L’élection de Obrador au Mexique est un petit séisme dans ce grand pays voisins des Etats-Unis. Suscitant espoir mais aussi vigilance. Comme le montre l’appel à la mobilisation lancé par nos camarades du parti communiste mexicain et comme l’illustre le témoignage de Christophe Ventura pour nos amis du site mémoire des luttes.
Communiqué du Bureau politique du Comité central du PCM[1]
Sur le résultat des élections présidentielles: recomposition de l’hégémonie bourgeoise.
Le résultat des élections fédérales a confirmé la victoire présidentielle d’Andrés Manuel López Obrador et la constitution d’une majorité dans les chambres des députés et sénateurs issue de la coalition qui l’a désigné, qui obtient également la majorité au sein du gouvernement de Mexico et la majorité des gouvernements des États qui étaient disputés.
Le résultat du vote populaire est conforme au choix que la plupart des monopoles au Mexique avaient déjà fait, exprimant leur soutien de différentes manières, intégrant leurs représentants dans la campagne électorale de la coalition, y compris les monopoles des médias Televisa et TV Azteca – autrefois ses adversaires et maintenant promoteurs de sa figure -. Les groupes économiques et leurs cadres politiques sont représentés dans les différentes équipes que présentait López Obrador, y compris son Cabinet : il est clair, sans ambiguïté, que le pouvoir des monopoles est assuré, que la dictature de classe de la bourgeoisie continuera.
López Obrador a catalysé le malaise engendré par 36 années de politiques de privatisation qui ont minimisé les droits sociaux, syndicaux et démocratiques. Il l’a fait à travers un discours démagogique, avec l’ancienne recette de l’unité nationale – utilisée précédemment de 1936 à 1982 par le PNR-PRM-PRI -, un concept qui entend se placer au-dessus des antagonismes sociaux et de classe, comme étant une option supposée interclassiste, représentant également les exploités et les exploiteurs, les riches et les pauvres, les bourgeois et les prolétaires. La gestion néolibérale des gouvernements de Miguel de la Madrid, Carlos Salinas, Ernesto Zedillo, Vicente Fox, Felipe Calderón et Enrique Peña Nieto, a été responsable de la destruction de l’ensemble de l’ejido (propriété collective paysanne), de la dépossession des terres, de la destruction de l’enseignement public et de la sécurité sociale, de la privatisation des entreprises d’Etat, de l’appauvrissement accéléré de la population qui atteint 53 millions, de l’augmentation massive des émigrés, du recul constant des salaires face à l’augmentation irrésistible du panier moyen et du coût de la vie, du chômage, et aussi de la violence généralisée déclenchée dans la soi-disant guerre contre la drogue qui dure depuis plus de dix ans, laissant plus de 200.000 morts et disparus. L’ensemble de ces politiques néfastes a généré une insubordination ouvrière et populaire latente, avec des manifestations différentes au cours des dernières années. Cependant, cela a été temporairement contrôlé sous les illusions d’un changement dans la coalition d’Obrador. Mais l’aspiration à résoudre les problèmes essentiels de la classe ouvrière et des secteurs populaires sera déçue : dans la même lignée que son Projet Alternatif de Nation, ses discours et ses opinions, ses alliances, López Obrador en tant que président élu a déjà ratifié les mesures qui donnent un aperçu clair de son mandat. C’est-à-dire : l’autonomie de la Banque du Mexique, la discipline financière et fiscale, le respect des engagements avec les banques et les organisations financières internationales, et aucune expropriation ou confiscation. Il a également confirmé que sa lutte contre la pauvreté sera basée sur des palliatifs, sur des mesures d’aide sociale pour les personnes âgées, les personnes handicapées et des bourses pour les étudiants. Il tente donc de traiter un cancer en phase terminale avec de l’aspirine. Ce n’est pas un hasard si ce qu’il entend affirmer en premier lieu est la garantie de la liberté d’entreprise, un signe de distinction du projet de classe qu’il représente.
