Plus de 2 morts chaque jour et 100 blessés par an, 600 000 accidents du travail déclarés dont 39 000 graves d’après les statistiques de l’assurance maladie. Mais le silence médiatique est effarant, effrayant. C’est ce silence qu’une voix de lanceur d’alerte brise au quotidien, jour après jour, en informant sur les décès par accidents du travail avec le compte twitter Accident du travail : silence des ouvriers meurent. Un travail essentiel mené par Matthieu Lépine qui complète cette action par la parution d’un livre « L’hécatombe invisible » paru chez Seuil. Initiative Communiste dont le compte twitter se fait un devoir de relayer sur le réseau social ces tweet essentiels se devait d’ouvrir ses colonnes pour un grand entretien avec Mathieu Lépine.
Initiative Communiste : A la rédaction d’IC et l’équipe d’animation des réseaux sociaux, nous suivons sur twitter Accident du travail : silence des ouvriers meurent qu’on relaie sur les réseaux sociaux, depuis quelques années, mais sans doute que tout le monde ne connaît pas ce travail que tu mènes au quotidien, via twitter. Peux-tu expliquer et présenter ce travail que tu effectues chaque jour ? Pourquoi et comment un professeur, s’est engagé à faire ce suivi journalistique et cette veille sur les réseaux – en plus de son métier d’enseignant ? pourquoi ce sujet des accidents du travail est fondamental ?
Matthieu Lépine : Sur la genèse de tout ça, cela remonte à il y a quelques années maintenant. Tout est parti d’une polémique qui s’est déclenchée en 2016 ,suite à des propos tenus par Emmanuel Macron, qui avait déclaré – à l’époque il était ministre de l’économie et n’était pas encore président – que : « au sein de l’entreprise, l’entrepreneur est celui qui prend tous les risques. Parce qu’il peut tout perdre lui et n’a aucune garantie ». Et donc « ce tout perdre lui » cela a déclenché une polémique, évidemment. Entre d’un côté, Macron et ses partisans et, de l’autre côté, ceux pour qui tout perdre au travail, évidemment, c’était perdre la vie. Dans son esprit, à lui tout perdre, évidemment c’était plutôt des intérêts financiers qu’il avait en tête, plutôt que la vie même d’un travailleur. Pour ma part, à l’époque, suite à cette polémique, je n’avais clairement pas de connaissances particulières sur ce sujet. Je n’avais pas vécu non plus – je suis enseignant et bien sûr il y de la pénibilité dans le métier d’enseignant – mais je n’avais pas vécu d’accidents du travail. Que ce soit moi d’ailleurs, ni l’un de mes proches. Pour tout dire, c’était pas un sujet autour duquel j’avais vraiment beaucoup travaillé, sur lequel j’avais réfléchi. Mais à partir de cette polémique, j’ai commencé à m’y intéresser ; et puis, au fur et à mesure, à commencer à lire des livres, des rapports. Et puis j’ai commencer à mener des premiers recensements.
C’est à partir de 2019 – donc, il s’est passé qu’à quelques temps entre les deux – que j’ai lancé le compte twitter. Suite aux morts de deux de travailleurs.
Michel Brahim, un ouvrier auto-entrepreneur de soixante huit ans, et Franck Page, un jeune livreur Ubereat de dix-neuf ans. Ils sont tous les deux décédés en janvier 2019 à quinze jours d’intervalle. Le premier est décédé le trois janvier et l’autre le dix-sept janvier. Je me suis dit que il fallait que j’essaye de rendre plus visible et plus efficace ce recensement que je j’avais déjà commencé à mener, mais qui n’était alors mené qu’une fois par mois et qui n’avait rien à voir avec ce que je fais aujourd’hui.
Alors, à la manière de ce que faisait David Dufresne à l’époque sur les violences policières, j’ai monté un compte twitter, et je me suis mis à recenser les accidents du travail et à interpeller à chaque fois le ministre du travail. Donc, ça été Murielle Pénicaud au début, puis Elizabeth Borne. Puis Olivier Dussopt. Depuis quelques jours maintenant, c’est c’est Catherine Vautrin.
