Nous publions, ci-après, un article de Maurice LEMOINE paru sur le site « MEMOIRE DES LUTTES » qui analyse le résultat surprenant des élections du 11 avril 2021 en ÉQUATEUR, si on considère les résultats du 1er tour.
Lors du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, le 11 avril, l’ex-banquier et candidat néolibéral Guillermo Lasso l’a emporté (52,36 % des suffrages) devant le représentant de la « révolution citoyenne » Andrés Arauz (47,64 %). Un tel résultat peut surprendre. Au premier tour, Lasso avait été largement dominé par son adversaire tandis que deux autres candidats dits « de gauche », Carlos « Yaku » Pérez Guartambel et Xavier Hervas arrivaient respectivement en troisième et quatrième positions. En bonne logique, un tel rapport de forces aurait dû mettre le représentant des classes dominantes et des puissants groupes économiques en nette infériorité. Que s’est-il passé ?
Analyse d’un résultat a priori contre-nature.
Source : https://www.medelu.org/L-Equateur-pris-au-Lasso
Une victoire indiscutable. Lors du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, le 11 avril, l’ex-banquier et candidat néolibéral Guillermo Lasso l’a emporté (Creo-Parti social-chrétien, 52,36 % des suffrages) devant le progressiste Andrés Arauz (Union pour l’espérance, 47,64 %). A priori, un tel résultat peut surprendre. Au premier tour, Lasso avait été largement dominé (19,74 % des voix) par son adversaire (32,72 %) tandis que deux autres candidats dits « de gauche », Carlos « Yaku » Pérez Guartambel (Pachakutik, 19,39 %) et Xavier Hervas (Gauche démocratique, 15,98 %) arrivaient respectivement en troisième et quatrième positions. En bonne logique, un tel rapport de forces mettait le représentant des classes dominantes et des puissants groupes économiques en nette minorité.
Mais…
Battu de 32 000 voix (0,35 % des suffrages) par Lasso pour accéder au second tour, Yaku Pérez, le candidat « écologiste » représentant Pachakutik (PK), le bras politique de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE), a dénoncé une fraude, sans parvenir à la prouver si l’on en croit le Conseil national électoral (CNE) et, après un ultime recours, le Tribunal contentieux électoral (TCE). En apparent adepte de la théorie du complot, Pérez a attribué cette supposée fraude à un pacte quasi satanique entre le CNE, Lasso et… l’ancien président de gauche Rafael Correa (2007-2017), qu’il déteste au-delà du raisonnable [1]. S’estimant victimes d’un déni de démocratie, et après un appel à manifester finalement peu suivi, Pérez, la CONAIE et PK ont prôné le « vote nul idéologique » au second tour. Lequel a de fait atteint un taux exceptionnel de 16,26 % favorisant, selon nombre d’observateurs, la victoire de Lasso.
On récusera d’emblée deux assertions apparues ici ou là. « L’Equateur tourne la page du socialisme et retombe dans le giron de la droite », affirme la première [2]. La droite a en réalité repris le pouvoir en 2017 avec l’arrivée à la présidence de Lenín Moreno. Elu sur le programme de la « révolution citoyenne » chère à Correa (dont il fut le vice-président), Moreno a retourné sa veste et co-gouverné avec les conservateurs – dont Lasso – dès sa prise de fonction. Plus que d’alternance il s’agit donc de continuité.
Seconde allégation : le rejet de l’ « autoritarisme de Correa » expliquerait la défaite d’Arauz, membre de son courant politique et soutenu par lui. Absurde. Comment expliquer, dans ce cas, l’élection en 2017 de Moreno, considéré alors comme le dauphin du dit Correa et porteur de la continuité d’un projet commun ? L’ex chef de l’Etat serait perçu plus « autoritaire » par ses compatriotes, au terme de quatre années passées hors du pouvoir, en Belgique, où il réside, qu’immédiatement après la fin de son second mandat ? Il y a, pour expliquer la victoire de la droite, de bien plus conséquentes raisons.
Rebaptisée « correisme » par ses adversaires, la « révolution citoyenne » est arrivée aux portes du scrutin très affaiblie. Dépouillée de son parti, Alianza País, confisqué par Moreno, elle a dû affronter mille obstacles pour pouvoir participer à la consultation. Tour à tour, le Parti de la révolution citoyenne (PRC), le Mouvement révolution alfariste (MRA) puis Fuerza Compromiso Social (FCS), avec lesquels elle prétendait concourir, ont été arbitrairement proscrits par les autorités. Ce n’est qu’in extremis, qu’elle a pu se présenter sous les couleurs du Centre démocratique, un parti d’emprunt. De quoi désorienter passablement l’électeur peu au fait des péripéties de ce parcours du combattant.
