Entretien avec Christophe Prudhomme. Médecin au Samu de Seine Saint Denis c’est un fin connaisseur de la réalité du terrain et de l’hôpital. Syndicaliste, c’est un spécialiste du système de santé ; il est porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf) . Voici l’entretien qu’il a accordé à Fadi Kassem pour www.initiative-communiste.fr ce vendredi 15 juillet 2022.
Initiative Communiste – Peux-tu nous présenter François Braun, le nouveau ministre de la Santé ? Se différencie-t-il de ses prédécesseurs, et notamment d’Olivier Véran ?
Christophe Prudhomme : Président du syndicat Samu-Urgences de France (de fait, un intérêt corporatiste), François Braun est le faire-valoir de la société civile dont se vante Macron. Mais en réalité, il a participé depuis 15 ans (donc, depuis Sarkozy) à toutes les négociations au sein des instances ministérielles. Sollicité pour préparer la prétendue loi dite d’accès aux soins pour tous, il a été le conseiller Santé de Macron pendant la campagne présidentielle : connu de l’establishment, il représente le prototype du corps intermédiaire connaissant certes le terrain, mais servile et acceptant tout ordre ou décision de ses supérieurs.
Le choix de Braun est cependant un choix par défaut : d’abord pressenti, Philippe Juvin, chef des services d’urgence à l’hôpital Georges Pompidou à Paris et candidat LR à la primaire pour la présidentielle, avec une orientation clairement fascisante (quand il était vice-président des Hauts-de-Seine, il avait voulu attribuer le nom de Kléber Haedens, l’ancien secrétaire particulier de Charles Maurras, à un collège de la commune de La Garenne-Colombes, ville dont il est encore maire !), a refusé ; de même pour Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, membre d’Agir (le mouvement de Pécresse), maire de Fontainebleau et député LREM. Je pensais alors que Nicolas Revel serait le mieux placé : directeur général de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP), il a également été directeur de la Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM) et directeur de cabinet de Jean Castex à Matignon, et a même grenouillé à l’Elysée sous François Hollande ; mais il a lui aussi décliné.
Depuis qu’il est ministre, Braun ne cesse de multiplier les sorties contradictoires : alors qu’il défendait la réintégration des personnels soignants non-vaccinés il y a un an, il s’y oppose désormais farouchement. Ceci illustre une réalité plus profonde : le ministère de la Santé est un ministère sous la tutelle de la direction de la Sécurité sociale présente à Bercy, au sein du ministère de l’Économie. D’ailleurs, Braun conserve le même cabinet qu’Olivier Véran, cabinet mis en place directement par l’Élysée : de fait, le directeur de cabinet du ministère de la Santé est le vrai ministre.
Braun tente de s’appuyer sur les copains et les coquins : non pas les personnels soignants constamment sur le terrain, mais sur les médecins passant leur temps en réunion (et jamais au contact des malades et des soignants). Praticien hospitalier, Braun n’est respecté ni au niveau médical, ni au niveau institutionnel : en réalité, les personnes qui impulsent réellement la ligne politique sont des médecins membres des LR, et notamment Pierre Carli, directeur du Samu de Paris.
La politique de long terme demeure la même depuis au moins Sarkozy, comme pour d’autres secteurs publics comme l’Éducation Nationale : appliquer les principes de l’école de Chicago en marchandisant tout, en prétextant des dysfonctionnements pour fermer des unités publiques et en transformant les hôpitaux en boîtes rentables – notamment en favorisant l’émergence des cliniques privées.
Initiative Communiste – Le nouveau ministre de la Santé vient de te répondre publiquement que, avec sa gestion hospitalière, aucun patient ne resterait à la porte des urgences. Qu’en est-il alors que la situation de l’hôpital public inquiète de nombreux malades en pleine remontée épidémique?
