Il y a quelques jours, l’ex secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, qui avait mené le rapprochement avec la CFDT et mis en œuvre l’entrée de la CGT dans la confédération européenne des syndicats (CES) se sentait obligé d’écrire un long argumentaire en défense de la stratégie réformiste, d’alliance avec la CFDT et d’intégration à la CES, un plaidoyer largement diffusé par Le Monde. Jean-Pierre Page, qui est une des figures au plan international de la CGT, apporte une réponse détaillée à l’ex n°1 de la CGT de 1999 à 2013, désormais membre du comité d’organisation des JO Paris 2024 au coté de l’ex n°2 du MEDEF, Geoffreoy Roux de Bézieux.
Rappelons que sans attendre le 52 congrès de la CGT qui s’ouvre le 13 mai 2019 à Dijon, des fédérations et syndicats ont déjà choisi de rejoindre la FSM, et non des moindres (Chimie, agroalimentaire…) tandis que le drapeau de la FSM est de plus en plus fréquent dans les manifestations, de Paris à Marseille.
Réponse à Bernard Thibault – par Jean-Pierre Page
« Celui qui n’a pas d’objectifs, ne risque pas de les atteindre. »
Sun Tzu[1]
Dans un texte récent au sujet des affiliations internationales de la CGT, Bernard Thibault a voulu mettre en garde les délégués du 52e congrès confédéral[2]. Il a ainsi affirmé qu’avec l’affiliation à la Confédération Européenne des Syndicats (CES) et à la Confédération Syndicale Internationale (CSI) «C’est toute la conception de notre organisation et sa vision du syndicalisme qui est en question”[3]
Au risque de surprendre, je dirai pour ma part que je suis d’accord avec ce constat, surtout si cela signifie que les orientations de la CGT sont dorénavant compatibles avec ces deux organisations. Bien sûr être d’accord avec le constat est une chose, partager son contenu est une autre chose!
Car justement, est ce le cas ? Pour certains, cela semble aller de soi, mais en sommes nous si sûrs ? La clarté du débat exige d’éviter toutes ambiguïtés. Tout le monde sera d’accord pour dire qu’il faut éviter les options partisanes ou les constats définitifs. Il est en effet, préférable de contribuer à faire avancer la réflexion de tous et de toutes à partir des positions réelles de chacun.
Il est donc utile que des opinions différentes s’expriment. Il ne faut pas s’en inquiéter !
Pourquoi faudrait-il s’en plaindre, craindre fébrilement une discussion que l’on annonce comme contradictoire ? Pourquoi y voir des intentions obscures ? Après, tout un Congrès doit servir à tout mettre sur la table, faire un bilan, en discuter de manière fraternelle et responsable, donc sans fantasmes, ni caricatures.
Or, si l’on tient compte des prises de position de ces derniers jours, il semblerait que des camarades souhaitent prendre une autre direction que celle de répondre à des interrogations nombreuses et bien légitimes. Donc résumons ! Selon eux, de l’avis de certains militants, l’engagement international de la CGT se réduirait de manière assez simpliste à quitter la CES pour adhérer à la Fédération Syndicale Mondiale (FSM)[4]. N’est ce pas aller vite en besogne ou alors n’est-ce-pas vouloir faire diversion quant aux problèmes réels qui se posent dans la CGT.
Car au fond, ce qui devrait être en discussion, ce sont les orientations défendues par la direction de la CGT pour ce Congrès. C’est-à-dire, la stratégie, les alliances, les pratiques, le fonctionnement même de la Confédération dont les affiliations ne sont pas indépendantes mais totalement dépendantes des orientations générales. Au fond de quelle CGT avons-nous besoin? C’est à cette vraie question qu’il faut répondre, car c’est la seule qui compte vraiment !
Mais comme Bernard Thibault et les signataires d’un Appel ont donné une opinion délibérément excessive sur le problème des affiliations internationales, je ressens le besoin de m’exprimer, en espérant que cela sera utile à une réflexion plus générale.
Qu’en est-il ?
