément livré à la justice américaine.
Au cours de son premier interrogatoire, « Tony » évoque quelques arbres pour éviter d’exposer la forêt. Oui, il s’est fait offrir des montres Rolex, des pistolets et un pur-sang péruvien par des narcotrafiquants [30]. Très vite, le procès bascule. Des révélations faites à la barre par les caïds, il ressort que, s’il n’est pas un « capo » au sens propre du terme, « Tony » Hernández leur a offert sa protection et facilité leurs opérations en échange de généreux dons aux campagnes du Parti national, dont celles de son frère « JOH ». Vertigineux, explosifs, chiffres et détails se succèdent. Pour ne citer que lui, Ardón assure que « Tony » l’a aidé à expédier entre 30 et 40 tonnes de cocaïne entre 2010 et 2018, mais aussi qu’il a reçu un million de dollars du redoutable Joaquín « el Chapo » Guzmán, en 2013, pour la campagne présidentielle de « JOH ».
« Tony » Hernández est reconnu coupable en octobre 2019 d’avoir expédié quelque 185 tonnes de cocaïne aux Etats-Unis. Son nom ayant été abondamment cité, « JOH » affirme que tout cela est « à 100 % faux, absurde et ridicule ». A quelques détails insignifiants, on peut néanmoins deviner que le feuilleton n’est pas définitivement clos. Le 20 octobre, un semaine après la condamnation de « Tony », le « narco » Nery López Sanabria est assassiné à coups de couteaux et de pistolets par d’autres détenus dans une prison de haute sécurité de l’ouest du Honduras. Des livres de compte – les « narcolibretas » – confisqués lors de son arrestation avaient fait de lui un témoin clé contre « Tony » Hernández et étaient susceptibles d’impliquer le chef de l’Etat. Quelques minutes avant sa mort, une caméra de sécurité avait filmé Sanabria en train de discuter avec le directeur de la prison, Pedro Ildefonso Armas. Deux mois plus tard, ce dernier sera exécuté par deux « sicarios » à moto.
C’est finalement le 30 mars 2021 que « Tony » Hernández a été condamné à la prison à perpétuité. « Il était député du Congrès du Honduras et aurait pu utiliser son pouvoir pour de bonnes causes, a souligné alors le juge Kevin Castel, mais il a choisi une direction totalement opposée. Il a conspiré avec son frère, le président du Honduras. Il a provoqué des actes brutaux de violence. Il a canalisé l’argent de la drogue vers des campagnes du Parti national, en échange de promesses de protection aux narcotrafiquants. » Durant tout le procès, « JOH » est apparu sous le nom de code CC-4 (co-conspirateur 4). Cette fois, les choses sont dites sans circonvolutions. Au Honduras, la directrice du Conseil national anti-corruption (CNA), Gabriela Castellanos, a déjà exigé du chef de l’Etat qu’il « présente sa démission de façon irrévocable » et qu’il se soumette à la justice. Becs et ongles, celui-ci se défend en mettant en cause les témoignages qui l’incriminent : dans la grande tradition du système étatsunien, plus des détenus dénoncent et chargent des personnages importants, plus ils peuvent obtenir des réductions de peine (argument qui, d’ailleurs, ne peut être écarté d’un revers de main). Avocat de la défense de « Tony » Hernández, Avi Moskowitz a, dans ce registre, attaqué durement la crédibilité des « témoins coopérants » du gouvernement des Etats-Unis, en particulier celle du chef des Cachiros, Leonel Rivera Maradiaga, non encore jugé, mais qui risque 30 années prison : « Cet homme doit être la personne la plus vile et la plus méprisable que nous ayons jamais rencontrée, dans quelque domaine que ce soit. Et c’est la personne que le gouvernement [des Etats-Unis] a mis à la barre des témoins, et qu’il a demandé de croire au-delà de tout doute raisonnable. Un homme qui n’a aucune morale, aucun scrupule et probablement aucune âme… » Argument non retenu.
Ils sont mouillés dans toute une série d’affaires plus sombres les unes que les autres. Début juillet 2021, le département d’Etat a ajouté Porfirio Lobo et son épouse à sa liste « d’acteurs corrompus et antidémocratiques », ce qui les empêche d’entrer légalement aux Etats-Unis. Le secrétaire d’Etat Anthony Blinken s’est fendu d’un communiqué sibyllin : « Alors qu’il était en fonction, le président Lobo a accepté des pots-de-vin de l’organisation de narcotrafiquants « Los Cachiros » en échange de faveurs politiques. Bien que ses actes de corruption aient porté atteinte à la stabilité des institutions démocratiques du Honduras, l’ancien président Lobo n’a pas encore été condamné et Rosa Lobo a été libérée de prison en attendant un nouveau procès. » Lourds nuages sur le couple, même si, pour l’heure, le ministère de la Justice américain n’a pas procédé à la confiscation de ses biens immobiliers en Floride.