Christophe Prudhomme : Braun a lancé une Mission Flash, qui visait à empêcher que l’on parle de la situation des urgences pendant la campagne des élections législatives. Parmi les 41 mesures préconisées émerge l’idée que les urgences peuvent filtrer les patients la nuit : concrètement, cela signifie que les patients doivent appeler le 15 pour savoir s’ils ont le droit d’accéder aux urgences ! Et comme les citoyens et les travailleurs ont un vrai esprit civique, ils appliquent globalement cette préconisation en réalité mortifère car elle aboutit tout simplement à la mise en danger de la vie des patients par manque de services publics. Récemment, à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), un enfant victime d’un accident de la route n’a pas été immédiatement transporté aux urgences, sa situation n’étant pas jugée grave ; or le lendemain, le pédiatre a remarqué un gros hématome au niveau du foie : cet enfant aurait pu mourir dans la nuit !
La préconisation de filtrer les urgences la nuit est déjà appliquée dans des métropoles : à Bordeaux, la municipalité multiplie les affiches « publicitaires » incitant à limiter l’accès aux urgences la nuit ; la situation est même pire à Grenoble, où cette préconisation vise aussi bien les hôpitaux publics que les cliniques privées ! En outre, plusieurs dizaines de services d’urgence ont déjà fermé la nuit, y compris dans des villes de taille importante comme Manosque, Draguignan (Var) ou Laval (Mayenne). Il en résulte une surmortalité, notamment pour les patients souffrant de maladies graves nécessitant une prise en charge immédiate mais qui n’osent plus se rendre aux urgences ; à quoi s’ajoute un terrible manque de lits.
La situation est tellement grave que même Les Échos, à qui j’ai accordé un entretien, a titré « Il va y avoir des morts », du fait d’une véritable mise en danger de la population. Un autre élément illustrant la dramatique dégradation des services d’urgence tient au fait que ce ne sont plus des médecins qui organisent le protocole au Samu mais des infirmières, souvent débordées et qui n’ont pas toujours les compétences nécessaires face à certaines situations urgentes et spécifiques.
Aujourd’hui, il n’y a plus de « dialogue social » de la part du ministre qui refuse d’aborder les problèmes de fond concernant les urgences. Il n’a d’ailleurs voulu rencontré ni la CGT-Santé, ni l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF), les deux organisations les plus représentatives des personnels soignants en souffrance, et ce alors que les démissions sont massives. C’est d’autant plus inquiétant face à la remontée des cas de Covid.
Initiative Communiste – Quelles sont les mesures d’urgence et de plus long terme qu’il faut prendre pour empêcher l’écroulement du service public de la Santé ?
Christophe Prudhomme : Au-delà du fait qu’il est impossible d’échanger avec le ministre, ce dernier a proposé, dans le cadre de la Mission Flash, de faire appel aux médecins retraités pour suppléer le manque de personnel et de majorer les heures supplémentaires. Or ce que veulent les personnels soignants, ce sont des vacances (au moins pour se reposer) et de vraies augmentations de salaires !
Dans l’immédiat, deux mesures d’urgence peuvent être appliquées face à la situation catastrophique :
- Le rétablissement de l’obligation de garde pour tous les médecins, aussi bien généralistes que spécialistes (sauf pour des spécialistes aux caractéristiques très spécifiques) en ville, en clinique ou à l’hôpital. Cela permettrait de répartir la charge de travail afin que tout patient puisse accéder aux urgences de jour comme de nuit ; et c’est d’autant plus possible qu’il y a assez de médecins pour faire appliquer cette mesure.
- L’augmentation des moyens pour que les médecins effectuent des visites à domicile car ces dernières, mal payées, se sont effondrées. Aujourd’hui, on stigmatise les patients qui viendraient aux urgences « pour pas grand-chose », moyen fourbe de faire silence sur le fait que 20 à 25% des personnes hospitalisées aux urgences n’ont pas de lit ! Aussi, les visites des médecins, accompagnés d’une infirmière, au domicile propre du patient ou dans les EHPAD (où l’absence de médecins et d’infirmières est criante – et nous voyons le résultat avec le scandale Orpéa), peuvent permettre de résoudre en partie les problèmes des urgences. Et si les médecins estiment que cela leur revient cher car il faut se déplacer, des solutions existent : à Libourne (Gironde), les médecins bénéficient d’une voiture avec chauffeur.
