Aux États-Unis d’Amérique, la campagne des élections présidentielles est lancée, avec comme drôle de premier tour, les primaires. Celles du parti Démocrate mettent aux prises un candidat se réclamant du « socialisme », Bernie Sanders, face à des libéraux et même au milliardaire magnat de la presse financière Bloomberg, ex-maire républicain de New-York. Les derniers scrutins ont mis en évidence une percée importante de Sanders. Ses propositions phares, notamment de généraliser un système de sécurité sociale publique obligatoire, d’augmenter le salaire minimum, de combattre les prêts étudiants mais également ses positions modérées vis-à-vis de la Palestine ou de Cuba lui valent désormais de violentes attaques, sur le mode d’un anticommunisme virulent. Ce qui n’est pas sans paradoxe puisque le sénateur du Vermont, s’il se revendique progressiste, n’est assurément pas communiste, ni même socialiste au sens dont on pourrait le comprendre en France.
John Catalinotto de la rédaction de Workers World a accordé une interview à Initiative Communiste permettant de décrire le contexte de ces primaires démocrates aux États-Unis mais également d’apporter une analyse politique de la situation pour les travailleurs des USA, en termes de lutte comme en termes de stratégie d’action à l’occasion de cette campagne électorale.
Initiative Communiste : Comment évaluez-vous le premier mandat de Trump en termes sociaux, politiques, culturels et géopolitiques ?
John Catalinotto : Trump a réussi à transférer une énorme quantité de richesses de la classe ouvrière, y compris des secteurs les plus opprimés vers les secteurs les plus riches et les plus élitistes de la société américaine. Il l’a fait principalement de deux manières :
l’une consistait à modifier les lois fiscales afin que les revenus les plus élevés soient imposés à un taux beaucoup plus bas, en réduisant également les impôts sur les bénéfices des sociétés, les gains en capital et la richesse héritée – ces changements aident tous les super riches ;
la deuxième façon était par des privatisations, par l’ouverture des terres publiques à une exploitation privée, comme la côte de l’Alaska et certaines parties de l’Ouest américain. Ce cadeau à sa classe milliardaire lui a valu le soutien continu de ce secteur de la société, même si une partie de la classe dirigeante considère Trump comme un président incompétent qui ne comprend rien aux affaires étrangères. Il remplit leurs coffres avec de l’argent. Et ils l’aiment pour ça.
Politiquement, Trump a polarisé la société. Il y a moins de coopération que jamais ces derniers temps entre le Parti Républicain de Trump et le Parti Démocrate, qui sont à la fois des partis pro-capitalistes et pro-impérialistes. Tous les présidents américains disent des mensonges. Culturellement, Trump a éliminé les faits du discours public et les a remplacés par une rhétorique qui souligne son idéologie réactionnaire : racisme, misogynie, islamophobie, commentaires anti-LGBTQ sont le fil d’actualité quotidien du président des États-Unis. En réaction à cette évolution, à gauche, il y a eu une croissance d’un mouvement social-démocrate qui est contre Trump et aussi pour les réformes sociales. La plupart de ces réformes avaient déjà été conquises dans de nombreux pays impérialistes européens entre 1945 et 1990, comme les soins de santé universels, l’éducation gratuite, de meilleures prestations de retraite. Les commentaires réactionnaires quotidiens de Trump ont également dopé la dynamique des partis fascistes, des milices d’extrême droite, etc.
Géopolitiquement, Trump a poursuivi ses efforts pour atteindre les mêmes objectifs que les administrations avant lui, à savoir la domination impérialiste américaine des pays opprimés et l’hégémonie américaine au sein du monde impérialiste. Il appelle plus ouvertement à des traités plaçant les «États-Unis d’abord» par opposition aux traités mondiaux. Ses attaques ont d’abord semblé menacer l’alliance formée à travers l’OTAN, mais elles se sont révélées n’être que des demandes que les puissances impérialistes européennes paient plus cher pour l’alliance militaire et acceptent de n’avoir que moins de miettes dans le partage du butin impérialiste. Les États-Unis ont perdu une part relative de leur puissance économique (par rapport à la Chine, à l’UE) et Washington essaie de surmonter cette perte en recourant à plus de puissance militaire. C’était vrai sous Bush, Obama et maintenant sous Trump.
Initiative Communiste : y a-t-il un vrai enjeu politique, du point de vue de la classe ouvrière, lors des élections primaires du Parti Démocrate ? Pensez-vous qu’il existe vraiment des candidats du Parti Démocrate qui peuvent porter une alternative plus favorable au mouvement ouvrier et au camp du progrès social et de la paix dans le monde ?