Bernard Thibault parle de l’affiliation de la CGT à la CES comme « le résultat de circonstances ». Ainsi comme dans La belle au bois dormant de Charles Perrault, il explique que soudainement après plus de 20 années, le syndicalisme européen en serait venu à considérer qu’il ne pouvait vivre sans la CGT.
Bien avant cette décision il ne précise pas que la quasi-totalité des organisations syndicales en Europe étaient partisanes de l’acceptation de la CGT dans les rangs de la CES, tout en tenant compte de ses positions critiques sur la construction Européenne. Mais alors dira t’on, si c’était le cas pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? Certes les statuts de la CES ne le permettaient pas à cause de l’opposition de la CFDT et de FO qui l’en empêchaient. Ce qui fit la différence ce ne sont pas les circonstances, mais pour la CGT le changement stratégique des orientations, des pratiques, qui étaient les siennes. Cela impliquait notamment la conversion au respect des institutions européennes. Elle décida de faire ce choix. D’ailleurs, Bernard Thibault revendique ce recentrage, ce qui est parfaitement son droit.
C’est cela et rien d’autre qui entraîna la levée des écrous et le feu vert de Nicole Notat[5]! Il est vrai, que ce virage fut négocié et obtenu par Louis Viannet, non par Bernard Thibault. Cet accord de la CES se fit sur la base de nouveaux choix européens plus consensuels de la CGT et de concessions supplémentaires exigées par la CFDT.
Évidemment, après avoir rejoint les rangs de la CES, puis ceux de la CSI, le bilan n’est pas particulièrement positif, d’autant que la CGT a régressé à la seconde place des syndicats français.
Contrairement, à la décision de quitter la FSM qui avait donné lieu à un important débat, ce ne fut pas le cas pour l’affiliation à la CES. On se contenta de se réfugier derrière une décision prise 27 ans auparavant. Toutefois sans préciser qu’elle avait donné lieu à chaque Congrès à un rappel des principes et des positions de fond de la CGT.
Si, l’on peut regretter le fait que les opinions critiques ont tardé à s’exprimer, aujourd’hui elles ne manquent pas ! En réalité, de nombreux militants, des syndicats s’interrogent sur l’utilité de ces décisions. « La CES, la CSI ça nous sert à quoi » demandent-ils ?
Quoi de plus normal, quand ces deux confédérations sont invariablement aux abonnés absents des luttes sociales qui se mènent en France, en Europe comme ailleurs. Il serait intéressant de savoir ce que les militants CGT et les travailleurs dans les entreprises savent de ce que font ou ne font pas la CES, la CSI ? Connaissent-ils déjà l’existence de ces organisations ?
Leur répondre, en se cachant derrière la seule critique de la CES et de la CSI dont l’activité serait jugée insuffisante et insatisfaisante est un argument qui prête a sourire. Il nous faut faire preuve de lucidité et de mesure.
D’abord, comme le propose Bernard Thibault, peut-on s’imaginer voir la CES « prendre le chemin de la rue » pour contester les choix des institutions européennes. Évidemment : non ! Par insuffisance ou négligence de sa part ? Encore moins ! La réponse en fait est beaucoup plus simple, c’est parce que ce n’est pas son rôle ! On ne saurait reprocher à la CES d’être parfaitement cohérente avec elle-même, c’est-à-dire avec la fonction institutionnelle qui est la sienne et qu’elle respecte au pied de la lettre. Le problème par contre, c’est de savoir si la CGT est cohérente avec elle-même, c’est-à-dire avec les positions qu’elle dit défendre en général et au sein de la CES en particulier?
Par exemple, la CES a soutenu le traité de Maastricht, la CGT l’a combattu. La CES est bien sur en faveur de l’Euro. Mais aussi des Traités européens comme celui de Lisbonne qui a piétiné le vote d’une majorité de Français, tout particulièrement celui des travailleurs. Qu’en dit la CGT? C’est pourquoi, fort logiquement la CES se prononce pour une plus grande intégration supranationale. Ceci d’ailleurs l’avait amené à soutenir le projet de constitution européenne que la CGT avait rejeté. Bernard Thibault doit s’en souvenir.