Un autre élément démagogique du discours d’Obrador est que ce serait en résolvant le problème de la corruption qu’on résoudrait les grands problèmes nationaux. Plus encore, López Obrador estime que la corruption est la base de « l’inégalité économique et sociale ». Insistant sur cette idée, en opposition à l’argument scientifique selon lequel la racine du problème est l’exploitation du travail salarié et l’appropriation privée de la richesse produite socialement, il maintient comme innovation théorique de son invention que la corruption est la racine des problèmes du Mexique. Avec l’honnêteté et l’austérité, il pourra blanchir, maquiller le capitalisme, mais aucun problème n’aura de solution tant que, dans le conflit capital/travail, la balance penche du côté du profit et de l’accumulation en faveur de la bourgeoisie. Atténuer les problèmes, éteindre le feu, appliquer le contrôle des dommages, est la tâche que López Obrador promet, pour assurer la stabilité du système dans une période de turbulence, démobilisant ceux qui ont voté pour un changement et provoquant à long terme un reflux de la lutte sociale.
Une autre question doctrinale que nous ne pouvons ignorer est sa conception de l’État et de ses fonctions : revendiquant l’idéologie bourgeoise issue de la Révolution mexicaine, il conçoit l’État comme au-dessus des classes sociales, comme l’expression représentative de la citoyenneté, des « riches et pauvres ». Cette formule a servi autrefois à la bourgeoisie pour gouverner et pour construire des consensus sociaux, c’est-à-dire à identifier les exploités avec les intérêts de leurs exploiteurs.
Une idée qui est renforcée par le triomphe d’Obrador est celle de la « transition démocratique ». Dans la voix des centres d’affaires, de leurs stylos et leurs organes, l’illusion que le pouvoir étatique exercé sur les travailleurs émane du peuple lui-même tient sa « démonstration » par ce troisième changement de parti au pouvoir, qui détermine la composition du cabinet et exerce le pouvoir exécutif. Le Parti, le gouvernement, la direction ont changé, mais pas l’Etat. Ce discours masque le fait que, quel que soit le changement de parti, les mêmes centres d’affaires concentrent le pouvoir économique et que, précisément à travers ce pouvoir économique, déterminent la réalité du pays. Ils dirigent, à travers une myriade de cadres placés ou cooptés par eux-mêmes, les fonctions du pouvoir d’Etat : cet Etat ne prendra aucune mesure qui ne respecte pas leurs intérêts, et sans affecter leurs intérêts tout changement des conditions de vie des travailleurs est impossible. Par exemple, au-delà de l’entourage honnête du mandataire en question, que se passera-t-il concrètement lorsque l’IMSS (Institut Mexicain de la Sécurité Sociale) ou l’INFONAVIT (Institut du Fonds National pour le Logement des Travailleurs) accepteront que les entreprises déclarent des salaires inférieurs aux salaires réels ? Est-ce que cette corruption sera extirpée par une simple décision de l’exécutif ?
En vertu de ces conceptions, en tenant compte de l’expérience historique et des lois du capitalisme, il sera nécessaire, pour assurer la « liberté d’entreprise », pour remplir ses accords avec les monopoles, et suivant ses critères interclassistes, de réaliser des pactes ou des accords entre ouvriers et patrons, dans lesquels la classe ouvrière devra resserrer sa ceinture pour que le capital maximise ses profits. Selon ces conceptions, récupérer les droits du travail et les droits sociaux n’est pas une priorité : ce sont des exigences qui doivent finir aux archives. Au contraire, le PCM se battra avec les travailleurs pour renverser la réforme du travail approuvée par le Pacte pour le Mexique en 2012.
Carlos Salinas et López Obrador se sont trouvés d’accord sur le fait qu’il est temps pour la réconciliation nationale. Les candidats Meade et Anaya ont reconnu rapidement et avec élégance la victoire d’Obrador, un événement sans précédent et applaudi par l’opinion publique. Que signifie cette pantomime ? En premier lieu, que les conflits inter-bourgeois sont maintenant résolus dans des cadres institutionnels, et qu’il est temps de resserrer les rangs pour surmonter la crise économique et de domination. Ces réactions ne sont pas une surprise pour les communistes : avant les élections, à notre Conférence Politique, nous avons affirmé que la bourgeoisie avait déjà choisi de permettre à un gouvernement de la nouvelle social-démocratie de gérer ses intérêts et de surmonter les conflits auxquels elle est confrontée. L’inconfort, l’insatisfaction, les conditions objectives de la faim, le chômage, la pauvreté, l’exploitation, l’insalubrité, les bas salaires, l’émigration, les féminicides et les centaines de milliers de morts, tout cela a produit des éclosions qui montrent qu’il existe une disposition de la classe ouvrière et des secteurs populaires à aller plus loin : les protestations pour Ayotzinapa, les protestations contre l’augmentation du prix de l’essence, les centaines de conflits qui confirment une tendance invariable et croissante à l’insubordination. Et c’est l’une des significations de l’élection d’Obrador : la recomposition de l’hégémonie bourgeoise, réalisant qu’une part importante de la volonté populaire identifie à tort ses intérêts avec ceux de ses oppresseurs et exploiteurs, avec la médiation de la nouvelle social-démocratie, qui à partir de maintenant prend la relève du conseil qui gère les intérêts du capital dans notre pays : l’État mexicain. Il ne s’agit pas d’une défaite infligée au « système politique » par AMLO ; au contraire, c’est sa bouée de sauvetage avec l’unité nationale et la réconciliation nationale, qui signifient en pratique la protection de la légalité bourgeoise et du système actuel des partis contre la délégitimation et la haine qu’ils ont gagnées.