John Catalinotto : Il est difficile d’imaginer une situation où un simple changement électoral, même l’élection du candidat le plus progressiste, apporterait un réel changement au caractère pro-capitaliste et pro-impérialiste de l’appareil d’État américain. Ce que Lénine a écrit sur le capitalisme et l’impérialisme il y a plus de 100 ans est toujours vrai : vous ne pouvez pas changer la nature procapitaliste du pouvoir d’État sans l’écraser et le remplacer par une forme d’État ouvrier ou populaire ; ce n’est pas une tâche facile.
Il y a cependant un nouveau développement à travers ces primaires démocrates. C’est la croissance d’un mouvement en faveur de Bernie Sanders, le sénateur du Vermont. Sanders se qualifie de «socialiste démocratique», mais sa version du «socialisme» est vraiment un programme de réforme du capitalisme. Néanmoins, la classe capitaliste n’est pas d’humeur à autoriser des réformes telles que la gratuité des frais de scolarité, Medicare for All (la sécurité sociale pour tous) ou l’annulation de la loi antisyndicale Taft-Hartley. Pourtant ses paroles, dans le contexte de la situation sociale réactionnaire aux États-Unis, ont conduit de nombreux jeunes à s’identifier comme prosocialistes. Sanders est le seul candidat qui recueille de grandes sommes d’argent grâce à des millions de petits dons. Les autres candidats dépendent de riches donateurs. Sanders est le seul candidat qui rassemble un public de masse enthousiaste, avec de nombreux jeunes, qui semblent vraiment prêts à se battre pour ces propositions.
La direction du Parti Démocrate s’agite pour chercher un moyen d’empêcher Sanders d’obtenir l’investiture. Sanders a déclaré que s’il perd l’investiture, il soutiendra celui que les démocrates nommeront. Cela signifie qu’une campagne sérieuse indépendante du Parti Démocrate est peu probable. Si le mouvement Sanders est suffisamment fort pour remporter les primaires et vaincre la direction du Parti Démocrate, les dirigeants du Parti Démocrate abandonneront probablement Sanders. Dans le même temps, le grand capital déplacera son soutien vers Trump. Et Trump mènera une campagne qui dépeint Sanders comme un communiste radical. C’est une lutte qui est en train de se mener.
Initiative Communiste : Quelle est la situation de la classe ouvrière et du mouvement démocratique, en termes sociaux, culturels et politiques aux États-Unis ?
John Catalinotto : Comme dans le monde entier, la défaite du socialisme en URSS en 1989-1991 a continué d’avoir des répercussions négatives sur la classe ouvrière et le mouvement démocratique aux États-Unis. Il y a eu des gains partiels sur ce que les gens appellent ici des «problèmes sociaux» (NdT sociétaux), c’est-à-dire une lutte croissante pour l’égalité des sexes, une plus grande acceptation des questions sociétales comme le mariage et les droits d’adoption pour les couples homosexuels, une plus grande présence publique pour les personnes trans. Bien sûr, Trump mène une guerre réactionnaire sur toutes ces questions. Et des attaques physiques contre des gays, des lesbiennes et des meurtres de personnes trans, des meurtres misogynes de femmes ont toujours lieu. En ce qui concerne la lutte contre le racisme, le fait d’avoir un président afro-américain pour deux mandats, ce qui semblait presque incroyable quand cela s’est produit, n’a rien fait pour empêcher la brutalité policière raciste et la discrimination raciale dans de nombreux domaines.
Les manifestations les plus massives depuis 2017 ont toutes été dirigées contre l’administration Trump et ont été en partie sous le contrôle du Parti Démocrate ou de son aile gauche. Il y a eu des manifestations de femmes contre la misogynie ouverte de Trump, en faveur du contrôle des armes à feu pour arrêter l’épidémie de décès par balle, en solidarité avec les réfugiés et les migrants, et pour la défense de l’environnement.
Les luttes de la classe ouvrière ont également pris la forme d’importantes grèves des enseignants, en particulier dans certains États où de telles actions sont illégales (Virginie-Occidentale, Oklahoma, par exemple) et à Chicago et Los Angeles. Ceux-ci ont montré qu’une résistance de la classe ouvrière est possible, bien que cette résistance ne se soit pas encore largement répandue dans la classe ouvrière.
Un grand défi pour la gauche non parlementaire aux États-Unis cette année sera de savoir comment participer aux côtés du mouvement soutenant Bernie Sanders tout en réussissant à conserver un rôle révolutionnaire indépendant. Beaucoup plus de jeunes qu’auparavant au cours des trois dernières décennies sont aujourd’hui déçus par le capitalisme et cherchent un changement radical dans la société. En ce moment, ils s’orientent vers la social-démocratie, vers les socialistes démocrates d’Amérique (DSA) par exemple. Vont-ils progresser de l’activité électorale et sociale-démocrate à consacrer leur vie à la lutte pour un changement fondamental du système ? Pendant la campagne électorale et après le vote, les organisations communistes aux États-Unis s’adapteront à cette lutte vivante, tout comme vous en France avez dû vous adapter aux changements dans le mouvement des Gilets Jaunes et à la vague de grèves défendant les droits à la retraites contre les attaques de Macron.