D’ailleurs ce dernier reconnaît lui-même que “ la CES est un outil indispensable pour une transformation politique et institutionnelle de l’Europe”[6]. C’est à dire en langage clair pour plus d’intégration supranationale. Position qui n’est pas une surprise venant de la part de quelqu’un qui avait dû en 2005 se résigner au vote du CCN[7] de la CGT. 20 ans après, personne ne lui reprochera son obstination!
Avant la ratification du traité d’Aix La Chapelle par Angéla Merkel et Emmanuel Macron sur la coopération et l’intégration franco-allemande, ce postulat a été confirmée par la déclaration des syndicats français avec le DGB allemand.[8] Dans ces conditions, une question se pose, et bien des militants aimeraient une réponse ! Que devient le combat de la CGT pour le respect de la souveraineté nationale et la souveraineté du peuple, sujets qui ne sont pas indépendants des exigences démocratiques légitimes du mouvement des gilets jaunes, dont l’actualité du combat semble avoir disparu des radars confédéraux.
On l’admettra, ce ne sont pas là des préoccupations secondaires. Qu’en pensent les délégués du 52e Congrès confédéral de la CGT ? Sont-ils d’accord ou ont-ils changé d’opinion à ce sujet ? Il faut espérer que la discussion le montrera!
Autre exemple, l’action pour la paix. C’est un sujet sur lequel à juste raison la CGT à une opinion critique sur son activité, ou plutôt sur son manque d’activité. Il est vrai, que depuis Henri Barbusse la coopération et le désarmement sont des sujets qui de tout temps avaient mobilisés la CGT. Or, la CES tout comme la CSI ne s’opposent pas aux politiques d’ingérence, y compris militaire, dans les affaires intérieures d’états indépendants et cela contrairement à la Charte des Nations Unies.
C’est ce que Bernadette Segol[9] avait déclaré en son temps, et ce fut le cas en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Lybie. Aujourd’hui, que diraient les délégués si on leur posait la question ? A ce sujet, qu’en est-il du Venezuela où il faut rappeler que le membre de la CSI sur place qui s’appelle la CTV a bénéficié des largesses financières de l’AFL-CIO[10] qui est un autre de ses membres afin de soutenir en 2002, un coup d’état factieux dans ce pays? Depuis a t’on entendu, ou vu la CSI « prendre la rue » pour protester contre les tentatives de putsch à Caracas de la part des mêmes forces qui hier s’opposaient à Hugo Chavez?
Comme le dit B. Thibault nos orientations ne sauraient obéir à un «supplément d’âme, ou un phénomène de mode », ce avec quoi on sera d’accord. Il semble donc aller de soi qu’elles doivent correspondre pour l’essentiel avec les orientations, les stratégies, les visions et les pratiques qui sont celles des organisations avec lesquelles la CGT a fait choix de s’affilier.
Or, la large majorité des adhérents de la CES, de la CSI n’ont aucun problème avec la politique des puissances occidentales, Washington en tête, ou encore avec le néo-libéralisme qu’ils veulent au mieux aménager en lui donnant un visage humain. Il est vrai que la CSI compte dans ses rangs un grand nombre de syndicats dont la relation « incestueuse » avec leur gouvernement, leur patronat, leurs partis politiques, leurs institutions supranationales sont des réalités indiscutables. C’est le cas, en Israël avec la Histadrout ce syndicat corrompu qui s’accommode du massacre quotidien des Palestiniens à Gaza et qui est indéfectiblement solidaire du criminel Netanyahu.
N’évoquons pas ici la mainmise de la CSI sur l’OIT ou le respect du « pluralisme » dont parle Bernard Thibault membre de son conseil d’administration est une pantalonnade. Guy Ryder l’actuel directeur général de l’OIT n’est il pas l’ancien secrétaire général de la CSI. A l’occasion du centenaire de cette vénérable institution qu’est l’OIT, celui-ci peut espérer être anoblit par la reine d’Angleterre. Ce fût le cas de son prédécesseur, le dirigeant syndical britannique Bill Jordan ancien secrétaire général de la CISL devenue CSI.
