Dans un récent article publié au Liban juste avant l’annonce de l’impossibilité par Adib de former un gouvernement et adressé depuis à la commission internationale du PRCF, Marie Debs, figure du parti communiste libanais, explique ce qu’est la situation du Liban
« Le Grand Liban » à l’aube du second centenaire
Les divisions confessionnelles ou « la descente aux enfers »
par Marie Debs
« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai dans une forêt obscure,
dont la route droite était perdue. »
Dante Alighieri
Le recours du président de la République libanaise, M. Michel Aoun, à la comparaison entre notre proche avenir avec «Géhennem» – l’enfer, si la classe dominante dans notre pays échoue dans sa tentative de former un nouveau gouvernement, m’a remis à l’esprit le premier livre de la « Divine comédie » écrit, au tout début du XIVème siècle par Dante Alighieri qui s’étendit sur la description de l’enfer et ses différents cercles afin de démontrer que celui qui y pénètre doit abandonner toute espérance.
Cependant, si Dante est descendu, de son propre gré, en enfer afin de faire ample connaissance avec sa structure et les âmes damnées qui l’habitent, à savoir les criminels de tous bords, à commencer par les politiciens véreux ainsi que tous les responsables corrompus et corrupteurs ou, encre et surtout, ceux qui ont trahi le peuple et la patrie, « l’Enfer » évoqué par le président de la République libanaise est tout autre.
En effet, « l’Enfer » dont parle notre président n’a rien à voir avec celui décrit par Dante où chaque responsable est condamné selon les péchés commis vis-à-vis du peuple ; c’est plutôt le précipice sans fond dans lequel la classe dominante libanaise va jeter le peuple libanais affamé, mais toujours divisé à cause du confessionnalisme, d’une part, et par suite de la domination des émirs des « taifas » sur l’État et ses institutions qu’ils utilisent afin d’empêcher, ou de contrecarrer, toute possibilité de soulèvement populaire, d’autre part. Voilà pourquoi les réactions négatives au discours de M. Michel Aoun sont loin d’être finies…
Il faut dire que M. Aoun n’est pas « n’importe qui ».
Il est, en principe, le président du pays, et, à ce titre, le responsable de la bonne application de la Constitution et de la sauvegarde du peuple, et non un expert étranger ou un journaliste qui analyse la situation libanaise à travers un article paru dans un quotidien. En d’autres termes, il est responsable, non pas seulement de présenter un compte-rendu de la réalité, mais d’avancer des solutions adéquates visant à changer cette réalité et, surtout, à empêcher la chute de la population libanaise dans l’enfer de la famine après être tombée dans l’indigence et le dénuement à cause des politiques économiques et financières pratiquées pendant trois décennies. Ces politiques ont abouti, comme chacun sait, à l’effondrement des salaires et des retraites, mais aussi à l’évaporation du contenu de la Caisse nationale de la sécurité sociale ainsi que de l’argent des petits épargnants (les grosses fortunes ayant pris la fuite, depuis le début de 2019, vers les États-Unis, l’Europe et d’autres paradis fiscaux). Et, n’oublions pas la fermeture de dizaines de milliers de PME et le licenciement de quelques centaines de milliers de travailleurs qui ne savent pas comment joindre les deux bouts avec leurs familles… À toutes ces calamités est venue s’ajouter la catastrophe du 4 août, due à l’explosion du port de Beyrouth qui tua plusieurs centaines de personnes et éventra des dizaines de milliers d’immeubles ; explosion suivie quelques semaines plus tard par des incendies dont les flammes ont mis fin à des tonnes de produits alimentaires et autres denrées stockés dans quelques entrepôts voisins.
Et, afin de ne pas faire beaucoup de digressions en essayant de présenter une situation que le monde entier connait déjà, et qui va coûter au Liban plus de quarante nouveaux milliards de dollars que nous devons ajouter à une dette publique dépassant les cent milliards et au transfert vers l’étranger de toutes les fortunes colossales gagnées sur les deniers publics volés, nous disons clairement que le président de la République libanaise ainsi que tous les présidents qui l’avaient précédé sont les premiers responsables de ce qui se passe sur le territoire de notre pays, et leur responsabilité est égale à toutes celles des membres de la classe dominante, que ce soient ceux qui nous gouvernent actuellement ou ceux qui se sont désisté à la suite du soulèvement du 17 octobre 2019.
Oui, ils sont tous responsables des malheurs qui nous tombent sur la tète, tant à cause des politiques qu’ils ont adoptées qu’à cause de la corruption et du clientélisme qu’ils ont toujours pratiqués et, surtout, des tutelles étrangères, régionales et internationales, qu’ils recherchent sans cesse, allant même jusqu’à demander à certaines puissances de venir nous gouverner !!!
