L’ex-président de l’Équateur Rafael Correa, dans un entretien exclusif avec The Intercept, mercredi matin, a dénoncé le traitement que le gouvernement actuel de son pays inflige à Julian Assange, lui interdisant de recevoir des visiteurs dans son ambassade à Londres. Il y voit une forme de « torture » et une violation des devoirs de l’Équateur de protéger la sécurité et le bien-être d’Assange. M. Correa a déclaré que cela se produit dans un contexte où l’Équateur n’entretient plus de « relations souveraines normales avec le gouvernement américain – seulement de la soumission ».
Correa a également réagi hier à un article du Guardian qui fait débat en affirmant que « l’Équateur a financé une opération d’espionnage de plusieurs millions de dollars pour protéger et soutenir Julian Assange dans son ambassade au centre de Londres ». L’ancien président s’est moqué de l’histoire comme étant hautement « sensationnaliste », accusant le Guardian de chercher à dépeindre les modestes mesures de sécurité ordinaires d’une ambassade comme quelque chose de scandaleux ou d’inhabituel.
Le 27 mars, l’accès Internet d’Assange depuis l’ambassade de l’Équateur à Londres a été coupé par des fonctionnaires équatoriens, qui ont également installé des dispositifs de brouillage pour empêcher Assange de se connecter à Internet par d’autres moyens. Le compte Twitter d’Assange, qui était actif auparavant, n’a eu aucune activité depuis, et aucun journaliste n’a pu communiquer avec lui. Tous les visiteurs de l’ambassade se sont également vu refuser l’accès à Assange, qui a été officiellement naturalisé équatorien plus tôt cette année.
Assange est confiné dans l’ambassade depuis près de six ans, depuis que l’Équateur lui a accordé l’asile en août 2012. L’asile a été octroyé au motif que l’extradition d’Assange vers la Suède pour une enquête sur une agression sexuelle aurait probablement eu pour conséquence son transfert vers les États-Unis pour y être inculpé et potentiellement encourir la peine de mort.
Dès le début, l’Équateur a dit aux gouvernements britannique et suédois qu’il enverrait immédiatement Assange à Stockholm en échange d’une promesse de la Suède de ne pas utiliser cela comme prétexte pour l’extrader vers les États-Unis, ce que le gouvernement suédois avait le pouvoir de faire mais qu’il a refusé.
Correa a également souligné que l’Équateur, dès le début, a dit aux enquêteurs suédois qu’ils étaient les bienvenus pour interroger Assange dans leur ambassade, mais que près de cinq ans se sont écoulés avant que les procureurs suédois ne le fassent finalement – en 2016. En se basant sur ces faits, une commission des Nations Unies a statué en 2016 que les actions du gouvernement britannique constituaient une « détention arbitraire » et une violation des droits humains fondamentaux d’Assange, décision que les autorités britanniques ont rapidement déclaré avoir l’intention d’ignorer.
Bien que les procureurs suédois ont abandonné en mai dernier leur enquête pour crimes sexuels (non pas parce qu’ils ont conclu à l’innocence d’Assange, mais parce qu’ils ont pensé que des démarches supplémentaires pour l’amener en Suède seraient vouées à l’échec), les autorités britanniques ont juré de l’arrêter pour ce qu’elles prétendent être des violations de la liberté sous caution.
Assange courrait donc de graves dangers s’il devait quitter l’ambassade, au vu notamment d’un discours très menaçant prononcé l’an dernier par Mike Pompeo. Ce dernier, alors directeur de la CIA et maintenant secrétaire d’État du président américain Donald Trump , y qualifiait WikiLeaks de « service de renseignement non-gouvernemental hostile », niant que ses publications de documents fussent protégées par le Premier amendement, et jurant que « leur laisser la possibilité de nous anéantir avec des secrets dérobés est une perversion de notre grande Constitution. C’est fini maintenant ».
En janvier, des médecins qui ont examiné Assange dans l’enceinte de l’ambassade ont averti que le confinement constant auquel il était soumis représentait une grave menace pour sa santé physique et mentale. La mère d’Assange a dit plus tôt cette semaine que sa santé « se détériorait rapidement » et était devenue « extrêmement préoccupante ».