Ce que je fais, c’est que je défriche la presse quotidienne régionale en ligne. Je trouve des articles souvent des brèves, car ces accidents, sont toujours classés par la presse quotidienne régionale dans les faits divers. Il y a rarement énormément d’informations, mais ces entrefilets ont au moins le mérite d’exister. Avec je lance l’alerte déjà à chaque décès que j’apprend. Publiquement, auprès du ministre du travail. Je le fais publiquement pour que tout le monde puisse aussi avoir l’information, soit témoin. Et surtout, je mène une sorte de travail de veille, sur ces accidents du travail à travers un travail quotidien qui montre aussi que les accidents du travail, pour le dire simplement, « c’est pas juste une fois par an lorsque l’assurance maladie fait l’état des lieux de ces données ». Les accidents du travail, c’est tous les jours, c’est vraiment un sujet de tous les jours. J’ai parfois des journalistes qui me demandent s’il y a une actualité en ce moment sur le sujet, mais cette question est totalement folle car il y a une actualité tous les jours. Mais malheureusement, l’actualité médiatique, elle n’existe que lorsque ça touche des chantiers du Grand Paris, et en dehors finalement, les accidents du travail, tous le monde dans les médias s’en moque.
L’intérêt premier de ce compte, c’est de montrer tout ça et et aussi de donner de la visibilité aux victimes, aux familles de victimes, de montrer que, derrière chaque accident, ils sont pas juste des données et des statistiques. Ce sont des personnes avec une vie, une histoire, un parcours, une famille aussi. C’est ce que j’ai essayé de faire sur ce blog et dans mon livre ensuite, c’était raconter justement ces histoires, c’était donner de la place à ces personnes, qui décèdent aujourd’hui. Je me concentre vraiment sur les accidents mortels, donc je parle essentiellement de gens qui sont décédées. C’est aussi pour ça que je donne une place importante aux familles, puisque ce sont ceux qui restent.
Initiative Communiste : Ton intervention se focalise en priorité sur les accidents du travail mortels. Une question sous-jacente qui est beaucoup plus large, c’est celle des blessés, des blessés graves, des maladies professionnelles, mais aussi des atteintes plus régulières par l’usure physique professionnelle ou l’usure morale au travail. On en avait beaucoup parlé avec France Télécom, mais aussi d’autres administrations qui sont qui sont très concernées comme le ministère de l’Ecologie ou celui de l’Education Nationale. On commence aussi beaucoup à en parler avec les contre réforme des retraites qui prolonge la vie au travail par le recul de l’âge de départ de la durée de cotisation.
Toi qui as une lecture quotidienne de la presse, et en particulier de la presse de proximité qu’est la presse quotidienne régionale, est-ce que c’est des sujets qui sont visibles dans les médias?
Et quand ils sont visibles, sont-ils appréhendés du point de vue des travailleurs ou d’un point de vue particulier ?
Matthieu Lépine : La question de la médiatisation, c’est vraiment une problématique très importante du sujet.
Ces accidents que ce soient les accidents mortels ou les blessures graves, ils sont quasiment systématiquement analysés sous l’angle du fait divers. Par exemple, le terme accident du travail, il apparaît pas si souvent que ça, la plupart du temps, c’est « un homme est mort », « un homme est décédé sur un chantier », mais le terme accident du travail n’apparaît pas. On voit bien cette sémantique et ce discours qui classe ces drames dans les faits divers. Pourquoi cette classification pose des problèmes ? Tout d’abord car cela relativise et banalise le sujet du fait même de ce classement dans ces rubriques par la presse quotidienne régionale. Je peux prendre l’exemple de Ouest France car je suis beaucoup en Bretagne : en termes de choix éditorial, on va trouver à la suite et sur le même plan, « il y a eu un accident de la route », « il y a eu un cambriolage » et après, « il y a eu un mort sur un chantier ». Pour le lecteur, il voit ces informations se succéder et on se demande quel est le sens de tout ça. C’est d’autant plus fou lorsqu’il s’agit des accidents du travail qu’on a plusieurs millions d’accidents du travail qui sont déclarés chaque année dans notre pays. Un fait divers qui se répète un million de fois par an, c’est que justement ce n’est pas un fait divers. Le fait de classer chacun de ces accidents parmi les faits divers a pour effet d’isoler l’accident pour que l’on ne voit plus la masse des accidents. Cette présentation en faits isolés, elle empêche de voir tout ce qui fait système entre tous ces accidents, de réfléchir et présenter les liens qu’il y a entre tous ces accidents. Ces liens sont pourtant très nombreux, puisqu’en réalité, ce sont quasiment tout le temps les mêmes causes qui sont à l’origine de ces accidents. A savoir une organisation du travail qui, la plupart du temps est complètement défaillante pour tout un ensemble de raisons.