Initiative Communiste : Pour la Palestine, Cuba, les patriotes et les progressistes d’Amérique latine, du Proche-Orient ou d’Afrique, cela ferait-il une grande différence si un candidat « Parti Démocrate » ou « Parti Républicain » était élu?
John Catalinotto : Lorsque Trump, lors du discours sur l’état de l’Union, a présenté Juan Guaidó comme le «président du Venezuela», tous les Républicains et presque tous les Démocrates ont ovationné ce commentaire – et c’est à ce moment-là qu’il y avait tellement d’hostilité entre les deux partis que le président de la Chambre, la Démocrate Nancy Pelosi, a déchiré le discours imprimé de Trump. De plus, la procédure de destitution (Impeachment) déclenchée contre Trump était basée sur sa menace de retenir l’aide militaire au gouvernement ukrainien réactionnaire. Nous dirions donc que les deux parties ont une approche agressive et belliqueuse envers le reste du monde. Même si Sanders était élu, il devrait affronter le Pentagone, la CIA et l’énorme bureaucratie gouvernementale pour mener une politique étrangère plus pacifique. C’est plus facile à dire qu’à faire.
traduction JBC pour www.initiative-communiste.fr
Les résultats des primaires démocrates placent Sanders en favori avant le superthuesday
Avant le scrutin en Caroline du Nord, avec déjà 161 020 votes Bernie Sanders sort largement en tête des premiers caucus et primaires démocrates avec 45 délégués face à ses premiers poursuivants l’ultra-libéral Buttigieg (26 délégués et 132 358 votes ) subventionné par les milliardaires et l’ex-vice-président d’Obama, Joe Biden (15 – 66 912 votes).
Il ne détient cependant pas la majorité des délégués, mais 45% des 101 délégués élus dans l’Iowa, le New Hampshire le Nevada, et seulement 30% des voix . Pour être élu, le candidat à la primaire devra obtenir les votes de 1991 délégués. La journée de mardi 3 mars, le superthuesday, va voir une accélération dans la campagne avec l’élection de 1344 délégués simultanément dans 15 États, dont la Californie, le Texas, la Virginie et la Caroline du Nord. S’il a une forte dynamique dans les sondages et l’opinion, la journée de mardi en dira plus sur la force du soutien à Sanders, y compris dans sa capacité à défendre ses résultats dans les urnes face des institutions du parti démocrate qui lui sont très hostiles.
JBC pour www.initiative-communiste.fr
Initiative Communiste : How do you assess Trump’s first term in social, political, cultural and géopolitical terms?
John Catalinotto : Trump has succeeded in shifting an enormous quantity of wealth from the working class, including the most oppressed sectors, to the richest and most elite sectors of U.S. society. He did this mainly in two ways: One was to change the tax laws so that the highest incomes are taxed at a much lower rate, also reducing taxes on corporate profits, capital gains and inherited wealth − these changes all help the super rich; the second way was to open up public lands to private exploitation, such as the Alaskan coast and parts of the U.S. West. This giveaway to his billionaire class has won him the continuing support of this sector of society, even if some of the ruling class consider Trump an incompetent president who understands nothing of foreign affairs. He fills their vaults with money. They love him for that.
Politically Trump has polarized society. There is less cooperation than ever in recent times between Trump’s Republican Party and the Democratic Party, which are both pro-capitalist and pro-imperialist parties. All U.S. presidents tell lies. Culturally, Trump has eliminated facts from public discourse and replaced them with rhetoric that underlines his reactionary ideology: racism, misogeny, islamophobia, anti-LGBTQ comments are the daily feed from the president of the United States. In reaction to this development, on the left there has been a growth of a social-democratic movement that is against Trump and also for social reforms. (Most of these reforms had already been won in many of the European imperialist countries between 1945 and 1990, such as universal health care, free education, better retirement benefits.) Trump’s daily reactionary comments have also boosted the fortunes of the fascist parties, right-wing militias, etc.
Geopolitically Trump has continued striving for the same goals of the administrations before him, that is, U.S. imperialist domination of oppressed countries and U.S. hegemony within the imperialist world. He more openly calls for “U.S. America First” treaties as opposed to global treaties. His attacks at first appeared to threaten the NATO alliance but they have turned out to be demands that the European imperialist powers pay a greater cost for the military alliance and accept fewer crumbs of imperialist loot. The U.S. has lost relative economic power (to China, to the EU) and Washington is trying to overcome this loss by applying more military power. That was true under Bush, Obama and now under Trump.