Passons sur l’indépendance financière de la CES dont le budget est assumé à hauteur de 75% par les institutions de Bruxelles.
D’ailleurs si l’on observe attentivement ce qu’a été l’activité internationale de la CGT depuis le précédent Congrès de Marseille, on peut dire que pour l’essentiel son activité a coïncidé avec les orientations défendues par la CES et la CSI. Il est donc faux d’affirmer que ces affiliations n’auraient « aucune influence sur la détermination de nos prises de position »[11]. Car sinon à quoi servirait-il d’être affilié internationalement?
Pour Bernard Thibault comme d’autres camarades dont on a pu lire le vibrant appel à rester dans la CES et la CSI, il faudrait y être pour avec d’autres confédérations de lutte infléchir les orientations de ces deux organisations dans un sens plus combatif. Si l’on tient compte des faits évoqués plus haut, c’est évidemment très louable, mais ni réaliste, ni crédible. Par ailleurs, cet argument a été utilisé, il y a plus de 20ans avec les résultats qu’on sait. Le bilan est de ce point de vue accablant, et ne risque pas d’être démenti par le prochain Congrès de la CES qui fera suite à celui de la CGT, ni après celui de la CSI qui s’est conclu par la déroute de certaines ambitions ne touchant pas aux orientations mais plus prosaïquement aux choix des dirigeants. Lutte des places ou lutte des classes ?
On rêve donc d’une CES et d’une CSI plus combatives! Ne faudrait-il pas plutôt réfléchir sur les causes de l’abîme entre les nécessités et les réalités. Pour aider à s’en convaincre, on pourrait prendre comme mètre étalon le nombre de manifestations à Bruxelles. Elles sont aujourd’hui quasi inexistantes, sans parler de l’absence de soutien aux luttes en cours. On notera toutefois que le 26 avril la manifestation européenne à Bruxelles de 8000 participants (selon la CES, qui revendique 45 millions d’adhérents) se réduisit à un appel pathétique à voter aux élections européennes.
Enfin, nous dit-on, le monde a changé, la société a évolué, le syndicalisme et le rapport des forces ne sont plus les mêmes. Il faut nous transformer, abandonner nos certitudes ! Bigre, cela signifie t’il qu’il faudrait en rabattre ou tout au contraire trouver des raisons supplémentaires de lutter contre la malfaisance du capitalisme et les ambitions hégémoniques de l’impérialisme? Faut-il faire le choix de s’y opposer radicalement ou comme le proposent la CES et la CSI de s’en remettre pieds et poings liés à une mondialisation source principale de l’explosion des inégalités dans le monde, de l’affairisme, de la corruption, du pillage des richesses, de la prédation et de la destruction de l’environnement ? Bizarrement on ne nous répond pas!
Pourtant, on serait tenté de dire qu’il faut s’unir, chercher et construire les convergences avec toutes les forces sociales et politiques qui sont disponibles dans le monde pour résister à ce rouleau compresseur qui met en cause le devenir même de l’humanité toute entière. Qui peut prétendre que seul, il aura la force de surmonter les obstacles, faire face aux défis, être à la hauteur de ce que la situation exige ?
Pour ma part, je pense que cela implique comme nous le disions, mais comme nous avons cessé de le dire dans la CGT « un renouveau des relations syndicales internationales ». C’est-à-dire des relations sans exclusive, sans ostracisme, dans le respect de chacun, sans jugements de valeur, ni à priori. Cela signifie des relations et des coopérations normales avec tous les syndicats dans le monde, ceux qui veulent agir, mobiliser, unir, et cela, depuis les lieux de travail. Cela exige la mise sur pieds de coordinations et de coopérations nécessaires inter-professionnellement autant que professionnellement afin de peser plus fort et en faveur d’un rapport de force qui puisse contribuer à gagner partout et ensemble. Pas les uns sans les autres et surtout pas les uns contre les autres.