Dans ces articles de la presse quotidienne régionale, on a aussi un autre problématique, c’est le langages de la fatalité. « un homme est mort, voilà, il est décédé ». Dans le meilleur de cas, on va nous apprendre qu’il y a eu une erreur humaine, et puis basta. C’est tout. Une façon de présenter les accidents du travail comme un grand malheur sans cause : « c’est la fatalité ». « il y aura toujours des morts au travail », « c’est la faute à pas de chance » « c’est les risques du métier ». Une présentation qui traduit un discours en creux. Ce n’est évidemment pas ce qu’il y a d’écrit directement, frontalement, dans ces articles, mais c’est ce que comprend le lecteur, car derrière, il n’est jamais fait de réflexion sur les causes, sur l’organisation du travail etc.
Sur l’angle qui est généralement pris par le journaliste. Et bien souvent les médias contactent uniquement l’entreprise, c’est à dire sa direction. Dont on a souvent que l’avis de l’employeur, du patron. Ce qui donne la présentation suivante « les salariés et le patron sont sous le choc ». Il n’y a donc souvent pas un mot sur la famille de la victime, et sur la victime elle-même d’ailleurs, puisque la victime, souvent, c’est un homme, ou un ouvrier, ou un salarié, mais on connaît rarement son nom, mais on a très souvent la petite phrase pour nous dire que son employeur, en tout cas, « est vraiment pas bien » , qu’il est dans un désarroi pas possible. La famille de la victime, on en parle pas et on n’en parlera quasiment jamais, sauf lorsqu’on a – ce qui arrive quand même de temps en temps – des articles concernant des procès. Car il y en a quand même très souvent des procès. A cette occasion là, on va pouvoir avoir l’avis de tous le monde : puisque le journaliste a été présent il donne l’avis des deux parties en présence lors du procès. Mais, cela c’est l’exception : la plupart du temps, c’est uniquement l’angle du fait divers et de la fatalité ; et lorsqu’on a un témoignage, ça sera quasi-systématiquement celui de l’employeur. Du coup, ça passe la plupart du temps sous silence l’avis des travailleurs et des salariés, avis qui est pourtant crucial.
Initiative Communiste : Sur ce traitement médiatique, un parallèle vient facilement en tête. Quand on lit la presse, quand on regarde les journaux télévisés, ou qu’on écoute les flash info des radios, il y a un sujet qui revient de manière récurrente, c’est celui de l’insécurité. C’est un peu le mot-clé des politiciens du gouvernement, de la droite extrême, d’extrême droite, c’est le cœur de leurs préoccupations affichées. Mais si on étudie un peu les chiffres : les homicides sur une année, c’est à peu près 900 en France. Les attentats terroristes, qui sont très frappants, très choquants, d’un point de vue strictement statistique, c’est une trentaine de morts en moyenne par an sur les dix dernières années. Alors, effectivement, c’est des chiffres qui sont frappants, qui sont choquants, mais néanmoins, c’est moins que les accidents du travail dont on parle jamais.