Nous notons qu’une frange des secteurs populaires décide pour la première fois de s’exprimer politiquement ; plusieurs millions qui, n’ayant pas d’autre choix dans les bulletins de vote, décident d’exercer le vote pour la première fois, participent d’une manière ou d’une autre à la vie politique. Ce n’est pas notre intérêt que les gens désillusionnées retournent à l’apolitisme. Ajoutés à une grande partie de la masse des électeurs d’Obrador, ils expriment aujourd’hui une volonté de changer et de manifester leur fatigue, sans nécessairement assumer le projet d’Obrador. Nous avons le devoir d’expliquer massivement la proposition communiste du pouvoir ouvrier comme une solution objective et nécessaire aux grands problèmes nationaux. Sur cette frange de la population prolétaire nous déclarons ouvertement que notre intérêt est qu’elle ne soit pas immobilisée, qu’elle franchisse la porte de la participation politique et qu’elle rejoigne la lutte pour imposer ses intérêts avec la classe ouvrière.
De la même manière que contre Peña Nieto, notre lutte se poursuit contre l’Etat bourgeois continué dans le gouvernement de López Obrador. Nous appelons les travailleurs :
- A se battre pour reconquérir les contrats collectifs, à rétablir par les faits le droit de grève, le droit d’organisation syndicale, l’échelle mobile des salaires, à mettre fin aux impôts sur le travail. A inverser la réforme du travail et la réforme de l’éducation.
- A lutter pour mettre fin à la compromission des syndicats (charrismo), pour mettre fin aux chefferies dans le mouvement ouvrier, pour la syndicalisation massive, pour l’unité syndicale, pour la reconstruction du mouvement ouvrier à partir de ces positions de classe.
- A se battre pour récupérer des pensions et des retraites décentes, et mettre un terme aux néfastes AFORES (Administradoras de Fondos para el Retiro). Pour renforcer la sécurité sociale.
- A se battre pour que l’Etat assure le logement, la sécurité sociale et la santé pour tous les travailleurs, formels et informels.
- A lutter pour l’expropriation de tous les biens mal acquis, résultats du processus de privatisation, et pour le contrôle des travailleurs sur les moyens de production concentrés. Pour la nationalisation des banques, du commerce extérieur et du régime de change.
- A se battre pour l’extirpation radicale de toute la base du réseau économique et politique de l’industrie du trafic de drogue, qui assassine, fait disparaître et détruit les familles ouvrières.
- A lutter pour rompre avec l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) et avec tous les accords avec le FMI et la Banque Mondiale.
- A se battre pour annuler la dette extérieure.
- A exiger la restitution – vivants – des étudiants normaliens d’Ayotzinapa et des milliers de disparus, et la punition des coupables, ce qui implique nécessairement la punition de Peña Nieto et d’Angel Aguirre, ainsi que de ceux qui sont responsables d’avoir dirigé le gouvernement de l’Etat de Guerrero. Pour la justice contre tous les crimes d’Etat commis au cours des dernières décennies.
- A se battre pour la défense inconditionnelle des migrants d’Amérique centrale au Mexique et des Mexicains aux États-Unis.
- Pour l’unité de la classe ouvrière avec des objectifs et des drapeaux politiques indépendants pour constituer un puissant front anticapitaliste et antimonopoliste pour le renversement du capitalisme, pour le pouvoir ouvrier et le socialisme-communisme.