Faire ces choix devraient impliquer toutes les organisations et structures syndicales internationales et donc logiquement travailler en bonne intelligence avec la FSM et ses affiliés. Rien de plus, mais rien de moins.
Nous n’en sommes pas là, mais justement pourquoi? De quoi avons-nous peur ? Manquons-nous de convictions sur la validité de notre démarche comme sur celle de la CES et de la CSI. En sommes nous restés 30 ans en arrière, au Mur de Berlin, à la guerre froide et à la prétendue fin de l’histoire.
Affirmer dans un appel de syndicalistes CGT que « la FSM est encore plus refermée sur elle-même que lorsque nous l’avons quitté »[12]est non seulement faire preuve d’ignorance, c’est profondément malhonnête et c’est surtout insultant pour les presque 100 millions d’adhérents dans 130 pays qui en sont membres, y compris des organisations de la CGT. Qu’en penseront les syndiqués de l’AITUC et du CITU en Inde, de la CTB au Brésil, de la COSATU en Afrique du Sud, de PAME en Grèce, de la CTC de Cuba et bien d’autres?
Comment concevoir des relations normales, constructives et « civilisés » si c’est de manière aussi méprisante. Cela est d’autant plus choquant qu’il s’agit là d’organisations qui n’ont de cesse de manifester concrètement leur solidarité aux luttes des travailleurs en France. N’avons-nous donc rien à apprendre des autres pour manifester autant d’arrogance.
En 1995, la CGT avait fait le choix de travailler avec tous sans exclure quiconque, dans une démarche de respect mutuel. Elle reposait sur une analyse objective qui était et demeure celle d’un syndicalisme international dont l’institutionnalisation, le manque de visibilité et l’inefficacité est une réalité. Cette orientation indépendante loin de nous marginaliser comme on le laisse entendre nous avait permis de réunir 110 délégations étrangères au 45e congrès- Elles étaient, d’une grande diversité et de toutes affiliations internationales, FSM incluse. Cette orientation, avait été unanimement approuvée par les délégués. En quoi la situation a t’elle changée au point d’obliger la CGT à renoncer à ses engagements?
Certains camarades parlent d’un programme international d’actions en faveur du droit de grève et des libertés, [13]du progrès social. Très bien. Mais, justement attaquons nous ensemble aux causes véritables et pas uniquement aux conséquences, c’est-à-dire à la logique et la nature même du capitalisme et des politiques de domination, des pratiques des sociétés transnationales, qui sont à l’origine de ces problèmes. De telles exigences ne passent pas par la défense boutiquière d’affiliations, mais par une volonté politique réelle, qui ne saurait être réduite à la rhétorique, mais qui tout au contraire implique des actes concrets, des initiatives!
Le monde change très vite, le rapport des forces est bouleversé par la montée en puissance de nouveaux acteurs dont la puissance économique, financière, technologique, sociale, politique sera déterminante dans les prochaines années. Les alliances anti-hégémoniques se multiplient, l’usage du dollar dans les échanges est contesté, la toute puissance des Etats-Unis est sur le déclin, les enjeux géopolitiques en Asie vont déterminer le type de développement du monde des prochaines décennies. Tout cela recouvre des réalités complexes, mais aussi des travailleurs, des syndicats. Comment s’y prépare t’on, la CGT tout particulièrement?
Peut-on ignorer le poids de la Chine, de la masse de ses travailleurs, de son mouvement syndical aux relations historiques avec la CGT? Comment ignorer que plus de 25% de la croissance mondiale et donc une partie de nos emplois dépendent de ce pays continent. La CGT doit-elle rétrécir son action à un soutien bien dérisoire aux manifestations du mouvement politique des parapluies à Hong Kong, soutenu financièrement par la Fondation Soros[14], ou faire le choix de relations syndicales constructives et exigeantes avec l’organisation qui devrait être et qui était son partenaire naturel, c’est-à-dire la Fédération des syndicats de Chine, qui par ailleurs n’est pas affiliée internationalement. Celle-ci ne compte t’elle pas presque trois fois plus d’adhérents que la CES toute entière.