On parle de décès au travail, directement au travail mais il y a aussi tous ceux qui sont liés aux accidents de trajet, on pourrait étendre aussi aux maladies professionnelles, etc. Tout ce qui du fait du travail cause des morts prématurées. Cela pose là la question, à la fois du traitement médiatique comme on l’a vu et de la manière dont on s’accommode, on s’acclimate dans notre société de ce qui est une profonde violence des conditions de travail. Auprès particulièrement des ouvriers. Mais pas seulement. De cette invisibilisation médiatique et politique qui l’accompagnent. En terme de système est-ce que cela, ce n’est pas une illustration à la fois de conditions d’exploitation au travail et à la fois de conditions de confrontation entre une partie de la société qui donne à voir le fonctionnement de la société que sont les médias et ce qui se passe réellement dans notre société. En des termes un petit peu plus directs, n’est ce pas symptomatique d’une lutte des classes ? Présentés comme cela, cela te paraît il refléter une réalité ou voies tu les choses différemment ?
Matthieu Lépine : Ce qui est certain, c’est que l’identité des victimes – ce sont essentiellement des ouvriers, des ouvriers du BTP (bâtiment et travaux publics), des ouvriers agricoles, des ouvriers de l’industrie et des ouvriers du bûcheronnage, des ouvriers de la mer, avec les marins-pêcheurs. D’ailleurs, la plupart du temps, le terme ouvrier n’apparaît pas, les présentations médiatiques c’est « un salarié, un employé, un technicien, un agent »… les journalistes emploient une foule de termes comme ça.
Ce vocabulaire révélateur n’est pas nouveau, mais ancré depuis un certain nombre d’années, avec l’emploi de toute cette variété de mots pour pas avoir à dire celui d’ouvrier, justement, car sans doute il y a la volonté d’éviter que tous ces gens, tous ces travailleurs concernés, se rendent compte que finalement ils font partie du même bateau, de la même classe sociale.
Il est évident que l’identité des victimes joue un rôle. Les ouvriers sont déjà invisibilisés et sont déjà méprisés lorsqu’ils sont vivants, alors, lorsqu’ils sont morts, la place qui leur est donnée est encore plus infime. Il suffit de regarder le pourcentage d’ouvriers à qui on donne la parole dans les médias ou le pourcentage d’ouvriers présents aujourd’hui à l’Assemblée Nationale. Il y a quand même une énorme différence entre la réalité de ce qu’est la société, le monde du travail, et ce que sont les plateaux télé, de qui sont nos élus. Cela joue un rôle évident. Il y a aussi une méconnaissance très importante chez les journalistes. Il faut bien s’imaginer qu’un journaliste dans sa rédaction est quand même à des années lumières de ce que vit un ouvrier du bâtiment sur un chantier. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir comment sont choisies les illustrations de certains articles. Je cite souvent ce exemple-là, car il est frappant, il est fou. C’est BFM-TV qui, sur son compte twitter, a – au moins trois fois ces dernières années – illustré un article sur les accidents du travail avec un ouvrier glissant sur une peau de banane. Ils l’ont fait une fois, puis une deuxième fois, puis une troisième fois, donc soit fait exprès,… soit c’est fait exprès. C’est révélateur de leur imaginaire, les accidents du travail, pour eux c’est ça. Quand on vient me demander s’il y une actualité sur le sujet, c’est parce que, dans leur imaginaire, les accidents du travail, en fait, il n’y en a pas. Et s’il y en a c’est forcément le Grand Paris (ndlr travaux de construction d’une ligne de métro en région parisienne), parce que c’est LE sujet dont il faut parler .
Il y a à la fois cette méconnaissance chez eux et à la fois l’identité des victimes. Sur cette identité des victimes, on remarquera aussi un deux poids, deux mesures qui est assez flagrant et révélateur : lorsque, c’est un gendarme ou un policier qui décède dans le cadre de son travail, là le nombre d’articles qui sera fait sur le sujet sera absolument énorme. C’est-à-dire que toute la presse quotidienne et la presse nationale reprendra l’information. Tandis que quand c’est un ouvrier qui meurt, seule la presse quotidienne régionale – dans le meilleur des cas – reprendra cette information-là. On a ainsi eu des cérémonies nationales pour des gendarmes morts lors d’accidents de la route. Le ministre du travail Olivier Dussopt qui s’est déplacé pour les obsèques d’un gendarme, mais on n’a jamais vu aucun ministre du travail se déplacer aux obsèques d’un ouvrier mort d’un accident du travail.