Le Parti communiste du Mexique, réitérant son indépendance vis-à-vis de quelconque option bourgeoise, réfutant la tromperie selon laquelle il serait en train de se produire au Mexique un basculement vers la gauche, luttera tous les jours pour les objectifs et les intérêts de la classe ouvrière, sans aucune illusion dans le gouvernement Obrador.
Cette première analyse du nouveau gouvernement sera approfondie au XVII Plénum de notre Comité central, se réunissant prochainement, et dans notre sixième Congrès qui se tiendra à Mexico les 3, 4 et 5 Août.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!
Le Bureau politique du Comité central
AMLO : l’espoir à l’épreuve des pouvoirs réels au Mexique
par nos amis de Mémoire de luttes – http://www.medelu.org/AMLO-l-espoir-a-l-epreuve-des
Christophe Ventura a participé à une mission d’observation internationale des élections mexicaines (1er juillet 2018) dans le cadre d’une délégation internationale de la Red universitaria y ciudadana por la paz (Réseau universitaire et citoyen pour la paix).
Nous sommes à Acolman (« Homme avec une main ou un bras » en langue náhuatl). Comme partout au Mexique, un événement historique se prépare ce 1er juillet 2018 dans cette ville de 80 000 habitants située à 40 kilomètres de Mexico.
Mais, pour l’heure, en ce début d’après-midi d’été, un calme indolent règne sur la place principale de la cité où est installé un bureau de vote pour l’élection des autorités locales, du gouverneur de l’Etat de Mexico (EDOMEX), ainsi que de la Chambre des députés, du Sénat et du président de la République mexicaine. La plupart des habitants a déjà participé au scrutin dès les fraîches heures de la matinée. Désormais, la Plaza del Reloj (Place de l’Horloge) appartient à de vieilles Dodge increvables qui siestent royalement le long des trottoirs, offrant leur ombre rafraîchissante aux autres habitants de la ville : les chiens errants.
A l’extérieur de l’agglomération, les champs de nopales (cactus de la famille des figuiers de barbarie auquel s’accrochent en crête les délicieuses et charnues tunas) défilent le long de l’autoroute Mexico-Tuxpan envahie de nids-de-poule, mais vide de ses usagers habituels.
Pourtant, dès 19 heures, tout change. La ville s’anime, une foule de passants surgit et s’amasse. Un bruit court, rapidement confirmé par de premiers communiqués, en particulier ceux de ses adversaires qui reconnaissent immédiatement leur défaite. Il a triomphé. « Il » ? Andres Manuel Lopez Obrador (dit AMLO). Après deux tentatives empêchées par la fraude en 2006 et 2012, l’ancien dirigeant du Parti de la révolution démocratique (PRD) – ayant rompu avec lui en 2014 pour fonder le Mouvement de régénération nationale (Morena) – remporte largement ces élections à la tête de sa coalition Juntos Haremos Historia (Ensemble, nous ferons l’histoire – JHS [1]). Avec 53% des voix – 30 millions de voix – et 63 % de participation (du jamais vu au Mexique), l’ancien maire de Mexico (2000-2005) s’adjuge tous les leviers du pouvoir politique national (exécutif, puissante majorité au Congrès – à la différence, par exemple, de l’ancien président Lula au Brésil en 2002 –, dans les Etats fédérés, ville de Mexico, municipalités [2]).
Ainsi, pour la première fois depuis la transition démocratique (inachevée) de 2000, un président de centre-gauche est élu au sein la seconde puissance d’Amérique latine. L’événement est tectonique et il faut l’apprécier à l’aune d’un contexte bien singulier. Le Mexique n’est pas un pays comme les autres. Proche de la décomposition sociale, institutionnelle et politique, il est l’un des pays les plus violents au monde. Soumis à l’emprise de la corruption généralisée et du crime organisé, il est devenu le royaume des cartels du narcotrafic, directement connecté au plus important marché de consommation de drogues au monde : les Etats-Unis.
Cette campagne électorale 2018 ne s’est pas affranchie des maux qui saignent la société mexicaine. Au contraire, elle en a été le nouveau révélateur tragique. Plus de 130 responsables politiques locaux ont été assassinés dont une quarantaine de candidats. Autour de 600 autres candidats auraient renoncé avant le terme de l’élection pour cause de menaces physiques lourdes, tandis que le pays traverse une recrudescence de la criminalité généralisée. Ainsi, près de 27 000 assassinats ont eu lieu en 2017, soit 80 par jours (200 000 depuis les débuts de la « guerre contre la drogue » lancée en 2006 [3]). Les inégalités sociales sont abyssales : 1 % des plus riches concentrent 36 % de la richesse nationale. La pauvreté, elle, touche 46 % de la population.