Correa a invoqué ces faits, ainsi que les obligations légales de l’Équateur en vertu du droit international envers les personnes bénéficiaires du droit d’asile, pour dénoncer la violation, par l’Équateur, du droit d’Assange à recevoir des visites comme étant « fondamentalement de la torture ». L’interdiction de visites est, selon Correa, « une violation claire de ses droits. Une fois que nous accordons l’asile à quelqu’un, nous sommes responsables de sa sécurité et nous devons lui assurer des conditions de vie humaines ». Mais « en le privant de communications avec le monde extérieur et de visites par qui que ce soit, le gouvernement porte atteinte à la santé mentale de Julian ».
L’ex-président a dit qu’il estimait qu’il serait opportun de limiter les communications d’Assange s’il agissait de manière « irresponsable » en s’immisçant dans la politique d’un autre pays. Lors de l’élection de 2016, a dit M. Correa, son propre gouvernement a signifié à M. Assange qu’il pensait que ses attaques contre Hillary Clinton devenaient excessives, et il a un temps suspendu sa connexion Internet pour appuyer ses préoccupations.
« Mais ce n’était que temporaire », dit Correa. « Nous n’avons jamais eu l’intention de lui enlever Internet pour bien longtemps. Ca aurait été nettement excessif ». Le ministre des Affaires étrangères de Correa, Guillaume Long, a également déclaré dans un entretien avec The Guardian, plus tôt ce matin, qu’il pensait lui aussi que refuser les visites à Assange et bloquer son accès à Internet pendant aussi longtemps – supposément à cause de ses nombreux tweets à propos du mouvement indépendantiste catalan en Espagne – était injuste.
Quant aux informations selon lesquelles l’Équateur négocie avec le gouvernement britannique pour livrer Assange, M. Correa a déclaré qu’il n’avait aucune connaissance de ces discussions, mais qu’il serait « impensable » que l’Équateur le fasse sans d’abord obtenir des garanties applicables pour les droits d’Assange, notamment que le gouvernement britannique n’utilise pas les manquements aux conditions de la mise en liberté sous caution comme prétexte pour remettre Assange aux États-Unis.
Soulignant que le gouvernement américain a clairement indiqué qu’il veut poursuivre Assange pour avoir publié des informations dignes d’intérêt en vertu de lois qui autorisent la peine de mort, M. Correa a déclaré que tout accord ne prévoyant pas de protection contre l’extradition vers les États-Unis constituerait « une terrible trahison, une violation des règles d’asile et un manquement à la responsabilité de l’Équateur de protéger la sécurité et le bien-être de Julian Assange ».
Durant son mandat, Correa a été particulièrement déterminé à défendre le souveraineté de son pays contre les intrusions d’États plus puissants, en particulier les États-Unis. En 2007, il a ordonné la fermeture d’une base militaire américaine sur le sol équatorien, à moins que les États-Unis ne soient disposés à accorder à l’Équateur le droit réciproque d’établir une base militaire à Miami.
Mais plus tôt ce mois-ci, le successeur de Correa, l’actuel président équatorien Lenín Moreno, a annoncé qu’il avait « récemment signé un accord axé sur la coopération en matière de sécurité [avec les États-Unis], ce qui implique le partage d’informations, de renseignements et d’expériences dans la lutte contre le trafic illégal de drogue et la lutte contre la criminalité transnationale organisée ». Beaucoup en Équateur y voient un prélude à un retour à l’époque où les États-Unis dominaient l’Équateur, y compris avec de nouvelles bases militaires, un soupçon que le gouvernement de Moreno dément.
Mais pour Correa, Moreno ramène l’Équateur à l’époque où il était soumis aux diktats du gouvernement américain. « Tout le monde en Amérique latine sait ce que cet accord avec les États-Unis signifie : contrôle, intervention, espionnage ». Compte tenu de la position de soumission de l’actuel président équatorien, Correa a déclaré qu’il ne serait pas surpris s’il se soumettait aux exigences américaines et britanniques concernant Assange. Correa a également cité la récente décision du gouvernement Moreno de mettre fin aux pourparlers de paix entre le gouvernement colombien et les rebelles sur le sol équatorien, ce qui, selon l’ex-président, a été fait à la demande des États-Unis.