Qu’en est-il de l’Inde ou deux des principales organisations syndicales l’AITUC et le CITU, membres toutes deux de la FSM ont mis récemment dans la rue plus de 200 millions de manifestants. Va t’on continuer à faire comme si tout cela n’existait pas en se réfugiant dans ce petit cadre européen étroit qui par ailleurs est en crise profonde. Ce manque d’anticipation est absolument consternant. Car enfin le capitalisme ne se structure pas au niveau national, mais à celui d’économies monde. Comment ne pas prendre en compte le fait que l’ordre international ne peut-être durablement stable, qu’il change et bouge en permanence. Comment un syndicat peut-il se projeter vers l’avenir, si il n’est pas capable de le faire à travers une activité internationale conséquente, ouverte, tolérante et disponible. Cela suppose de réfléchir autrement à travers une vision offensive, sans dogmatisme ni oeillères, sans cette démarche étroite, conformiste et sans perspectives que Bernard Thibault et quelques camarades nous proposent.
Oui, la CGT est unitaire et internationaliste. Elle l’était bien avant la FSM, la CISL/CSI, la CES. Elle n’a jamais réduit ses engagements à des affiliations. Elle s’est toujours déterminée en toute indépendance, à partir de ses principes, de ses orientations de classe de sa fidélité aux intérêts souverains des travailleurs et de notre peuple, pour les revendications immédiates et pour changer la société, dans le respect de la toujours moderne Charte d’Amiens.
C’est méconnaître et mépriser l’histoire de la CGT de feindre d’ignorer le travail de générations de militants pour construire des relations bilatérales et multilatérales fortes. Ce combat la CGT ne saurait le déserter, cela implique une autre hauteur de vues que la justification fébrile d’affiliations à la CES et à la CSI qui pour l’heure sont loin d’être convaincantes. Le moment est venu d’en faire le bilan et de prendre des décisions en conséquences. C’est là, la responsabilité des syndicats CGT et de nul autre.
Jean-Pierre Page
Les illustrations ont été ajoutées par www.initiative-communiste.fr
La position de Bernard Thibault
LA CGT DANS LE SYNDICALISME EUROPEEN
Convoqué en mai à Dijon, Le prochain congrès confédéral de la CGT verra les syndicats se prononcer sur l’activité menée ces dernières années par la confédération, fixer le cap pour l’avenir et élire la direction nationale de l’organisation.
A cette occasion diverses opinions s’exprimeront : c’est le propre d’une organisation démocratique que de permettre l’expression des différents points de vue.
C’est dans ce contexte que quelques militants semblent vouloir obtenir du Congrès une rupture stratégique et historique en prônant une sortie de la CGT de la Confédération Européenne des syndicats à laquelle nous avons adhéré il y a 20 ans après avoir surmonté bien des obstacles pour y parvenir.
Minimisant l’événement, d’autres pourraient considérer que ce n’est pas là un enjeu prioritaire pour les syndiqués, que ce serait une question secondaire, éloignée du quotidien des adhérents confrontés d’abord à la précarité, au chômage et aux conséquences dévastatrices des choix dictés par les néolibéraux en France et en Europe. Il serait donc inutile de faire toute une histoire des engagements internationaux de la CGT.
Bien au contraire, au travers de ce débat nécessaire c’est toute la conception de notre organisation et de sa vision du syndicalisme qui est en question.
Je suis persuadé qu’une grande majorité des syndiqués à bien conscience de la nécessité pour la CGT d’être présent sur la scène internationale et donc européenne face aux directions d’entreprises et aux gouvernements organisés et coordonnés au-delà des frontières.
Il faut donc accepter la polémique et je souhaite y participer.
Dès sa création en 1973 la CGT a revendiqué toute sa place dans la Confédération Européenne des Syndicats. Georges Séguy, Henri Krasucki puis enfin Louis Viannet ont inlassablement milité pour que le syndicalisme européen soit uni par-delà les parcours historiques et les pratiques syndicales différentes.