Accusés de tous les maux par un Moreno aux limites de la déraison, persécutés dans le registre « law fare » par la justice, obligés pour certains à l’exil, condamnés à de lourdes peines, comme le vice-président Jorge Glas ou Correa lui-même, les dirigeants de la « révolution citoyenne » ont dû subir quatre années d’une intense stigmatisation. Quatre années au cours desquelles la corruption informationnelle – El Universo, El Comercio, El Telégrafo, Teleamazonas, Ecuavisa, etc. – a soumis les cervelles à un même message, répété à l’infini : ayant gouverné le pays de façon « dictatoriale », Correa et les siens sont par ailleurs « un nid de voleurs et de corrompus ».
On ne doit pas sous-estimer l’impact d’une telle campagne. Pour qui en douterait, on rappellera que ce genre de traitement et ses conséquences ont eu au moins un précédent récent. Comme celui de Correa en Equateur, les gouvernements brésiliens de Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2011) et Dilma Rousseff (2011-2016) ont pu commettre des erreurs de parcours, prendre des décisions contestables et contestées. Nul ne nierait pourtant que leurs années au pouvoir ont bousculé le modèle en place, pour le plus grand profit du pays et d’une majorité de sa population. Démarrée en 2014, intensifiée en 2015, l’opération « Lava Jato » lancée contre la corruption (bien réelle dans certains cas [3]) fournit le climat et le rideau de fumée propices à la « destitution » de Dilma Rousseff, présidente démocratiquement élue dont nul n’a jamais contesté la probité. Pour « maquillage de comptes publics », un crime constitutionnel inexistant, celle-ci subit en réalité en 2016 un coup d’Etat juridico-parlementaire.
Deuxième acte du « reality show » : accusé de corruption, l’ex-président Lula fait l’objet d’un rare acharnement judiciaire. Condamné sans preuves le 12 juillet 2017 à 9 ans et 6 mois de prison par le juge Sergio Moro, il voit sa peine portée à 12 ans et un mois, applicable après examen d’éventuels recours. Il n’en passe pas moins 580 jours en prison. Bien qu’ayant fait appel, il se voit interdire, en août 2018, de participer à la prochaine élection présidentielle – dont il est l’incontestable favori.
A moins d’un mois du premier tour du scrutin, le Parti des travailleurs (PT) doit remplacer son chef historique par Fernando Haddad, l’ancien maire de São Paulo. Depuis 2015 (et même bien avant), dans une coordination éditoriale asphyxiante, les médias dominants – O Globo (télévision et presse écrite), TV Record, O Estado do São Paulo, Folha do São Paulo, Jornal do Brasil, Veja, etc. – ont construit un récit « anti-PTiste » qui fait de ce parti et de Lula les principaux architectes du système de corruption (présente dans tous les familles politiques). En pleine campagne électorale, Haddad lui-même est accusé de blanchiment d’argent et d’association illicite par le ministère public de São Paulo. La presse se livre à des attaques personnelles d’une bassesse inouïe contre lui. Ce qui suivrait son éventuelle victoire fait l’objet de mensonges éhontés. Emprisonné, à l’isolement, le toujours populaire Lula se voit privé de parole et de la possibilité de le soutenir publiquement.
Quand, au fil du temps, les dénonciations se succèdent, toutes allant dans le même sens, elles finissent par être définitivement intériorisées. De larges couches sociales, à commencer par la classe moyenne, associent tous les partis à la gangrène, mais, plus que les autres, le grand parti de gauche, qui a exercé le pouvoir pendant treize ans. L’image véhiculée du « réveil démocratique et citoyen » de tout un peuple contre « la corruption » porte ses fruits. En ce qui le concerne, Ciro Gomes, autre candidat dit « de gauche » (Parti démocratique travailliste ; PDT) refuse à Haddad tout réel soutien. Dès lors, pour de nombreux électeurs, le candidat antisystème Jair Bolsonaro apparaît comme l’homme providentiel, avec son désir de « nettoyer le pays des élites corrompues ».
