Jean-Pierre Page est une figure du syndicalisme CGT dont il a longtemp été l’un des responsables des relations internationales. Il a accepté de répondre à Initiative Communiste. Un entretien réalisé le 15 avril 2022, dont les principaux extraits sont publiés au coté de ceux des 4 entretiens réalisés pour le numéro 239 du mensuel Initiative Communiste réalisé spécialement pour le 1er mai 2022, avec Samuel Meegens secrétaire à la communication de l’UD CGT 59, Olivier Mateu secrétaire général de l’UD CGT 13, Bérenger Cernon secrétaire de la CGT rail
- Entretien avec Olivier Mateu, secrétaire de l’UD CGT 13 : « on va y arriver, nous sommes les plus nombreux et nous avons raison ! » [ #1erMai ]
-
Entretien avec Samuel Meegens, secrétaire à la communication de l’UD CGT 59.
Initiative Communiste : Peux tu rappeler en quelque mots ton parcours de syndicaliste CGT
Jean-Pierre Page : Je suis un militant syndical qui a exercé des responsabilités nationales au sein de la CGT. J’étais cadre à Air France quand je suis devenu secrétaire général de l’Union départementale CGT du Val-de-Marne et membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT, puis responsable du département international de la Confédération. Pendant cette période, j’ai aussi exercé des responsabilités politiques nationales au PCF. J’ai beaucoup voyagé et je me suis exprimé dans plusieurs livres sur la crise du syndicalisme et sur le nouvel ordre mondial.
Initiative Communiste : Face aux attaques du gouvernement et aux annonces antisociales lourdes de plusieurs « présidentiables » (retraites, statuts, fin d’une Education « nationale », RSA, etc.), à commencer par Macron, juges-tu la réponse des syndicats en général et de la confédé CGT en particulier à la hauteur ? Pourquoi cette difficulté à mobiliser des millions de salariés alors que 80 % d’entre eux vivent de lourds problèmes de pouvoir d’achat ?
Jean-Pierre Page : Ton constat est juste ! La crise épidémique puis maintenant la crise ukrainienne sont des révélateurs impitoyables ! Tout à la fois de l’ampleur de la crise capitaliste et du système de domination impérialiste, comme de l’incapacité des confédérations syndicales à faire face à cette situation inédite et aux changements considérables que cela entraîne. Le syndicalisme est devenu muet et inaudible, distant des besoins des travailleurs. C’est vrai pour la CGT ! Quel que soit le sujet, cela se vérifie dans ses analyses, ses orientations et dans son impuissance à organiser la riposte des travailleurs sur la durée. On mesure ici, ce qu’entraîne l’abandon de positions de classe. Les syndicats sont comme KO debout, paralysés et dépassés par l’ampleur des événements. On les voit ainsi plus préoccupés par la recomposition du syndicalisme français dans un sens euro-compatible plutôt que par la défense du pouvoir d’achat des salaires et des pensions. Il est évident que l’on paye là des années de démission dans le combat social, de dépolitisation, d’institutionnalisation et de bureaucratisation du syndicalisme, de renoncement idéologique. Cela a conduit aux échecs et aux défaites qui affectent la crédibilité du syndicalisme lui-même, sa place dans la société. Il est donc urgent d’en tirer toutes les conséquences. Plus qu’à des problèmes d’individus et à leurs capacités ou incapacités à diriger collectivement la CGT, ce recul tient avant tout au contenu des orientations qui ont été prises depuis plus d’une vingtaine d’années.
Soyons donc lucide sur la réalité et sur l’état des lieux. Si l’on veut véritablement changer l’ordre des choses, il faut d’abord faire un bilan, celui-ci reste à faire ! Il faut ensuite opérer une rupture avec ce qui a prévalu et qui à l’évidence ne marche pas. L’urgence, c’est de faire partager cette démarche concrètement, dans les actes pour convaincre qu’il existe une réponse à travers la réaffirmation des principes du syndicalisme de lutte de classes qui associe étroitement le combat pour les revendications, la paix et celui pour un monde débarrassé du capitalisme, c’est-à-dire le socialisme.