Initiative Communiste : is there a real policial issue, from the working class point of view, in the Democratic Party primary elections? Do you think there are really Democratic Party candidates who can carry a more favorable alternative to the workers’ movement and to the camp of social progress and peace in the world ?
John Catalinotto: It is hard to imagine a situation where a mere electoral change, even the election of the most progressive candidate, would bring a real change to the pro-capitalist and pro-imperialist character of the U.S. state apparatus. What Lenin wrote about capitalism and imperialism over 100 years ago is still true: You can’t change the pro-capitalist nature of the state power without smashing it and replacing it with some form of workers’ or popular state, no easy task.
There is, however, a new development in the Democratic primaries. It’s the growth of a movement in support of Bernie Sanders, the senator from Vermont. Sanders calls himself a “democratic socialist,” yet his version of “socialism” is really a program to reform capitalism. Nevertheless, the capitalist class is in no mood to allow reforms like free college tuition, Medicare for All or rolling back the anti-union Taft-Hartley Act. Even his words, in the context of the reactionary social situation in the United States, have led many young people to identify as pro-socialist. Sanders is the only candidate who raises large amounts of money from millions of small donations. The other candidates are dependent on wealthy donors. Sanders is the only candidate who gathers enthusiastic mass audiences, with many young people, who look like they really are ready to fight for these programs.
The Democratic Party leadership is turning itself inside out looking for a way to stop Sanders from getting the nomination. Sanders has said that if he loses the nomination, he will support whoever the Democrats nominate. That means a serious campaign independent of the Democratic Party is unlikely. If the Sanders movement is strong enough to win the primaries and overcome the Democratic Party leadership, these leaders will likely abandon Sanders. At the same time big capital will shift its support to Trump. And Trump will run a race that paints Sanders as a radical communist. It is a living struggle.
Initiative Communiste : What is the situation of the working-class and democratic movement, in social, cultural and political terms in the USA?
John Catalinotto: As in the entire world, the defeat of socialism in the USSR in 1989-91 has continued to have negative repercussions in the working-class and democratic movement in the United States. There have been partial gains on what people here call “social issues,” that is, a growing struggle for gender equality, greater acceptance of social questions like marriage and adoption rights for gay or lesbian couples, a greater public presence for trans people. Of course Trump wages a reactionary war on all these issues. And physical attacks on gay men, lesbians, and murders of trans-people, misogynic murders of women still take place. Regarding the fight against racism, having an African-American president for two terms, something that seemed almost unbelievable when it happened, did nothing to stop racist police brutality and racial discrimination in many areas.
The most massive demonstrations since 2017 have all been directed against the Trump administration and have been partly under control of the Democratic Party or of its left wing. There were the women’s demonstrations against Trump’s open misogeny, in favor of gun control to stop the epidemic of shooting deaths, in solidarity with refugees and migrants, and in defense of the environment.
Working class struggles included important teachers’ strikes, especially in some states where such job actions are illegal (West Virginia, Oklahoma, for example) and in Chicago and Los Angeles. These showed that working-class resistance is possible, although this resistance has not yet spread widely in the class.
A big challenge for the non-parliamentary left in the U.S. this year will be how to participate alongside the movement supporting Sanders while still managing to keep an independent revolutionary role. Many more young people than before in the last three decades are now disillusioned with capitalism and are looking for a radical change in society. Right now they orient toward social democracy, to the Democratic Socialists of America (DSA) for example. Will they progress from the electoral and social-democratic activity to devoting their lives to the fight for fundamental change in the system? During the election period and after the vote communist organizations in the U.S. will be adjusting to this living struggle, just as you in France had to adjust to changes in the Yellow Vest movement and the wave of strikes defending pension rights against Macron’s attacks.
Initiative Communiste : For Palestine, Cuba, the patriots and the progressives of Latin America, the Near East or Africa, would it make much difference whether a « Democratic Party » or a « Republican Party » candidate is elected ?
John Catalinotto: When Trump, during the State of the Union speech, introduced Juan Guaidó as the “president of Venezuela,” all Republicans and almost all Democrats gave this comment a standing ovation (and that’s when there was so much hostility between the parties that Speaker of the House, Democrat Nancy Pelosi, tore up Trump’s printed speech). Also, the entire impeachment against Trump was based on his threat to hold back military aid to the reactionary Ukraine government. So we would say that both parties have an aggressive, belligerent approach toward the rest of the world. Even if Sanders were elected, he would have to confront the Pentagon, the CIA and the massive government bureaucracy to wage a more peaceful foreign policy. That’s easier said than done.