On sait ce qu’il en advint. Le néofasciste Bolsonaro sera élu le 28 octobre 2018 avec 55,13 % des voix. On apprendra bientôt que Lula, qui aurait pu empêcher son arrivée au pouvoir, a été victime d’une machination [4].
Il serait absurde de comparer Lasso à Bolsonaro (tout du moins, nous l’espérons !). En revanche, médias brésiliens et équatoriens font bien partie de la même funeste famille. Lula et Correa (condamné à huit ans de prison, empêché de se présenter à la vice-présidence) peuvent se serrer la main. Quant à Arauz, qui n’a en rien démérité, on peut sans se tromper le qualifier de « Haddad équatorien ».
De 19,74 % des voix au premier tour aux 52,26 % obtenus au second, la « remontada » de Lasso a été spectaculaire. Du (presque) jamais vu [5]. Sa campagne a été menée sous les auspices d’un gourou expérimenté et retors, Jaime Durán Barba, ex-conseiller de l’ancien maire de droite de Guayaquil Jaime Nebot, artisan de la victoire de l’argentin Mauricio Macri contre le « kirchnérisme » en 2015. En un temps record, Durán Barba a réussi la performance (car c’en est une) de transformer Lasso, ce financier ultraconservateur et membre de l’Opus Dei en un politicien subitement très critique de la gestion de Moreno et aimablement ouvert à toutes les sensibilités – des écologistes aux peuples indigènes en passant par les féministes et les minorités LGTB. De quoi séduire les jeunes urbains, qui n’ont pas connu la terrible crise de la fin des années 1990. Bref ministre de l’Economie, mais surtout président de la Banque de Guayaquil et de l’Association des banques privées, Lasso s’est alors particulièrement enrichi sur le dos des Equatoriens.
Crédité d’un excellent 15,98 % au premier tour grâce à son agilité sur les réseaux sociaux, unanimement présenté comme « social-démocrate », l’entrepreneur Xavier Hervas, de la Gauche démocratique (ID), s’est immédiatement rallié à… Lasso. Juan Mateo Zúñiga, son chef de campagne, est parti renforcer celle de l’ex-banquier. Pour expliquer cette apparente incohérence, on précisera que Hervas est en gros à « la gauche » ce que François Hollande et le secrétaire général adjoint de son cabinet (puis ministre des Finances) Emmanuel Macron étaient (et sont) au socialisme. Ce qui évitera de se perdre en commentaires superflus…
Une grande question a agité l’entre deux tours. Les Indigènes et autres électeurs (souvent jeunes) de Pachakutik suivraient-ils la consigne de l’ « écolo » Yaku Pérez appelant à rejeter tant la gauche que la droite, tant Arauz que Lasso ? Premier élément de réponse : si Arauz triomphe dans les cinq provinces côtières – Sucumbíos, Santa Elena, Los Ríos, El Oro, Manabí, Guayas (sauf le grand port de Guayaquil) et Esmeraldas –, dépourvues de caractères ethniques prononcés, il voit les dix-sept provinces centrales de la « Sierra », à forte population autochtone, lui tourner le dos [6].
A l’évidence convaincus par les virulentes dénonciations de fraude avancées par leur candidat Pérez, les partisans de PK et de la CONAIE ont exprimé leur solidarité et leur colère en portant le vote nul au score de 16,3 % – le double du taux atteint lors des élections présidentielles précédentes. Dans neuf provinces, la tendance a franchi le seuil des 20 % ; Cotopaxi et Bolívar, Cañar et Azuay (bastions de Yaku Pérez) approchent les 30 % et dépassent le pourcentage de voix obtenu par Arauz.
Pour autant, faut-il en déduire un simple « les Indigènes ont voté nul » ? Comme nombre de consensus, cette affirmation dissimule une réalité dérangeante : alors que, en octobre 2019, ils avaient lutté au coude à coude, dans la rue, avec les militants et sympathisants de la « révolution citoyenne » contre les mesures austéritaires du gouvernement de Moreno, les Indigènes ont aussi, pour une part très significative (plus du tiers), adoubé le candidat néolibéral Lasso (premier bénéficiaire de la supposée « fraude » dont aurait été victime leur candidat).