En ce qui concerne les allégations « d’espionnage » dans l’article du Guardian, Correa a déclaré que le journal a pris un dispositif de sécurité habituel et standard, et a essayé de le faire paraître sinistre et scandaleux. « Bien sûr que nous avons assuré la sécurité d’Assange dans l’ambassade », a dit Correa. « C’était notre devoir, en vertu de la loi, de le faire. Le gouvernement britannique nous a menacé d’entrer par effraction dans l’ambassade. Nous avons dépensé une petite somme d’argent pour assurer la sécurité ».
M. Correa a déclaré que, contrairement aux États-Unis, qui entourent leurs ambassades d’une protection militaire massive, l’Équateur n’a pas les moyens de le faire. « Ainsi, lorsque nous avons des besoins particuliers en matière de sécurité, nous faisons appel à des entreprises privées pour les combler. Il n’y a rien d’inhabituel à ce sujet. Cela aurait été un manquement à nos devoirs si nous ne l’avions pas fait ». M. Correa a déclaré que son gouvernement a engagé une société de sécurité bien connue basée en Espagne, UC Global, pour fournir ces services, mais que le gouvernement actuel l’a remplacée par une société israélienne. « Mais ces services sont toujours assurés par le gouvernement actuel », a dit M. Correa.
Quant à l’affirmation du Guardian selon laquelle Assange a lui-même violé les systèmes de cybersécurité équatoriens pour lire les courriels et les documents de responsables équatoriens, Correa a déclaré que l’affirmation semblait « absurde », ajoutant que le Guardian « ne présentait aucune preuve à cet égard, mais seulement une source anonyme ». Reconnaissant qu’il était possible qu’Assange ait réussi à pirater divers systèmes gouvernementaux, il a souligné qu’il n’avait pas connaissance d’un tel espionnage par Assange et qu’il n’a vu aucune preuve à l’appui de cette affirmation.
L’ancien président a souligné qu’on ne lui avait pratiquement pas donné l’occasion de répondre aux allégations du Guardian avant la publication de son article. « Ils l’ont envoyé à une adresse e-mail en Équateur très peu de temps avant de publier l’histoire », a déclaré Correa, qui se trouve actuellement en Belgique. « Je n’ai vu le courriel qu’après la publication de l’article. Ils semblaient vouloir faire un article sensationnaliste, pas un reportage sérieux pour découvrir la vérité ». Correa a dit qu’il fournirait à The Intercept le courriel envoyé par The Guardian ; dès réception de la part de Correa, cet article sera mis à jour pour l’inclure.
Correa continue de croire que le droit d’asile pour Assange n’est pas seulement juridiquement valable, mais aussi obligatoire. « Nous ne sommes pas d’accord avec tout ce qu’Assange a fait ou ce qu’il dit », a dit Correa. « Et nous n’avons jamais voulu entraver l’enquête suédoise. Nous avons toujours dit qu’il irait immédiatement en Suède en échange d’une promesse de ne pas l’extrader vers les États-Unis, mais ils n’ont jamais accepté de faire une telle promesse. Et nous savions qu’ils auraient pu l’interroger dans notre ambassade, mais ils ont refusé pendant des années ». La responsabilité de ne pas avoir poursuivi l’enquête incombe, insiste-t-il, aux gouvernements suédois et britannique.
Mais maintenant que Assange a l’asile, Correa est intransigeant sur le fait que le gouvernement actuel est tenu par le droit national et international de protéger son bien-être et sa sécurité. Correa a dénoncé de façon cinglante le traitement que Assange reçoit actuellement, le considérant comme un sous-produit de l’incapacité ou de la réticence de Moreno à faire en sorte que l’Équateur agisse comme un pays souverain et indépendant.
Photo du haut : Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, fait une déclaration depuis le balcon de l’ambassade de l’Équateur à Londres le 19 août 2012.
Source : The Intercept, Glenn Greenwald, 16-05-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.