Cela exige d’encourager les syndiqués à prendre la parole, à se réapproprier leur syndicat par des initiatives indépendamment des consignes et des notes de service venant d’en haut et assumer leurs responsabilités ! Les réponses à donner tiennent au contenu du programme, il doit être clairement anticapitaliste, à la stratégie, aux principes de vie d’une organisation démocratique, unitaire et indépendante comme la CGT qui se revendique historiquement d’un syndicalisme de classe. Ne rien faire, attendre, c’est-à-dire persévérer dans l’immobilisme dans lequel la CGT se trouve actuellement ne pourra qu’entraîner de nouveaux déboires pour celle-ci et donc des préjudices pour les travailleurs. Tôt ou tard, la collaboration de classes se paye au prix fort. Le monde change vite, il faut en tirer les leçons en renonçant à une vision qui au fond est celle du Capital. Il faut prendre en compte la dimension des changements qui affectent le monde, ce qui dans le rapport des forces émerge et ce qui est en déclin. Cela est possible, la CGT représente une force sociale faite d’intelligence collective, de dévouement, une histoire, une expérience unique. Il faut s’appuyer résolument sur ces acquis avec cet esprit offensif dont les militants de la CGT sont capables quand ils sont convaincus de la justesse d’une orientation. La fatalité n’existe pas tout est une affaire de volonté politique.
Initiative Communiste : Comment selon toi une confédé CGT agissant sur des bases de classe s’exprimerait-elle sur l’Ukraine ? Comment ferait-elle le lien entre défense de la paix mondiale et défense de la classe ouvrière ici ?
Jean-Pierre Page : Ce sont toujours les travailleurs et les peuples qui payent le prix des guerres et des conflits, cela est vrai partout et de tout temps. Ils ont donc un intérêt de classe à défendre la paix et à agir ensemble pour leurs revendications immédiates comme contre le surarmement, pour la dissolution des alliances militaires comme l’OTAN et au fond contre le capitalisme qui est la cause principale de cette conflictualité grave et permanente dans les relations internationales. Au fond, ce que signifie la crise en Ukraine, c’est le maintien ou non du système hégémonique qui a dominé le monde jusqu’à présent, une dictature libérale qui a fait son temps. L’unilatéralisme des Etats-Unis que Bruxelles défend bec-et-ongles, le recours aux sanctions, cette nouvelle croyance religieuse que l’on applique à la Russie, à la Chine, à Cuba depuis plus de 60 ans et à près d’une centaine de pays dans le monde s’est accru dix fois ces vingt dernières années. En quoi ont-elles amélioré la vie des gens et solutionné quelques problèmes que ce soit ? Cette fuite en avant va au contraire aggraver la situation qui est celle de l’économie mondiale, le surendettement, l’inflation, la récession, les inégalités, la pauvreté de masse, la crise alimentaire qui peut entraîner des famines à fortiori après cette crise sanitaire qui n’est pas achevée ? Quant aux oligarques, quelle que soit la couleur de leurs passeports, qu’ils soient ukrainiens, russes, français ou nord-américains, ils sont et seront protégés par le capitalisme lui-même car ils en sont la manifestation. En fait, les sanctions et les contres sanctions sont illégales, elles violent la Charte des Nations-Unies, elles sont incompatibles avec les aspirations souveraines des peuples, leurs besoins, les défis auxquels toute l’humanité sans exception doit faire face. Ce besoin de coopération sans sanctions et sans conditionnalités politiques unilatérales finira par s’imposer. On le voit déjà à travers le choix de la dédolarisation et l’action de nombreux états qui cherchent à se libérer de la tutelle étouffante de Washington et des institutions comme le FMI et la Banque Mondiale en mettant en place de nouveaux instruments d’échanges et de partenariat.
La CGT est l’héritière d’une longue tradition de luttes pour la paix et la solidarité de classe des travailleurs. Elle est celle de Monatte, Monmousseau, Frachon contre la 1ère guerre mondiale impérialiste et les compromissions en faveur de l’union sacrée. Par la suite, contre les guerres coloniales, par la résistance antifasciste, la solidarité antiimpérialiste avec les pays socialistes comme avec les mouvements de libération nationale, c’est ce qui prolongea et forgea les convictions, les engagements internationalistes, les valeurs de la CGT. Au risque de se compromettre, les syndicats doivent continuer à soutenir ces principes y compris au nom des militants qui se sont sacrifiés pour les défendre !
Or, quand l’on prend connaissance des récentes déclarations du département international de la CGT au sujet du conflit en Ukraine, on ne peut être que choqué par l’ampleur des reniements et des complicités. Ainsi, la CGT va jusqu’à revendiquer plus d’aide militaire au gouvernement de Kiev, plus de sanctions économiques et financières à l’égard de la Russie et y compris un changement de régime à Moscou. Si je complète en révélant l’établissement de relations avec un pseudo-syndicat ukrainien dont le principal dirigeant est associé au groupe nazi AZOV, on ne peut être qu’indigné par la dérive et l’alignement de la direction de la CGT. En fait, elle fait le choix d’un copié-collé des positions réactionnaires et russophobes défendues par les Etats-Unis, l’Union Européenne et par leurs relais médiatiques et syndicaux comme la CES, la CSI, l’AFL-CIO. C’est consternant, même si cela n’est pas totalement une surprise.