Donc, on voit bien que le fait que les victimes soient des ouvriers, c’est un point important, un point majeur du sujet, puisque lorsque la victime n’est pas un ouvrier, notamment lorsque la victime est un gendarme, policier ou militaire, de façon générale, tout d’un coup, le traitement médiatique et politique n’est plus du tout le même. D’ailleurs lorsqu’un militaire meurt en fonction, il faut regarder, que ce soit les politiques de gauche ou de droite… tout le monde va rendre hommage au soldat. Attention, je ne dis pas du tout qu’il ne faut pas le faire et que ce n’est pas légitime, mais par contre, pour les travailleurs, les ouvriers, il n’y a rien. Ou de façon exceptionnelle, infime.
C’est un point du sujet essentiel pour comprendre cette invisibilisation.
Initiative Communiste : Ton travail démontre qu’il n’est pas ici question d’accidents isolés
On peut donc regarder ce qu’est l’action du gouvernement. A la suite du focus fait sur les 137 accidents, dont dix sept graves et un mort en juillet sur le chantier des JO, et sur les chantiers du Grand Paris, accidents qui sont effectivement une responsabilité du gouvernement en tant que que maître d’ouvrage, il y a eu une campagne de communication, avec quelques affiches et quelques spots publicitaires. Mais en regardant le bilan de ces dernières années, en termes de décision d’actions du gouvernement, on peut surtout relever la suppression des comités hygiène, sécurité et santé et conditions de travail (les CHSCT) sous l’effet des ordonnances Macron, que ce soit dans le privé ou dans le public, ce qui concerne notamment les grands groupes. Voilà un exemple d’action tangible. Mais il y a aussi le développement de la précarisation, c’est-à-dire la généralisation de l’intérim, les contrats à durée déterminée, la sous-traitance, la généralisation de l’auto-entreprenariat et, pour les jeunes, la généralisation aussi de la formation sur le tas par l’apprentissage et non plus par les lycées professionnels, avec des stages, de l’alternance. Du coup, est-ce qu’on b’est pas structurellement, dans une politique d’aggravation de la situation des accidents du travail plutôt que dans une réponse de prévention?
Matthieu Lépine : Justement dans mon livre, je fais le parallèle avec ce qui s’est passé il y a un siècle. Il y a un siècle justement, on crée l’inspection du travail, on crée le code du travail, le ministère du travail, on réduit le temps de travail avec tout un ensemble de lois comme ça, sociales qui font que les choses vont vraiment dans le dans le bon sens. A l’inverse, aujourd’hui, nous sommes dans le sens tout à fait opposé.
Cela a déjà été dit, tout cela ne démarre pas avec Macron. Rappelons que la loi travail c’est sous François Hollande, qui porte un coup aussi très important, par exemple, à la médecine du travail et au suivi très régulier des salariés et de la santé des salariés. Et cela a démarré avant : c’est la loi El Khomri qui supprime la visite médicale d’embauche, par exemple.
Le détricotage de l’inspection du travail, lui, il a démarré il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, il faut voir l’évolution des effectifs dans l’inspection du travail, avec la chute du nombre d’agents qui est absolument faramineuse, avec la mise au pas aussi de certains de ces agents, comme on l’a vu avec le cas d’Anthony Smith, il y a quelques années. Cet inspecteur du travail qui a été mis à pied parce qu’il avait osé demander, au moment du covid, qu’une entreprise fournisse tout le matériel de protection nécessaire à ses salariés,
Il y a évidemment la suppression des CHSCT et leur fusion dans les CSE avec toutes les conséquences que ça a eu : la baisse du nombre de représentants du personnel, la baisse des budgets qui leurs étaient alloués, le fait qu’il y ait moins d’autonomie pour mener les expertises.
Cela a eu je pense des conséquences, qu’il n’est pas encore possible de quantifier, mais qui sont certaines.
Il y a aussi toute cette vision du monde du travail qui est portée par ces hommes politiques : Macron qui refuse qu’on emploie le terme de pénibilité au travail parce que ça ne plaît pas au patronat qu’on puisse dire cela, c’est la suppression aussi de quatre des dix critères de pénibilité par Macron, c’est Murielle Pénicaud ministre du travail qui déclare que le code du travail est fait pour embêter quatre-vingt-quinze pour cent des entreprises… On voit toute la philosophie derrière et à la suite de cette philosophie, les actes..