Cette victoire est historique. AMLO et sa coalition ont brisé le système bipartite corrompu du pays en reléguant l’improbable coalition formée par le Parti d’action nationale (PAN) – droite – et le PRD – gauche – à 23 % et le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a gouverné 71 ans avant 2000 et six ans entre 2012 et 2018, à moins de 17 %. Cette secousse mexicaine s’inscrit dans une dynamique internationale plus large confirmant, dans un nombre croissant de pays et sous des formes différentes, l’existence d’un puissant mouvement de rejet des partis traditionnels au pouvoir. Insurrection démocratique contre un système oppresseur et ses fondés de pouvoir, le vote en faveur de AMLO – largement porté par la jeunesse du pays – est apparu aux Mexicains comme le moyen d’en finir avant toute chose avec un système politique et une société qu’ils considèrent épuisés par la corruption (entre le monde politique et économique) et le narcotrafic (articulé au phénomène précédent). Cette réaction exprime le souhait de se réapproprier un pays devenu quasi ingouvernable.
Une victoire pour quoi faire ?
Le cœur du projet porté par AMLO est, dans ce contexte, la lutte contre la corruption. Cette dernière coûterait chaque année au pays plus de 10 % du montant de son produit intérieur brut (PIB), soit plus de sept milliards de peso en 2017 [4]. Le pari du nouveau président consiste à affirmer que lutter contre ce phénomène prédateur des institutions publiques et de la démocratie conduit inévitablement à la nécessité d’opérer une transformation des pratiques et du système économiques. Selon Carlos Urzua, futur ministre de l’économie d’ores et déjà nommé par AMLO, ce combat pourrait d’emblée rapporter à l’Etat jusqu’à 2 % du montant du PIB national en 2019 [5].
Réduction drastique des revenus et du train de vie des hauts fonctionnaires et du personnel élu et politique, austérité dans les dépenses de l’Etat pour son fonctionnement, centralisation des achats dans les administrations publiques pour réduire le nombre de guichets, renforcement des règles de contrôle dans l’attribution des marchés publics, audit des pratiques financières dans l’Etat en lien avec des ONG spécialisées, etc., constitueront les premières actions du nouveau gouvernement en la matière.
Plus largement, le projet proposé par AMLO se résume dans une formule prononcée dès le soir de la victoire : « Réconciliation de la nation ». Le nouveau président ambitionne de maintenir et de renforcer l’alliance qu’il a su construire et incarner pendant la campagne entre les secteurs de la gauche politique et sociale démocratique et une fraction des élites économiques (notamment du nord industriel du pays) convaincue qu’il faut éviter une décomposition finale de l’Etat mexicain et de la société dans son ensemble (corruption, narcotrafic, pauvreté, inégalité). Et ce, afin de conserver la confiance minimale des investisseurs internationaux, garantir une sécurité juridique et politique pour leurs investissements et pouvoir développer des activités sur un marché intérieur fonctionnel dans lequel puisse exister une demande tirée par la consommation populaire.
De ce point de vue, la stratégie de AMLO rappelle celle développée par Lula au Brésil en 2002 pendant son premier mandat : proposer un pacte « gagnant-gagnant » entre le secteur privé productif national et les classes populaires autour d’un intérêt commun : la souveraineté mexicaine. Les premières annonces du futur ministre de l’économie mexicain confirment cette orientation. D’un côté, il affirme qu’aucun équilibre du système économique et financier actuel ne sera remis en cause. L’austérité budgétaire et fiscale sera maintenue afin de conserver l’impératif d’excédents primaires dans le budget de l’Etat, aucune augmentation des impôts n’interviendra, l’autonomie de la banque centrale et du système monétaire flottant entre le peso national et le dollar sera garantie, les accords de libre-échange seront respectés et poursuivis, une nouvelle zone franche avec exonérations fiscales à la frontière avec les Etats-Unis sera prévue, la réforme pétrolière et énergétique de 2013 (privatisation de la société Petróleos Mexicanos, Pemex) ne sera pas remise en cause bien que le gouvernement se réservera le droit de réviser les contrats de concession au cas par cas et d’évaluer les coûts inefficaces.