Pour ma part, j’ai toujours défendu l’idée que dans sa folie meurtrière, le capitalisme pouvait provoquer une troisième guerre mondiale. Aujourd’hui les pertes en vies humaines, les destructions, la hausse des prix de l’énergie, la facture alimentaire, celle pour soutenir le réarmement et les profits déjà vertigineux du complexe militaro-industriel ce sont les travailleurs et leurs familles quel que soit leur pays d’origine qui vont l’assumer, la CGT n’en dit aucun mot. Cela est inacceptable au moment même où la régression sociale se manifeste dans tous les domaines et où l’on assiste à une fascisation, une intolérance, une discrimination, un recul de l’esprit critique particulièrement inquiétant. Plutôt que de jouer aux va-t-en-guerre la CGT devrait être solidaire des travailleurs italiens et grecs avec leurs syndicats USB et PAME, tous deux affiliés à la FSM qui refusent de charger du matériel militaire pour l’Ukraine et qui dénoncent la vassalisation de l’UE à Washington, le doublement des budgets militaires dans leurs pays respectifs au détriment des revendications sociales et qui s’opposent à ces provocations qui conduisent à la perquisition des locaux syndicaux par l’armée italienne comme on vient de le voir à Rome au siège de l’USB.
De tout temps les engagements pour la souveraineté, l’indépendance, la paix, le désarmement ont été inséparables de celui pour les salaires, les conditions de travail, les libertés. Dans ce contexte, il n’est pas sans signification que des organisations ont sauvé l’honneur de la CGT. Cela a été le cas des délégués du congrès CGT des industries chimiques qui le 31 décembre étaient à Gènes solidaires aux côtés de leurs camarades italiens pour s’opposer aux livraisons d’armes à l’Ukraine et qui le même jour avec un grand nombre de Fédérations et d’Unions départementales parmi les plus significatives étaient également dans la rue en France pour la défense des salaires, des pensions, la défense des services publics et bien sûr la paix.
Initiative Communiste : La CGT et la FSU font silence sur l’imminence du « saut fédéral européen » (bascule de l’UE à ce qu’O. Scholz appelle l’ « Etat fédéral européen ») et sur ce qu’il comporterait : fin des Etats-nations européens et, s’agissant de notre pays, casse finale du produire en France et des acquis de 45. Cette omertà sur le contenu de classe de la « construction » européenne ne freine-t-il pas gravement les conditions d’une contre-attaque sociale efficace?
Jean-Pierre Page : Les institutions européennes, les gouvernements de l’UE sans exceptions, le patronat disposent de relais sur lesquels ils peuvent savoir compter et qu’ils financent dans ce but, c’est le cas de ce rouage qu’est la Confédération Européenne des Syndicats (CES) et des confédérations qui y sont affiliées dont la CGT. C’est ce qu’avait démontré le dernier congrès de la CES en 2019, cela a été confirmé depuis.
Alors que la nature même de l’Union européenne consiste précisément à déposséder chaque peuple du droit de décider de son avenir, et notamment à empêcher toute avancée sociale ou démocratique, la CGT dans un document de Congrès avait formulé un étrange vœu pieux : « l’Europe doit être identifiée comme protectrice et pas comme une menace pour les travailleurs ». Pour qui est habitué à la littérature de Bruxelles, cette phrase reprend mot pour mot les éléments de langage ressassés par la Commission européenne.
Les termes ont leur importance, dans ce cas, ils mènent à l’impasse et à l’alignement sur la pensée dominante. Ainsi, ce même document affirme que, « la CGT, avec d’autres au sein de la CES, porte un socle social harmonisant les droits (…) ». Or, le « socle social » est une invention spécifiquement bruxelloise, et l’ « harmonisation » est le concept caractéristique de l’intégration européenne. Des concepts qui ont peu à voir avec la CGT, le syndicalisme, les luttes des salariés pour arracher des conquêtes sociales, mais à tout à voir avec le nivellement par le bas.