Concernant les jeunes, c’est hyper intéressant aussi parce que c’est plus de cent mille jeunes qui sont victimes d’un accident du travail chaque année, on parle ici des moins de vingt cinq ans.
C’est le chiffres de 2021, ceux de 2022 n’étant pas encore paru. C’est quand même assez énorme, Donc un public que l’on sait être particulièrement vulnérable parce qu’il est peu expérimenté et peu formé, qu’il ne connaît pas ses droits. Un public pourtant qu’on retrouve de plus en plus dans le monde du travail, que ce soit via l’intérim, où il y a beaucoup de jeunes, ou via l’apprentissage et les stages. Là aussi, avec la réforme de l’enseignement professionnel, il y a cette idée de vouloir que les jeunes en lycée professionnel aillent de plus en plus en production directement en entreprise. Donc d’essayer de calquer un peu le modèle de l’apprentissage et d’effacer le modèle du lycée professionnel. En même temps donc, plus de jeunes, pourtant vulnérables, et une législation de moins en moins protectrice.
Par exemple, en 2015, une loi, la loi Rebsamen, sur le travail qui avait modifié les conditions dans lesquelles les jeunes mineurs pouvaient être amenés à travailler à des postes à risques.
Avant cette loi, pour qu’un jeune mineur apprenti puisse travailler sur un poste à risque dans une entreprise, c’est-à-dire un poste où il y avait des risques de chutes, de risques liés à l’utilisation d’une machine ou à l’utilisation de produits, l’employeur devait obtenir une autorisation de l’inspection du travail. Mais en 2015, François Rebsamen, déclare que il fait confiance aux entreprises et à leurs « bon sens » et il décide qu’on supprimera cette protection. Dorénavant, une entreprise doit simplement déclarer qu’elle fait travailler un mineur à un poste à risque, mais elle n’a plus besoin de recevoir une autorisation. Donc plus de jeunes, plus de mineurs et, en même temps, une législation de moins en moins protectrice. Moins d’inspecteurs du travail aussi, pour venir voir si la législation est appliquée. Il n’y a pas de surprise :
le constat, c’est plus de cent mille jeunes victimes d’accident du travail. C’est plus de douze mille apprentis victimes d’accidents du travail, et c’est des victimes parfois très jeunes. La plus jeune victime que j’évoque dans mon livre, c’est quand même un jeune de quatorze ans, dans le monde agricole. Un monde où il y a beaucoup, de beaucoup de jeunes. Des apprentis, des stagiaires. La MSA (mutualité sociale agricole) a sorti un chiffre entre 2015 et 2020, il y avait eu quarante morts de moins de vingt-cinq ans, des apprentis ou des stagiaires. Ce n’est pas un chiffre anodin !
Initiative Communiste : Sur le plan politique, si on prend un recul au-delà du périmètre de la France. C’est sans doute un point sur lequel tu as pu travailler également, mais est-ce que c’est une particularité de la France en Europe, ce taux important d’accidents du travail, graves d’une part?
Par ailleurs, on sait qu’il y a énormément de normes, de directives, qui sont fixées par l’Union Européenne. On en parle beaucoup en ce moment, par exemple avec les problèmes du marché de l’électricité qui a été ouvert avec une augmentation des prix, on sait ce qui se passe aussi pour les pesticides dans le monde agricole, etc. On connaît aussi les législations de libéralisation qui ont été imposées par l’UE avec la directive sur les travailleurs détachés. Qui font aussi partie du contingent de travailleurs les plus exposés. Est-ce qu’à ta connaissance il y a des interventions qui sont faites au niveau de l’Union Européenne pour améliorer les choses, ou est-ce que c’est un angle mort des politiques de l’UE ?