Concours de circonstance c’est quelques jours après le congrès de Strasbourg de février 1999 que J’ai eu l’honneur de représenter la CGT pour l’installer au comité exécutif de la CES et consacrer ainsi notre adhésion en mars de la même année.
Une seule organisation s’y opposa lors du vote final : FO qui tenta de se justifier en rappelant les origines de la scission avec la CGT en …1947 sur une base anticommuniste ! Toutes les autres organisations convenaient enfin que la crédibilité et la représentativité de la CES elle-même passaient par la reconnaissance de la CGT comme acteur syndical incontournable et nécessaire aux objectifs que s’assignaient les syndicalistes en Europe.
Notre volonté d’apporter notre contribution à la construction des convergences et des luttes en Europe et au-delà ne découle pas d’un phénomène de mode mais s’enracine dans une conviction affirmée et une tradition historique : la CGT se doit d’être unitaire et internationaliste.
Toutes les étapes de nos engagements internationaux ont été très largement validées par chacun des congrès de la CGT.
La confédération Européenne des syndicats est aujourd’hui composée de 89 organisations issues de 39 pays disposant de 45 millions de membres. Conformément à ses statuts, elle est constituée de « syndicats libres, indépendants, démocratiques » et s’affirme « unitaire, pluraliste, représentative de l’ensemble du monde du travail, sur le plan européen ». C’est donc une évidence de constater qu’y siège des syndicats dont la démarche peuvent- être pour certains proche de celle de la CGT et pour d’autres plus éloignées.
C’est une autre évidence de constater que ce pluralisme syndical peut provoquer des confrontations de points de vue lorsqu’il s’agit de définir les objectifs et les moyens d’action à mettre en œuvre pour assurer la défense des travailleurs en Europe.
Doit-on pour autant déserter le terrain quand la tâche est difficile ?
Pourquoi vouloir faire un cadeau à ceux qui s’efforcent d’isoler la CGT systématiquement et sur tous les plans et plus largement d’affaiblir le mouvement syndical, pour être plus à l’aise dans la conduite de leur politique ?
L’action syndicale au niveau national, dans chaque pays reste indispensable mais ne suffit pas. La coopération syndicale en Europe dans les entreprises et les groupes multinationaux est incontournable pour combattre le néolibéralisme et la mise en concurrence des travailleurs. Des milliers de militants de la CGT dans leur entreprise, leurs fédérations s’efforcent au quotidien de construire l’unité avec des camarades d’autres pays tout simplement parce que c’est une dimension incontournable de l’action syndicale. La Confédération Européenne est le cadre naturel et commun à tous pour ce travail unitaire par-delà les frontières.
L’un des arguments pour tenter de justifier notre désertion repose sur la critique d’une CES « pas assez revendicative et combative ». Je peux entendre cette critique et la partager, elle n’est pas nouvelle et à ma connaissance la CGT ne s’est jamais privé d’exprimer son opinion sur la conduite de l’organisation, de faire des propositions pour susciter davantage de luttes coordonnées pour des conquêtes communes. Il n’y a aucune raison que cela change à l’avenir
Quelques soient les griefs à adresser à sa direction il faut aussi convenir que la Confédération Européenne est d’abord le fruit de ce que veulent en faire chacune des organisations membres.
La plupart des syndicats sont confrontés à l’urgence et à la pression des événements dans leur propre pays. Réformes drastique du droit du travail, des systèmes de protection sociale, mise en concurrence exacerbée des travailleurs. La « troisième guerre mondiale est sociale ».Elle se développe aussi sur le théâtre européen. Il n’est donc pas surprenant que chaque organisation soit « aspirée » par la tentation d’un repli national d’autant que le « nationalisme politique » progresse en de nombreux endroits en Europe comme en France.
Il faut donc agir et intervenir sans relâche pour convaincre que la dimension internationale de l’intervention syndicale n’est pas un supplément d’âme, qu’elle ne saurait se contenter de l’expression ponctuelle de solidarités de principe, face à un capitalisme mondialisé, cohérent sur l’essentiel en dépit de sa diversité.