Dans ces conditions et fort logiquement la CES se prononce pour accélérer l’intégration régionale et fait de la défense de l’euro un impératif. Ce choix signifie austérité pour les peuples et cadeaux pour les riches, les entreprises comme on l’a vu avec les milliards déversés au cours des deux dernières années et qui ont contribué à entretenir la spéculation financière au détriment des salaires, de l’emploi et du produire français. Plutôt que de confronter cette orientation les syndicats dont la CGT en rabat par des propositions conciliantes dans l’espoir de trouver des compromis pour des négociations en faveur du « Pacte vert européen » un partenariat exempt de toutes mobilisations des travailleurs. Certains rêvent d’arriver à une forme d’union sacrée à la carte sur l’environnement, l’économie et sur le social comme sur la crise internationale. C’est-à-dire une forme d’association capital/travail dans un rapport consanguin avec le Capital et les institutions européennes.
Faut-il le rappeler ? En 1999, l’adhésion de la CGT à la Confédération européenne des syndicats devait transformer cette dernière en organisation de lutte. Deux décennies plus tard, tout se passe comme si la transfusion idéologique s’était opérée dans le sens inverse.
Initiative Communiste : La CGT paraît traverser une crise existentielle, crise de gouvernance, fossé entre nombre de syndicats, de branches et d’UD, et la confédé CGT. En embuscade, il y a la CES et la CFDT, toutes deux présidées par Laurent Berger, désireuses d’aligner enfin la France sur le paysage syndical allemand et européen dominé par la collaboration des classes. Comment les syndicalistes de lutte peuvent-ils s’emparer offensivement de ces enjeux à l’approche d’un congrès décisif ?
Jean-Pierre Page : « Elle ne paraît pas », elle traverse une crise existentielle qui touche à ses orientations, à sa relation au monde du travail tel qu’il est, et à sa manière de fonctionner. Cela fait beaucoup ! Il devient clair pour un grand nombre d’organisations de la CGT que les choses ne peuvent continuer ainsi sans risques lourds pour le devenir de la CGT elle-même.
Le choix est fait par exemple de privilégier des objectifs sociétaux au détriment de la défense intransigeante des revendications d’où cette prédilection pour un syndicalisme rassemblé. La direction de la CGT fait depuis un certain temps le choix de vouloir réformer le syndicalisme par une alliance euro-compatible avec la FSU, Solidaires et des ONG comme Greenpeace, dans le cadre du collectif « plus jamais ça, pour un sursaut écologique et social ». C’est une impasse qui conduit à diluer l’identité de la CGT et ce qui a toujours fait sa singularité. Malgré les nombreuses interpellations dont les dirigeants de la CGT font l’objet, ces derniers persévèrent dans cette voie sans issue ! Il en va de ce sujet comme d’autres, ainsi de la stratégie de luttes cela se fait sans aucun débat démocratique, on impose des mots d’ordre déconnectés de tout réel. Ce fût le cas avec le fiasco de l’action décidée par la Confédération le 17 mars. Dans le meilleur des cas, on informe les militants de manière condescendante ! C’est inacceptable ! On vide ainsi la confédéralisation de toute sa signification. On y renonce pour en revenir à un corporatisme désuet qui divise et oppose les organisations de la CGT entre elles. Ce sont là quelques exemples qui démontreraient si il le fallait l’impasse dans laquelle se trouve le syndicalisme en général et celui de la CGT en particulier.
Paradoxalement, si cette situation est à hauts risques, il serait préjudiciable de croire qu’elle est sans opportunités. Si par leur esprit d’initiative les organisations de la CGT prennent en compte la montée des mécontentements, de l’exaspération et des exigences sociales comme démocratiques qu’expriment les travailleurs, cela peut constituer un formidable levier en faveur d’une rupture avec les pratiques syndicales anciennes et créer les conditions d’une alternative ouvrant la voie à la construction d’un rapport des forces et à des résultats. Cela implique de mener une lutte de classes avec confiance en sachant que « lorsqu’une idée s’empare des masses elle peut devenir une force matérielle ». C’est vrai également dans la CGT. C’est ce à quoi nous assistons avec l’importante déclaration commune et l’Appel à l’action du 31 mars de plusieurs organisations de la CGT comme les fédérations Mines-Energie, Cheminots, Industries Chimiques, Commerce, Affaires Sociales, Services Publics et plusieurs UD comme celles des Bouches-du-Rhône, du Val-de-Marne, du Nord, du Tarn-et-Garonne, de l’Indre, du Cher et de la Marne. Il ne fait pas de doute que ce mouvement va s’élargir et influer sur le prochain congrès confédéral de 2023. C’est une bonne chose ! Il faut encourager partout cette démarche, elle peut contribuer a redonner à la CGT les couleurs rouges qui sont les siennes.