Matthieu Lépine : Sur la place de la France en Europe, il y a des données qui existent, celles d’Eurostat, donc celle de la commission européenne. Elles montrent bien la place de la France toujours dans le top 3 ou 4 des pays où la fréquence de la mort au travail est la plus importante. En 2019, la France était même en tête. C’est quand même fou de se dire que cette année-là, on était des champions d’Europe des morts au travail et que finalement, on n’en a pas entendu parler. Les détracteurs de ces chiffres viendront dire que oui, d’un pays à l’autre, les accidents ne sont pas classifiés exactement de la même façon. C’est certainement vrai, mais cela n’excuse pas tout et n’explique pas tout non plus. La France a un taux de morts au travail qui est deux fois supérieur à la moyenne européenne, qui est plus de trois fois supérieur à des pays comme l’Allemagne, la Suède, ou les Pays-Bas. Il y a tout de même une raison.
A lire : Le capitalisme tue : morts en Interim, halte à l’hécatombe
Surtout, lorsqu’il s’agit d’allonger de deux ans l’âge de départ à la retraite, des données de la commission européenne, tous ce monde les trouvent pertinentes, mais lorsqu’il s’agit de voir clair sur la position de la France, parmi les leaders européens de la mort au travail, tout d’un coup, on trouve tout un tas d’excuses pour ne plus avoir à regarder ces chiffres.
Sur le niveau européen. Je sais qu’il y a des choses qui ont pu être portées par la gauche au parlement européen, mais que ça bouge pas ou très lentement. Même lorsque on vote des règles, par exemple sur les travailleurs de livraison des plateformes – une loi est passée au niveau européen il y a quelques semaines – la France trouve tout un ensemble de raisons pour refuser d’appliquer les règles lorsqu’elles sont plus avantageuses pour les travailleurs.
Sur ce plan européen, on ne peut évidemment pas oublier la problématique des travailleurs détachés au niveau européen qui sont parmi les causes importantes d’accidents du travail. Elle participe de cette question d’externalisation de la main-d’œuvre avec le recours à la sous-traitance, au travail intérimaire, l’auto-entrepreneuriat et aussi à ces travailleurs détachés qui viennent s’ajouter à tous ces précaires de plus en plus nombreux qu’on retrouve aujourd’hui sur les chantiers.
Initiative Communiste : De ce gros travail, tu as fait un livre. On a déjà abordé plusieurs des aspects, mais peux tu le présenter d’avantage à nos lecteurs. Car à la rédaction d’IC on trouve que c’est un outil très précieux, qu’il faut lire et faire connaître. Et au-delà comment souhaites tu que chacun se saisisse de ton travail. En particulier en lien avec la question syndicale? Avec peut être un syndicalisme plus combatif, exigeant ? Car cette question c’est une priorité de la classe des travailleurs, mais paradoxalement un sujet qui est assez invisibilisé dans la communication de certaines des directions actuelles des confédérations syndicales ? Trop souvent, on peut avoir l’impression que parler de conditions de travail, c’est parler de confort, d’une négociation avec le patron, alors que ce soit les accidents graves, des maladies professionnelles, l’usure professionnelle c’est un sujet de vie et mort. On a vu avec la mobilisation massive contre la contre réforme des retraites combien ce sujet est massivement compris par les travailleurs, pour qui le travail est très souvent insupportable, qui savent ce que cela coûte en terme de santé, de risques, de travailler des années de plus. Et ce pourquoi ils se sont mis en grève par millions face à une réforme qui est pour eux matériellement impossible.
Matthieu Lépine : Pour commencer par la fin de la question, le point important c’est de combattre l’imaginaire du fatalisme, de l’accommodement ou de l’accompagnement de la situation. Parce que le fatalisme, on le retrouve dans les médias, ou chez certains politiques, mais eux ça les arrange bien de dire cela, mais on l’entend malheureusement aussi dans la bouche parfois de certains travailleurs. Cette terrible idée que « ‘ »il y a toujours eu des morts »’ ». « ‘ »On a un métier qui est difficile », « c’est les risques dans notre métier. » Ça c’est mortifère.
