Source : L’AAFC, Robert Charvin, 01-10-2016
Le 1er octobre 2016, le Professeur Robert Charvin, ancien doyen de la faculté de droit de Nice et par ailleurs vice-président de l’Association d’amitié franco-coréenne (AAFC), est intervenu à l’amphithéâtre Lefebvre de la Sorbonne, dans le cadre du séminaire “Marx au XXIe siècle : l’esprit et la lettre”, organisé notamment par le Professeur Jean Salem. En traitant le thème “Comment peut-on être Coréen du Nord… ou Russe ? L’escamotage de la géopolitique” devant un public de 80 personnes, Robert Charvin est revenu sur une question qu’il a abordée dans plusieurs de ses ouvrages, notamment Comment peut-on être Coréen (du Nord) ? et Faut-il détester la Russie ? Nous présentons ci-après le point de vue de Robert Charvin.
L’Occidental n’aime plus personne – ni le Chinois, ni l’Arabe, ni l’Africain. Mais dans la hiérarchie des détestations, les Nord-Coréens et les Russes occupent une place particulière – toute société n’a-t-elle pas besoin de se fabriquer des ennemis ? Dans un contexte de confusion idéologique, le discours sur les droits de l’homme se pare d’une indignation sélective : si le droit d’ingérence est invoqué pour justifier des interventions au nom de la liberté d’expression et de la démocratie, jamais il ne servira à libérer des syndicalistes emprisonnés ou à faire respecter les droits des travailleurs. Les régimes autoritaires alliés des Occidentaux peuvent continuer de bafouer impunément les libertés démocratiques.
La Russie, et depuis bien plus longtemps la Corée du Nord, sont soumises à des embargos occidentaux : ces peuples, assiégés, se sont dès lors constitués en citadelles. Leurs réactions sont logiques au regard des principes universels de la géopolitique, malheureusement oubliés dans les pays occidentaux. Ainsi, la Corée du Nord, pays de 25 millions d’habitants entouré de puissants voisins, marqué par le double drame de la colonisation japonaise et de la guerre de Corée, a développé des capacités d’autodéfense (y compris nucléaires), dans une logique obsidionale qu’on retrouve dans d’autres pays et à d’autres époques – par exemple en France dans les relations avec l’Allemagne entre 1871 et 1914. La géopolitique est ainsi la mise en oeuvre de ce qui est possible et souhaitable dans les relations entre puissances dans l’ordre international : pour garantir la paix, la sécurité internationale et le développement des nations, il est utile que se constituent des pôles de puissance qui garantissent des équilibres. La Russie aspire légitimement à constituer l’un de ces pôles, ce que contredit l’installation de troupes de l’OTAN directement à ses frontières. Moscou et Pyongyang ont ainsi mis l’accent sur la souveraineté des nations, qui n’est en aucun cas un repli sur soi mais l’affirmation par chaque Etat de son droit à maîtriser ses propres décisions de politique étrangère, sans ingérence extérieure. Contrairement aux Américains, les Russes et les Nord-Coréens n’entendent pas, quant à eux, imposer leur système politique à d’autres pays.
La reconstitution d’une puissance militaire russe n’a pas davantage à être condamnée que l’augmentation des budgets militaires américain ou français. Les Russes, contrairement aux Occidentaux, assument pour leur part pleinement leur histoire, qui s’inscrit dans un patriotisme incompris en Occident. Leur culture eurasiatique, spécifique, ne justifie pas qu’ils soient rejetés dans un autre “barbare“, comme le font les prescripteurs d’opinion occidentaux. Manifestement, les Russes ne sont plus bolchéviques mais ont toujours le couteau entre les dents, étant stigmatisés comme “complices de la barbarie”. Quand les victimes civiles des guerres occidentales (forcément des guerres justes et des guerres propres) sont escamotées par les médias, celles des interventions militaires russes sont mises au premier plan.
S’agissant des Nord-Coréens, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils l’assument ou pas, leur culture politique est profondément empreinte de confucianisme – ce qui génère des relations paternelles entre les dirigeants et le peuple. Ils ont choisi de ne compter que sur leurs propres forces et ont érigé ce principe en règle majeure d’un travail idéologique jugé fondamental, refusant déjà, hier, d’être membre du Conseil économique d’assistance mutuelle (CAEM) ou de relier leur réseau d’électricité à celui soviétique, comme le leur proposait Nikita Khrouchtchev. Ils ont payé le prix de cette indépendance lors des difficultés des années 1990, mais ont maintenu leur système politique et social.
La Corée du Nord offre un terrain privilégié pour permettre à des journalistes d’affirmer n’importe quoi, sans risque d’être contredit. Le discours hostile à la République populaire démocratique de Corée a même gagné les rangs des partisans de ceux qui se disent partisans du socialisme, quitte à oublier que, par la propriété collective des moyens de production, la Corée du Nord est bien un Etat socialiste. La détestation de la Corée du Nord a aussi une logique qu’explique la géopolitique : la nécessité pour les Etats-Unis de maintenir des troupes dans des positions avancées en Asie de l’Est, à proximité de la Russie et de la Chine, au prix de compromissions avec les dirigeants sud-coréens en matière de droits de l’homme.
Quand la France se permet de donner des leçons sur le nucléaire nord-coréen, alors qu’elle assume l’héritage gaullien de l’arme nucléaire comme garantie de son indépendance, l’histoire des négociations sur la question nucléaire en Corée montre le besoin de dialogue et de négociations, pour anticiper et prévenir les conflits – selon des principes conformes au droit international – et non l’invocation de pseudo-négociations après des interventions militaires et des ingérences dans les affaires intérieures d’autres pays.