Pour peser sur les événements il faut être présent dans le concert européen. Il faut y jouer notre partition CGT, forte et fière de sa réputation et respectueuse de celle des autres. Nous ne devons être ni censeurs ni donneurs de leçons mais plus simplement engagés délibérément, avec toutes les autres bonnes volontés, pour renforcer les capacités du syndicalisme et prétendre ainsi modifier le cours des choses.
Ne sous-estimons pas l’impact de l’opinion de la CGT dans la marche du syndicalisme international. L’avis de la CGT ne laisse pas insensible qu’on partage ses analyses ou pas son avis est attendu.
Quel message serait envoyé si nous décidions de renoncer ? Ce serait l’incompréhension la plus totale chez tous nos partenaires syndicaux.
Comment expliquer à tous les autres syndicalistes d’Europe qu’ils font fausse route ? Qu’ils n’ont rien compris « à la lutte des classes » et qu’à ce titre la CGT décide de faire cavalier seul en Europe en quittant la CES ?
Il faut en être conscient la CGT serait la seule organisation en Europe dans cette situation. Je n’ose y croire.
On peut comprendre que, face aux ravages générés par l’Union Européenne dans sa forme actuelle, le sentiment puisse se développer que la CES joue un rôle insuffisant et insatisfaisant. La CES est un outil indispensable qui peut être davantage mis au service d’une nécessaire transformation institutionnelle et politique de l’Union Européenne. Sans elle il ne peut y avoir d’Europe sociale.
La CES doit retrouver le chemin de la rue européenne comme elle le fera par une euro manifestation le 26 avril prochain à Bruxelles. L’insistance de la CGT pour construire ce rendez-vous a été essentielle, tout comme pour la préparation de la première manifestation internationale à Genève le 17 juin en défense du droit de grève et des libertés syndicales partout dans le monde.
En siégeant sur les bancs des représentants des travailleurs à l’Organisation Internationale du Travail, depuis juin 2014, je côtoie des militants syndicaux du monde entier. Certains assument leur engagement dans des conditions de précarité et d’insécurité intolérables. Je constate leur intérêt permanent pour l’apport qui est celui de la CGT au plan international.
Je suis convaincu qu’ils attendent du 52e
Congrès la confirmation des engagements internationaux de la CGT.
[1] Sun Tzu est un général, stratège et philosophe chinois. On lui doit le fameux ouvrage L’Art de la guerre.
[2] 52e congrès confédéral de la CGT, Dijon, du 13 au 17 mai 2019.
[3] « La CGT et la CES, un point de vue de Bernard Thibault », Syndicollectif, 17 avril 2019
[4] « Un internationalisme en actes. Une contribution collective pour le Congrès de la CGT », Syndicollectif, 6 mai 2019
[5] Nicole Notat ancienne secrétaire générale de la CFDT,
PDG de Vigéo/Eiris. Membre du groupe de réflexions sur l’avenir de l’Europe, proche d’Emmanuel Macron.
[6] Bernard Thibault, déjà cité.
[7] Comité Confédéral National de la CGT : l’instance la plus importante entre deux congrès.
[8] Déclaration commune : »l’Europe que nous voulons » CGT, CFDT, CFTS, UNSA, FO et DGB, 9 novembre 2018
[9] Bernadette Segol, ancienne secrétaire générale de la CES, interview à l’Humanité. 25 mai 2011.
[10] CTV : Centrale des Travailleurs du Venezuela, affiliée à la CSI. Son leader Carlos Ortega était un des initiateurs du coup d’état contre Chavez. Il avait pour cela bénéficié d’une contribution de 154 377 dollars de la part de l’AFL-CIO, vis son « Solidarity Center », impliqué par ailleurs dans 90 pays.
[11] « Un internationalisme en acte », déjà cité.
[12] « Un internationalisme en actes » déjà cité
[13] Appel « Pour un internationalisme en actes » déjà cité
[14] Georges Soros, milliardaire, escroc, impliqué dans l’organisation des révolutions de couleurs,