Un tel constat remet en cause « l’idée un peu naïve qu’il y a une organicité indigène, réagit l’analyste Eduardo Meneses, qui constate « une droitisation des régions » où ceux-ci vivent majoritairement. « Le discours sur l’entrepreneuriat y a une résonnance chez les 60 % de travailleurs informels », sur le thème « vous avez votre destin entre vos mains [7]. »
Président du Mouvement indigène et paysan de Cotopaxi (MICC), particulièrement en pointe lors du soulèvement d’octobre 2019, Leonidas Iza ne cache pas avoir voté nul, malgré sa détestation de Lasso, pour respecter la décision collective de la CONAIE et de Pachakutik – le fameux « commander en obéissant ». « En matière économique, nous [le mouvement indigène] n’avons plus l’homogénéité que nous avions en 1990, explique-t-il néanmoins [8]. Nous étions tous agriculteurs, nous étions tous pauvres. Maintenant (…) nous avons un secteur qui soutient le système financier des coopératives d’épargne et de crédit, il y a un secteur lié au commerce, un autre à l’industrie, un autre au travail. Il y a un phénomène migratoire, le départ des campagnes, principalement des jeunes, en ce moment. Cette main-d’œuvre se trouve maintenant dans les secteurs populaires des grandes villes. (…) En ce sens, je crois qu’il y a un secteur bien loti en termes économiques et qui, idéologiquement, a parié sur le candidat de la droite. En raison de leur rejet du correisme, d’autres secteurs ont dû opter pour Lasso [9]. » Au terme du scrutin, derrière une formulation sibylline, l’un des premiers tweets de Yaku Pérez donne le ton : « Pachakutik et le vote nul enterrent le correisme »… « Quoi qu’il en coûte », l’ennemi qu’il fallait battre est clairement désigné.
Avec ses cantiques, ses exorcismes, sa « théologie de la prospérité » et son discours décomplexé sur l’argent, la croissante influence des groupes évangéliques n’est pas pour rien non plus dans cette conversion de pans entiers des milieux indigènes et populaires.
Plombé par une dette publique supérieure à 63 milliards de dollars (63 % du PIB), l’Equateur a enregistré en 2020 une chute de 7,8 % de ce même PIB. Pour aider le pays fragilisé par la pandémie de Covid et le plongeon des prix du pétrole, le Fonds monétaire international (FMI) lui a accordé le 30 septembre 2020 un programme d’aide d’environ 6,5 milliards de dollars sur vingt-sept mois. Il se tient donc en embuscade pour imposer ses vues quant aux modalités et stratégies de remboursement (à commencer par une réforme fiscale et une augmentation de la TVA).
Lasso a promis de ne pas alourdir les impôts, d’attirer davantage d’investissements étrangers, de créer deux millions d’emplois et de faire progresser le salaire minimum mensuel de 400 à 500 dollars (tout en annonçant une loi sur « les opportunités de travail » permettant à ceux qui rejoignent la population active de recevoir… 120 dollars par mois). L’avenir dira s’il a tenu ses promesses de campagne. Y compris celles qui peuvent fâcher : baisse de l’impôt sur les sociétés et les sorties de capitaux, plus grande liberté accordée aux banques, consolidation de la politique de libéralisation des échanges par une adhésion à l’Alliance du Pacifique – fondée en avril 2011 par les droites au pouvoir au Chili, au Pérou, en Colombie et au Mexique pour se démarquer du Marché commun du sud (Mercosur) et de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), pas assez néolibéraux à leurs yeux.
Toutefois, un constat s’impose : pour mettre en œuvre sa politique, le nouveau président n’a pas de majorité au Parlement (Arauz n’en aurait pas eu non plus).
Créer des opportunités (CREO), le parti de Lasso, ne dispose que de 12 députés sur… 137. Le Parti social chrétien (PSC), son allié, en a fait élire 19. A eux deux, ils en totalisent 31. La Gauche démocratique en aligne 16. Malgré les ambitions de Yaku Pérez – « La défaite du corréisme est la parturiente de la nouvelle gauche, de cette gauche qui représente le rêve des jeunes, des écologistes, des gens honnêtes, des gens qui rêvent de rêves et de libertés [10] » – l’Union pour l’espérance (Unes) d’Arauz (et Correa) demeure la principale force progressiste. Avec ses 49 représentants, elle s’impose même comme le premier parti équatorien. Nonobstant son incontestable percée, Pachakutik n’a pu en faire élire que 27. Et s’il est vrai qu’on attribue à ce parti la paternité de l’historique 16,26 % de bulletins nuls, le « correisme », fort de 47,64 % des voix, le domine somme toute largement.