Pensant un temps pouvoir échapper au pire grâce à l’impunité octroyée par son siège au Parlement centraméricain (Parlacen), auquel la fonction d’ex-chef de l’Etat donne automatiquement accès, Juan Orlando Hernández a été rattrapé par la patrouille. Tout le pays a pu le voir équipé d’un gilet pare-balles, enchaîné aux poignets et aux chevilles – humiliation gratuite quelque peu choquante au demeurant. « JOH » ne tombe pas seul. Le 9 mars 2022 a été arrêté par les forces spéciales de la police l’ex-chef de l’institution, le redoutable et redouté Juan Carlos « El Tigre » Bonilla. Réclamé par les Etats-Unis pour avoir « supervisé » les opérations de narcotrafic pour le compte de Hernández, Bonilla a été nommé directeur de la Police nationale en 2012 par Porfirio Lobo. Fin 2013, « JOH » mit fin à ses fonctions. Commissaire de police à la retraite, María Luisa Borjas a rappelé que lorsqu’elle appartenait à l’institution, elle a porté, avec la procureure des droits de l’Homme Aída Romero, une accusation contre Bonilla et certains de ses comparses parce qu’ils dirigeaient des groupes d’extermination au service des trafiquants de drogue. Deux ans plus tard, a ajouté Borjas, Bonilla a été promu au rang de lieutenant-colonel sans remplir aucune des conditions établies par la loi. Ses accusations contre « El Tigre » valurent à Borjas d’être destituée puis persécutée par le ministre de la Sécurité de l’époque, Óscar Álvarez.
Tombé en disgrâce sous « JOH » pour avoir arrêté les frères Valle Valle, de retour au pays après de longues années d’exil, l’ex-général Ramón Sabillón a été nommé ministre de la Sécurité par Xiomara Castro. Peu de temps après avoir occupé sa fonction, il s’est étonné : de nombreux ordres d’extradition de « narcos » détenus dorment du sommeil du juste devant la Cour suprême de justice. Evoquant « JOH », l’ex-commissaire Borjas a pour sa part noté : « En tirant sur ce fil, nous allons voir les liens qui existent entre les uns et les autres, entre des personnes que nous n’imaginons souvent même pas. Il y aura des députés, des juges, des magistrats, des hommes d’affaires, sans oublier les chefs militaires et les hauts fonctionnaires de police qui ont pratiquement géré les ressources de l’institution pendant longtemps. »
Au moment de la capture du « Tigre » Bonilla, Julieta Castellanos, ex-rectrice de l’Université nationale autonome (UNAH) et membre de la Commission pour la vérité et la réconciliation chargée de clarifier les faits relatifs au coup d’Etat de 2009, a déclaré que cette arrestation ne l’a pas surprise, puisque, à l’époque, la Police nationale « avait un corps de direction imprégné par le crime ». Sur ce point, elle a poussé plus avant la réflexion : « Je crois que dans ce pays, on ne nomme pas quelqu’un à un poste de ce niveau si on ne dispose pas d’informations de l’ambassade des Etats-Unis ; ici, aucun ministre de la Sécurité et de la Défense ou un directeur de la police ne passe sans un avis de l’ambassade américaine [31]. »
Le témoignage vaut ce qu’il vaut, mais l’ex-président Lobo a déclaré récemment que, durant son mandat, il n’a jamais rien su des activités illégales d’Hernández. Il ajoute qu’en différentes occasions il a sollicité des informations de l’ambassade des Etats-Unis sur d’éventuels acteurs politiques appartenant à son parti impliqués dans des activités illicites, mais qu’il a dû attendre 2013 pour apprendre, de façon « non officielle » qu’Hernández était « corrompu » [32].
Pendant huit ans, Juan Orlando Hernández a soutenu les intérêts des Etats-Unis en matière d’économie, de diplomatie, de défense et d’immigration. Pendant huit années, les relations avec la Maison-Blanche, le Pentagone, le Département d’Etat et la DEA ont été cordiales. Devenu inutile et contre-productif, « JOH » tombe. Le Parti national est complètement discrédité. Face au centre-gauche de Xiomara Castro, l’heure est venue de remettre en selle le Parti libéral. Le 18 mars 2022, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), organisme de contrôle financier dépendant du Département du Trésor des Etats-Unis, a retiré Yani Rosenthal de sa « liste noire ». Après avoir purgé sa peine de trois ans de prison, celui-ci, rentré au Honduras, s’est présenté à l’élection présidentielle de 2021. En avril 2020, l’OFAC avait déjà retiré Yankel Rosenthal et ses sociétés de sa liste, en août Jaime Rosenthal Oliva était sorti du camp du « déshonneur ».
Et en parlant de déshonorés…
Le 21 mai 2020, alors que l’administration de Donald Trump venait de mettre à prix – 15 millions de dollars – la tête de Maduro [33], Juan Guaido, après une conversation tenue par vidéo, a remercié « JOH » pour « son appui à la lutte contre le narcotrafic ».
Amusant, non [34] ?