De l’autre, le nouveau ministre affirme qu’il souhaite augmenter à moyen terme les investissements publics – notamment dans le cadre de partenariats public/privé – à hauteur de 5 % par an pour moderniser, entre autres, le système de santé et les infrastructures. Déclinant les engagements programmatiques de AMLO, il annonce le développement de l’agriculture nationale (en marge des engagements du pays vis-à-vis des accords de libre-échange, notamment de l’Accord de libre-échange nord-américain – Alena), l’augmentation du salaire minimum journalier (qui sera doublé dans la zone frontalière industrielle avec les Etats-Unis), la maîtrise de la hausse des prix de l’essence, l’annulation de la réforme de l’éducation de 2013 et le lancement d’une grande réforme de l’institution permettant une meilleure prise en charge des jeunes issus des milieux pauvres (personnels recrutés par le crime organisé et les cartels de la drogue). La Constitution sera amendée pour inscrire le principe de gratuité de l’enseignement à tous les niveaux, notamment supérieur. Le ministre confirme également une réforme du système de retraite en faveur des bénéficiaires (revalorisation des pensions) et pour l’ouvrir à de nouveaux. Il annonce l’annulation du décret pris par l’actuel président Enrique Peña Nieto prévoyant la privatisation de l’eau. Enfin, l’unification des commandements de police et des organismes de sécurité impliqués dans la lutte contre le narcotrafic est prévue. Selon M. Urzua, l’argent tiré de la lutte contre la corruption et de la réduction du coût de la vie publique permettra de financer nombre de ces orientations.
Cette « réconciliation » de tous ceux qui veulent un changement politique au Mexique tente de sceller, autour de ces orientations parfois contradictoires, un « pacte médian » entre des secteurs aux intérêts divers. Un tel projet, dont plusieurs expériences ont montré qu’il était souvent mis à mal dans les faits, notamment lorsque la conjoncture économique est morose, se confronte de surcroît à des défis d’une tout autre nature au Mexique.
En effet, de nombreux pouvoirs existent dans ce pays en dehors du gouvernement et des institutions officielles. Le narcotrafic, la violence politique, l’existence d’un « Etat profond » alimenté par les intérêts troubles des forces armées et de l’appareil sécuritaire, l’hyperpuissance des pouvoirs économiques et financiers, la pauvreté, les inégalités et la dépendance du modèle économique et de développement national aux chaînes de production et de valeur des multinationales, notamment américaines, se dressent comme autant d’obstacles sur la route du nouveau gouvernement de AMLO. De quelles marges de manœuvre disposera-t-il ? Pourra-t-il s’appuyer sur un mouvement populaire mobilisé ? Plus qu’ailleurs, être au gouvernement au Mexique ne signifie pas détenir le pouvoir dans ce pays, surtout lorsqu’il s’agit d’y mener des politiques à contre-courant des intérêts établis.
Eviter l’effondrement de l’Etat et du système institutionnel, reconstruire et consolider la souveraineté du Mexique sur les plans politique, économique et géopolitique. Telle est, quoi qu’il en soit, la perspective dessinée par le nouveau pouvoir plébiscité par les Mexicains.
Sur le plan géopolitique, cette orientation se vérifiera dans l’évolution des relations avec les Etats-Unis de Donald Trump. Au poste de ministre des affaires étrangères, AMLO a choisi Marcelo Ebrard (d’origine française), dont l’action en faveur de Hillary Clinton pendant l’élection présidentielle américaine a été intense. M. Ebrard a notamment organisé le mouvement « Voto latino » en faveur de la candidate démocrate et s’est plusieurs fois exprimé publiquement contre Donald Trump et son projet de mur à la frontière avec son pays.
De son côté, AMLO a pris les devants vis-à-vis du locataire de la Maison Blanche en lui proposant, dès le lendemain de son élection, l’ébauche d’un nouveau cadre de relations et de coopération, tandis que la renégociation de l’Alena est, de facto, suspendue et renvoyée à la prochaine mandature du Congrès américain. Dans ce contexte, le nouveau président mexicain – favorable au maintien de l’Alena et dont les équipes intégreront celle actuellement en charge de la négociation – lui a soumis l’idée « d’explorer un accord intégral, des projets de développement qui créent des emplois au Mexique, et à partir de là, qui réduisent la migration et améliorent la sécurité ».