Le président Aoun est, donc, le premier responsable de ce que nous vivons depuis cinq ans. Et il ne suffit pas de répéter qu’on lui a mis des bâtons dans les roues pour se démarquer des autres, parce qu’en tant que président de la République il aurait pu, s’il l’avait voulu, dévoiler ce qui se trame contre les intérêts du pays mais aussi jeter son gant à la face de ceux faisait obstacle aux réformes et appeler à une Conférence nationale constituante afin de redessiner les grandes lignes d’un nouveau régime démocratique et non confessionnel et d’un État de droit…
Nous lançons ce défi bien que nous soyons sûrs que ni le président de la République ni aucun de ceux qui partagent le pouvoir avec lui de par le régime des quotas confessionnels instauré au Liban n’est prêt à se dessaisir « du fauteuil » qu’il occupe en faveur de la sauvegarde de la patrie…
Nous lançons ce défi aussi pour attirer l’attention de notre peuple sur le danger d’une nouvelle guerre confessionnelle qui se profile dans les discours tenus par tous les émirs des confessions religieuses du pays, dont certains vont même jusqu’à poser le problème de la résistance contre l’entité israélienne tandis que d’autres font barrage à tout changement au nom de cette même résistance. Une guerre dont l’enjeu réel est les richesses découvertes dans les eaux territoriales libanaises ; richesses qui peuvent, si elles sont bien gérées, garantir le développement du pays, mais qui, malheureusement, suscitent l’appétit de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir ainsi que les puissances internationales et régionales.
Nous lançons ce défi tout en sachant que l’image de Géhennem – l’enfer, dessinée par le président Aoun le 21 septembre, est très proche de notre vécu, surtout que les réserves en dollars sont au plus bas et que le gouvernement sortant de Hassan Diab n’a rien fait ni pour récupérer l’argent volé ni pour mettre en œuvre les mesures nécessaires capables d’arrêter la dépression galopante. Cela veut dire que la livre libanaise ne peut que poursuivre sa chute libre face au dollar ; en même temps, on prévoit la fermeture d’entreprises, surtout dans le domaine du tourisme, entraînant le chômage des centaines de milliers de nouveaux travailleurs(femmes et jeunes notamment) qui viendront s’ajouter, ainsi que leurs familles, aux deux millions de démunis, et l’on s’attend à ce que l’État ne soit plus dans la possibilité de payer les salaires et les retraites… Tout cela, en plus de la pénurie des denrées alimentaires et des médicaments qui deviennent de plus en plus chers, ne manquera pas de provoquer l’extension des maladies et de la mort parmi la population.
Nous lançons ce défi tout en sachant bien que si Moustapha Adib arrive à former un nouveau gouvernement, ce que nous en doutons*[1], ce gouvernement ne sera pas meilleur que ses prédécesseurs et il n’arrivera pas à trouver les solutions aux crises aiguës auxquelles nous faisons face ; d’ailleurs, toutes les aides proposées, à commencer par le Fond Monétaire International (FMI) et toutes les puissances capitalistes qui le dirigent et à finir par la Turquie et l’Iran, ont leurs agendas propres et leurs objectifs qu’ils ne prennent pas la peine de cacher. Et nous savons bien que dans de pareils cas, pleurer sur les ruines, à l’exemple des poètes de la Djahiliya, est inefficace, tout comme certains slogans creux brandis par des forces dites « révolutionnaires », parce que de telles manifestations verbales ne peuvent ni éloigner notre peuple du danger de « la descente aux enfers » ni, surtout, pousser les corrompus et les corrupteurs vers cet enfer qui nous est destiné.
Que faire, alors ?
Des mesures rapides et concluantes doivent être prises dans le sens du rassemblement des représentants des forces politiques, syndicales et populaires radicales afin d’unir leurs efforts pour tenir une Conférence nationale constituante…
Le but d’une telle Conférence ?
L’élection d’un Comité démocratique susceptible de diriger le pays, d’une part, mais aussi de mettre au point un programme minimum de sauvegarde patriotique basé sur deux assises : la première, la rédaction d’une nouvelle Constitution mettant les institutions à l’abri des quotas confessionnels (avec ce que cela exige sur le plan de l’instauration d’une nouvelle loi électorale) ; la deuxième, la proclamation de nouveaux statuts personnels civils qui mettront fin aux divisions intestines du peuple sur des bases erronées parce que n’ayant rien à voir avec la lutte de classe.
Ainsi, le Liban sera vraiment mis sur la voie qui le mènera vers des horizons radieux.
Marie Nassif – Debs
Article paru le 25 septembre – Traduit le 27 septembre 2020
[1] L’article parut la veille du désistement de M. Adib.