Pour lier les deux questions. La dernière phrase que j’écris dans mon livre c’est : « mourir au travail ou même y souffrir n’est pas une fatalité ». C’est vraiment important que tout le monde l’ai aussi en tête ! Il faut collectivement s’organiser pour arrêter de se dire que on a un métier risqué, un métier pénible et donc ça serait normal, ça serait logique d’avoir un accident, ou même que de voir un collègue mourir. Cela n’est absolument pas normal, absolument pas logique et totalement inacceptable. Il y a une bataille à mener sur ce point là. C’est vrai que du côté des syndicats, le sujet, on en entend pas énormément parler. Bien sûr, il y a tellement de fronts qui sont ouverts, que soit les retraites, l’assurance-chômage, et bien d’autre sujets, mais on parle là de vies et de morts, donc c’est terriblement important de mener ce combat là.
Y compris pour libérer la parole et l’action syndicale. J’ai le témoignage de syndicalistes choqués d’avoir entendus des collègues, syndiqués dans d’autres organisations, avouer qu’ils se font parfois volontairement silencieux sur certains accidents du travail par peur de créer du risque sur l’activité dans l’entreprise et donc par peur, très directe pour l’emploi. On voit donc que la question elle est bien liée, à la précarité, au chômage… Aujourd’hui, on a une main-d’œuvre qui est très précaire, de plus en plus et qui, parfois, est contrainte d’accepter des conditions de travail qui sont absolument insupportables. Des conditions que ces travailleurs n’accepteraient pas si ils avaient justement, une forme de protection, via leur contrat de travail, via la loi etc. Lutter contre les accidents du travail, c’est à la fois lutter contre la précarisation de la main-d’œuvre, c’est lutter contre le recours absolument absurde à l’externalisation de la main-d’œuvre, contre l’intensification du travail. Il y a le problème structurel de l’organisation du travail.
A lire : Accidents du travail : 2 fois plus de morts intérim- interview de la CGT Randstad France
Mais il y a aussi le problème de la justice. C’est un point que je veux aborder également.
Je sais que l’avocat de la CGT accompagne les victimes. La CGT se porte partie civile pour accompagner les familles dans les procès. Ce sont des procédures qui sont très longues, très pénibles, avec en plus des résultats qui in fine ne sont jamais à la hauteur de ce qu’on aurait pu imaginer lorsque l’on parle de morts d’hommes. D’homicides. D’homicide involontaire d’ailleurs, car c’est comme cela que ces travailleurs tués au travail voient leur mort juridiquement qualifiée bien souvent.
Le combat, il est donc aussi au niveau judiciaire, en plus du combat à mener au quotidien, dans les entreprises, un combat à mener pour accompagner les victimes, un combat à mener aussi dans la sensibilisation, le ressenti du problème auprès des travailleurs.
Le livre revient sur plusieurs années de plongée dans ce sujet des accidents du travail. Une plongée quotidienne, puisque je suis tous les jours dans ce travail de veille. Mais c’est aussi le fruit de rencontres d’un très grand nombre d’acteurs liés au sujet, que ce soient des familles de victimes des victimes d’accidents, que ce soit des inspecteurs du travail, des médecins du travail, des avocats… Ce livre me permet d’expliquer en quoi les menaces, les attaques et la dégradation contre le droit du travail ces dernières années ont des répercussions sur les conditions de travail et sur les accidents du travail.
J’y traite aussi du combat judiciaire. Pour la question de la réparation et contre le scandale de l’indemnisation des accidents du travail. En France, les victimes sont terriblement mal indemnisées.
Je termine le livre sur la question de la mémoire, c’est un sujet qui me préoccupe aussi car je suis sensibilisé à sa réelle importance en tant que professeur d’histoire. Qu’est-ce qu’on garde comme mémoire de ces travailleurs, de ces victimes, de ces conditions de travail. Je reviens notamment sur le combat pour la mémoire dans les bassins miniers ou dans les ports de pêche. Comment et combien, aujourd’hui, c’est parfois terriblement difficile ne serait-ce que d’obtenir une simple plaque rappelant que ici est décédé untel ouvrier en raison de ses conditions de travail. On refuse parfois à des familles juste la pose d’une plaque. C’est des entreprises, des municipalités qui vont jusqu’à refuser cela !
Cela montre que le combat est à mener partout, même juste pour obtenir qu’on n’oublie pas les victimes.