De son point de vue, ces propositions doivent répondre à une plus grande exigence d’autonomie et de souveraineté du Mexique. Le nouveau président mexicain s’est déjà exprimé sur le dossier sensible de l’immigration en rejetant le projet de mur de Donald Trump et en refusant sa demande consistant à ce que le Mexique gère directement l’immigration centre-américaine (El Salvador, Guatemala, Honduras) vers les Etats-Unis à sa frontière sud. Il s’est opposé à ce que son pays fasse le « sale travail » pour les Etats-Unis. Les contrôles se maintiendront à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique a fait savoir AMLO.
Le 13 juillet, une rencontre avec le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo s’est tenue à Mexico. AMLO, MM. Ebrard et Urzua ont confirmé leur orientation en abordant trois sujets avec le chef de la délégation américaine : l’Alena, le développement économique et la question migratoire. Qualifiée de « cordiale », cette rencontre aurait permise, selon M. Ebrard, d’aborder avec un « un optimisme raisonnable » la perspective d’« améliorer la relation avec les Etats-Unis ».
Quelles seront les marges réelles du nouveau gouvernement élu face à un pays qui lui assure près de la moitié de son PIB par ses importations (agriculture, pétrole, pièces détachées liées aux chaînes de production des entreprises américaines, 80 % des exportations mexicaines se dirigent ainsi vers le marché nord-américain) ? Les Etats-Unis qui, de surcroît, se lancent dans une guerre commerciale majeure contre la Chine dans laquelle ils pénaliseront les alliés de Pékin, dont la présence est croissante au Mexique aux côtés de l’Union européenne, autre adversaire de Washington ? Jusqu’ici, les deux puissances renforçaient leurs investissements et leur présence au Mexique pour pouvoir exporter plus facilement aux Etats-Unis. Quant à lui, confronté à une politique de répression commerciale et migratoire de la part de Washington depuis 2016, le Mexique a soigné le renforcement de ses relations avec ses nouveaux partenaires.
La stratégie de Washington vis-à-vis du nouveau président du Mexique consistera certainement à lui offrir la possibilité d’une nouvelle alliance, mais aux conditions fixées par Donald Trump. AMLO sera sommé de choisir entre tous ces acteurs. Dans ce contexte, il devra également répondre à une autre question : quelle sera, dans ces conditions, son projet pour l’Amérique latine ? Souhaitera-t-il – ce qu’il n’a pas démontré jusqu’à présent – assumer un rôle de leader régional ? Quelles positions prendra-t-il dans les dossiers chauds de la région : Venezuela, Brésil, intégration régionale ? Autant de sujets sur lesquels ses positions ne sont pas encore connues aujourd’hui.
Mais pour l’heure, sur l’autoroute Mexico-Tuxpan, un rayon de soleil vient revitaliser le mur décrépi du « Super Motel Titanic », quelque part entre Acolman et les pyramides de la cité des dieux de Teotihuacan.
[1] Coalition constituée par Morena, le Parti du travail (gauche), et Espace social (parti religieux évangélique conservateur).
[2] A la Chambre des députés, la coalition s’assure 312 sièges sur 500 (majorité absolue). Au Sénat, 70 sur 128 (majorité relative). Le mouvement dirigé par AMLO remporte également 31 des 32 Etats du pays. Le PRI s’effondre. De 207 sièges à la Chambre, il passe à 42. Au Sénat, il passe de 55 à 14 sièges.
[3] « México cerrará 2017 como el más violento en 20 años », El Pais, 23 décembre 2017, (elpais.com/internacional/2017/12/23/actualidad/1513997748_288693.html)
[4] « Coparmex apoya combate a la corrupción que plantea AMLO », Forbes Mexico, 4 juillet 2018, (www.forbes.com.mx/coparmex-apoya-combate-a-la-corrupcion-que-plantea-amlo/)
[5] « Combate a la corrupción ahorrará hasta 2% del PIB : Urzúa », El Financiero, 3 juillet 2018, (www.elfinanciero.com.mx/elecciones-2018/futuro-gobierno-espera-ahorros-de-hasta-2-del-pib-por-combate-a-la-corrupcion-carlos-urzua)