Au-delà de ces mesures d’urgence non mises en place par crainte du lobby médical désireux de démanteler la Sécurité sociale, nous portons trois grandes revendications depuis au moins 2019 – qui auraient d’ailleurs pu déboucher sur de premiers résultats assez rapidement si elles avaient été appliquées :
- Un grand plan de formation et d’embauche de personnel (100.000 à l’hôpital et 200.000 dans les EHPAD). La fin de non-recevoir arguait le fait qu’il faut une année pour former un(e) aide-soignant(e) et trois années pour une infirmière/un infirmier ; mais si cette mesure avait été adoptée dès 2019, nous aurions eu les premiers aides-soignants dès 2020 et une première cohorte d’infirmières en cette année 2022 !
- Une hausse des salaires, non par majoration des heures supplémentaires mais par volonté politique. Cela est d’autant plus urgent qu’à l’heure actuelle, en parité de pouvoir d’achat, une infirmière française gagne moins qu’une infirmière mexicaine ! Et ce, alors que les cadences de travail ont explosé – et l’épuisement avec.
- L’arrêt des fermetures de lits d’hôpitaux et des « restructurations » qui débouchent sur la fermeture d’hôpitaux. Ainsi, en Île-de-France, Aurélien Rousseau, ancien directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) et désormais directeur de cabinet d’Elisabeth Borne, a fermé les hôpitaux Bichat (Paris 18e) et Beaujon (Clichy, Hauts-de-Seine) pour un projet d’hôpital Grand Paris Nord, entraînant la perte de 300 lits et 800 emplois ; parallèlement, il a autorisé une « restructuration » à Neuilly, à savoir le regroupement de trois cliniques privées en une seule unité comprenant 420 lits et 30 blocs opératoires – le tout, évidemment, avec un reste à charge aux patients croissant et de plus en plus inaccessible. Pendant ce temps, en Seine-Saint-Denis, le nombre de médecins traitants s’est effondré et les patients se rendent aux urgences saturées en cas d’évolution de la pathologie…
Il faut ajouter qu’il est fondamental de rétablir un principe constitutionnel : celui d’assurer des soins à tous les patients sur l’ensemble du territoire national au nom du principe d’égalité républicaine. Or ce principe nécessite de réguler l’installation des médecins, donc de mettre fin à la liberté d’installation pour officier là où il y a des besoins (et ainsi, mettre fin aux déserts médicaux) ; parallèlement, il est nécessaire de trouver un autre mode de rémunération pour les jeunes personnels soignants qui arrivent. C’est pourquoi nous appelons à la création de Pôles santé publics et collectifs au sein desquels travaillent des salariés : ce ne seraient pas forcément des fonctionnaires car ils pourraient dépendre de l’Économie sociale et solidaire (ESS), des mutualités et des collectivités territoriales ; il est même possible d’élargir un système coopératif existant déjà depuis la loi Hamon de 2014.
L’enjeu de la Santé est aussi un enjeu politique : comme dans d’autres domaines comme l’Éducation nationale, Macron – véritable VRP d’Uber quand il était ministre de l’Économie sous Hollande – souhaite importer le modèle états-unien en France, alors que l’espérance de vie diminue depuis 2014 aux États -Unis car les jeunes ne peuvent plus se faire soigner correctement. Pire : le combat des symptômes (et non de la maladie en tant que telle) par des antidouleurs provoque actuellement la mort de 60.000 personnes par an par overdose de produits morphiniques, soit deux fois plus de morts que par les armes à feu !
Le combat des urgences, c’est aussi un combat politique urgent !
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