Quoi qu’il en soit, le binôme CREO-PSC de Lasso devra trouver des alliés. L’UNES d’Arauz a affirmé qu’elle exercera une opposition « constructive » et ne fera rien pour provoquer l’« ingouvernabilité ». Nul n’y a oublié la période qui a précédé l’arrivée au pouvoir de Correa : sept présidents en dix ans. L’UNES a toutefois précisé qu’elle s’opposerait « à tout ce qu’elle considérera n’être pas au bénéfice des citoyens ». Il y a peu de chance que, poursuivant des objectifs radicalement opposés, ces deux courants politiques se retrouvent autour de desseins communs. C’est donc du côté de la Gauche démocratique (GD) et de Pachakutik que Lasso devra se tourner. Fortes de leurs 45 représentants, ces deux mouvances ont d’emblée entamé un rapprochement pour mener à bien leur priorité absolue : empêcher à tout prix Pierina Correa, sœur de l’ex-président et députée élue (avec le plus grand nombre de voix), de présider au nom de l’UNES l’Assemblée nationale.
Le 22 avril, les deux formations ont souscrit un accord intitulé « Minka pour la justice sociale et la liberté » comportant une sorte de programme en matière d’économie, d’emploi et de production, d’éducation et de santé, d’écologie et de droits humains, d’éthique et de transparence. Il a été convenu que PK présentera un candidat au perchoir de l’Assemblée, GD postulant en échange l’une des deux vice-présidences et quatre commissions permanentes. De son côté, Yaku Pérez a précisé sa position vis-à-vis du nouvel exécutif : « Je suis ouvert aux dialogues, tout à la lumière du jour. Aucun marchandage ou postes bureaucratiques. Je n’accepterai aucun ministère, aucune position bureaucratique [11]. » Arauz n’a pas eu besoin de faire ce genre de mise au point, personne n’ayant envisagé une seule seconde une telle éventualité.
Mais ensuite ? Comment le nouveau président pourrait-il compter sur l’appui des députés de PK, héritiers pour certains du mouvement d’octobre 2019 et surveillés de très près par leur base sociale ? « J’exige du gouvernement national plus de leadership sur les forces de sécurité afin qu’elles agissent avec fermeté »,déclarait Lasso, au plus fort des manifestations, alors que la répression faisait onze morts et 1 140 blessés. Quels points communs entre le vague réformisme de la Gauche démocratique et le radicalisme de certaines bases de PK ? Pour le vainqueur, Lasso, un spectre se profile : celui de l’instabilité. Et nul ne sortira intact du résultat contre-nature de cette élection 2021.
Paradoxalement, alors que tout un chacun a salué leur performance, la CONAIE et Pachakutik risquent d’émerger très affaiblis de la séquence. Qu’ils le veuillent ou non, par action ou par omission, ils ont contribué à la victoire de la droite. Situation aussi fâcheuse, quand l’écume du moment sera retombée et que le néolibéralisme avancera ses pions, que celle qu’ils ont connue dans les années 2000 lorsque certains de leurs leaders ont accompagné l’ex-colonel Lucio Gutiérrez [12], passé de la gauche (supposée) à la droite (réelle) en un tournemain. Pendant longtemps, cette collaboration leur a collé aux basques et coûté très cher en termes de crédibilité. La leçon, semble-t-il, n’a pas été retenue.
La mouvance indigène était déjà très divisée aux portes de l’élection présidentielle. Méprisant la règle depuis longtemps établie, Pachakutik a fait de Yaku Pérez son candidat sans consulter les bases de la CONAIE. Un coup de force très mal vécu par deux autres postulants, dirigeants « de choc » lors du mouvement social de 2019, Jaime Vargas et Leonidas Iza. En fin de mandat à la tête de la CONAIE, Vargas, transgressant à son tour les règles et la consigne de « vote nul », a appelé à élire Arauz. Iza, tout en respectant la décision collective, a clairement exprimé par tweet son humeur du moment : « L’Equateur aura un gouvernement de droite néolibéral de caractère fasciste #Lasso. Le correisme a perdu mais pas la gauche qui continue à se battre que ce soit clair ! » Toujours en recherche de boucs émissaires, Yaku Pérez poursuit les deux hommes de sa vindicte : « S’il n’y avait pas eu la trahison du correiste Vargas et du naïf Iza, à l’heure actuelle, le mouvement indigène et une majorité d’Equatoriens célébreraient très probablement le fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’Equateur, un candidat d’origine indigène et populaire est devenu président, avec les conséquences que cela implique [13]. »
Du 1er au 3 mai, aura lieu le Congrès national de la CONAIE rassemblant entre 2000 et 2500 délégués dans la province de Cotopaxi (si les mesures sanitaires imposées par la pandémie n’obligent pas à le déplacer ou à le repousser). Pour remplacer Jaime Vargas a la tête du mouvement, Leonidas Iza, soutenu par le MICC, avait déjà fait acte de candidature quand il a déclaré : « En ce moment, l’Equateur est polarisé entre correisme et anti-correisme. Je crois donc qu’il est absolument nécessaire de dépasser ce clivage car, avec cette bipolarité, seule la droite récolte. Par exemple, les organisations indigènes qui déclarent n’être ni de gauche ni de droite, mais anti-correistes, finissent par pactiser avec la droite [14]. » Au même moment ou presque, dans un courrier à Marlon Santi, coordinateur national de Pachakutik, Yaku Pérez estimait qu’une « purge » est « impérative » au sein du mouvement [15]. Quelle que soit l’issue de ce Congrès, la CONAIE n’en sortira pas indemne. Il y aura eu affrontement. Jusqu’à la fracture, la fragmentation ?
Les médias, pour l’heure, observent une neutralité de bon aloi devant ces affrontements fratricides qui, finalement, font l’affaire des secteurs dominants. Sans doute se réveilleront-ils si le courant d’Iza l’emporte – plus redoutable dans d’éventuelles mobilisations contre la politique de Lasso. En revanche, ces mêmes canaux d’ « information » ont clairement fait un constat : le « correisme », comme ils l’appellent, est toujours vivant. Première force politique au niveau national. Unie. Cohérente. Que Lasso échoue, à la manière d’un Mauricio Macri en Argentine ou, dans d’autres circonstances, d’une Janine Añez en Bolivie, et la « révolution citoyenne » sera la mieux armée pour rassembler. Et revenir au pouvoir à la prochaine échéance. D’où la poursuite d’une campagne de haine que la nouvelle donne n’a en rien ralenti. Toute en nuances, comme il se doit. Dans El Universo (20 avril), sous le titre « Le führer », un certain Ramito Rivera écrit ainsi : « Dans l’analyse de l’arrivée du national-socialisme au pouvoir – par le biais d’élections –, de l’établissement du nazisme et du leadership fort d’Hitler, on trouve un certain nombre de similitudes et de confréries avec ce que représentent, à mon avis, certains caudillos autoritaires en Amérique latine. J’en cite trois : Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela et le caudillo équatorien résidant en Belgique, heureusement battu aux élections du 11 avril. » La grande classe, il faut l’admettre…
La victoire du conservateur qui jouit d’alliés aussi respectables a été rapidement saluée par la Maison Blanche, le FMI, le Brésil, le Chili et la Colombie. Lasso, tout en remerciant ses électeurs, a envoyé en urgence un « salut particulier » à Álvaro Uribe, le grand démocrate colombien [16]. Néanmoins, il a fait savoir que, pour sa prise de possession, le 24 mai, il invitera sans sectarisme les présidents Alberto Fernández (Argentine), Andrés Manuel López Obrador (Mexique), Daniel Ortega (Nicaragua), Miguel Díaz-Canel (Cuba). Reste à savoir si ceux-ci feront le déplacement. En effet sera également de la fête le « président autoproclamé » du Venezuela Juan Guaidó.
En attendant ce jour où il passera le relais à son successeur, Lenín Moreno, fidèle à lui-même, fait tout pour lui préparer le terrain. Le 22 avril, après deux essais infructueux, il a obtenu de l’Assemblée nationale l’approbation d’une loi qui rend son autonomie à la Banque centrale d’Equateur (BCE) et lui interdit d’utiliser ses réserves pour financer des dépenses publiques. Il s’est trouvé 86 députés sur les 135 participant à la session, tous en fin de mandat, pour approuver ce début de privatisation.
Deux livres de Maurice Lemoine :
- Venezuela Chronique d’une déstabilisation Ed. Le Temps des cerises
Au coeur de la révolution bolivarienne, initiée par Hugo Chavez, ce livre narre comment, de vagues de violence insurrectionnelle en déstabilisation économique et en lynchage médiatique, une guerre non conventionnelle a mis à genou le pays les premières ressources mondiales de pétrole.
- Tout est bien qui finit mal – roman – Ed. Vérone ISBN : 9791028407537