Nous reproduisons ci-après l’entretien donnée par Annie Lacroix-Riz au journal belge l’Echo par la journaliste Caroline Gueuzaine sous le titre Quand l’économie française était au service des nazis, s’appuyant sur son livre Industriels et banquiers français sous l’Occupation qui pose la question de la collaboration économique avec le Reich et Vichy.
1) Comment la haute banque et la grande industrie françaises ont-elles réagi à l’arrivée des Allemands à l’été 1940 ?
Leurs éléments non-juifs ont manifesté la satisfaction que pouvait procurer le succès d’un événement prévu et parfois souhaité ouvertement. Le 28 février 1939, la Chambre de commerce de Paris, haut lieu des milieux financiers parisiens et nationaux, fonda, à la Chambre des Députés, son nouveau « Centre économique franco-allemand », et son président, Louis Férasson, présenta au « comité » restreint dudit centre « son programme d’action » : parmi les hommes pressentis pour son application figuraient deux champions de la collaboration économique à venir, Georges-Jean Painvin, PDG d’Ugine, et Marcel Paul-Cavallier, PDG de Pont-à-Mousson.
Les banquiers, industriels ou hauts fonctionnaires allemands chargés des questions économiques nommés depuis juin 1940 à la section Wi (Wirtschaft) du Militärbefehlshaber in Frankreich dirigée par Elmar Michel ou à la Commission allemande d’armistice de Wiesbaden dirigée par Hemmen, étaient des interlocuteurs habituels avant-guerre. Désormais sous l’uniforme, ils se félicitèrent de l’accueil personnel chaleureux qu’ils avaient reçu dès juillet-août de leurs homologues français rentrés à Paris.
2) Vous parlez d’une collaboration d’avant-guerre et celle durant l’Occupation. En quoi celle-ci sera différente de la première ?
Les différences furent de degré plus que de nature. Tous les aspects de la collaboration économique dataient de l’avant-guerre, mais ils furent tous considérablement développés après l’invasion. Un volet financier en fut partiellement inversé : l’Allemagne continua à honorer scrupuleusement sa « dette privée », via la Banque des règlements internationaux à Bâle : elle la régla, comme prévu par les statuts de la BRI, en or (volé), jusqu’en avril 1945 ; mais elle n’eut plus à emprunter comme depuis 1923-1924 : les frais d’occupation et le clearing lui procuraient plus que les montants nécessaires remarque valant pour tous les pays occupés occidentaux.
Les commandes allemandes assurèrent la totalité des marchés industriels, au service de l’économie de guerre. Les cartels d’avant-guerre, entamés en 1926-1927 par l’acier et la chimie, furent modifiés au profit du Reich. Ceux qui manquaient furent constitués : « le comité européen de l’automobile », cartel surtout franco-allemand (associant l’Italie) dont Louis Renault avait prôné la création à Hitler dans un long entretien de février 1935 à la chancellerie du Reich, fut fondé entre novembre 1940 et mars 1941 par son neveu et ancien directeur général des Usines Renault, François Lehideux, « directeur responsable du Comité d’organisation de l’automobile » (30 septembre 1940-août 1944), premier CO créé. Les grandes « sociétés mixtes » de 1940-1941, dominées par l’IG Farben, avaient souvent été précédées de mariages de capitaux soustraits au fisc, en Suisse. Les énormes cessions de titres de l’Occupation avaient été amorcées par la vente en 1938-1939 après l’Anschluss, la livraison des Sudètes, puis l’invasion totale de la Tchécoslovaquie des titres investis dans l’empire financier français fondé depuis 1918 en Europe centrale et orientale: Schneider avait vendu à Krupp dès le 1er décembre 1938 l’ancien fleuron de sa couronne, Skoda. Ces cessions d’avant-guerre, intervenues en pleine aryanisation du Reich, comportèrent cette dimension, que Raul Hilberg a étudiée naguère. Évidemment, depuis l’été 1940, l’aryanisation s’hypertrophia, en France même et dans les groupes français d’Europe occupée. Le sens de l’initiative fut symbolisé à l’été 1940 par l’offre spontanée du président des agents de change d’évincer les juifs de la Bourse de Paris ou la demande d’un gestionnaire d’immeubles des beaux quartiers, de préserver de toute réquisition les « aryens » en affaires avec les Allemands, liste des « non-aryens » à l’appui.
Sur les plans politique et mondain, la collaboration systématisa aussi l’intimité d’avant-guerre. Depuis 1933, le futur ambassadeur du Reich de juin 1940, Otto Abetz, en navette Paris-Berlin, fréquentait assidûment, avec ses amis allemands, financiers, diplomates, journalistes déjà en poste parisien à Paris, la bonne société parisienne, et fondait de grands espoirs sur son vif antisémitisme. Ces mondanités explosèrent depuis novembre 1935, date de création officielle à Paris par Ribbentrop du Comité France-Allemagne (héritier d’un organisme créé en 1926 avec le cartel international de l’acier), et surtout après la conférence de Munich (30 septembre 1938).
3) Vous racontez aussi que Vichy n’a pas eu besoin de pousser les capitalistes à la collaboration. Des cartels « européens » (dominés par les entreprises nazies), des sociétés mixtes franco-allemandes poussent comme des champignons. En envahissant la France, les Allemands s’attendaient-ils à une telle « obéissance » de la part des forces dirigeantes ?
Avant-guerre, les Allemands, je l’ai montré Le choix de la défaite et De Munich à Vichy, avaient été parfois surpris par la surenchère à chaque grande étape des abandons militaires et territoriaux français face à l’expansion du Reich « sans guerre » : volonté d’accord à tout prix sur la Sarre avant le plébiscite de janvier 1935, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, et plus encore avant et après « Munich ». L’Occupation accrut leurs sarcasmes sur la souplesse d’échine de leurs interlocuteurs, pas leur surprise. Avec la dégradation du rapport de forces militaires depuis le second semestre 1941, ils déplorèrent et commentèrent la baisse d’enthousiasme de leurs partenaires, ministres (financiers ou non) et financiers stricto sensu.
4) On ne peut donc pas parler de collaboration avec l’ « ennemi », mais plutôt l’ « ami »…
Exactement.
5) On entend parfois dire qu’à l’époque, on n’avait pas le choix… Est-ce vrai ?
« On » est sans objet ici. « La question de la contrainte » exercée par Vichy ou l’occupant « en 1940-1941 » sur les « dirigeants de la finance et de l’industrie » a été inventée a posteriori, conclut en juillet 1945 le rapport de la commission d’enquête de la région Rhône-Alpes sur Ugine : celle de « la résistance ne s’est jamais vraiment posée » à eux; « aberrante, étrangère à leurs préoccupations », elle « est restée longtemps pour eux absurde et sans objet puisque une lutte contre soi-même ».
6) Qu’est-il advenu de l’or belge ?
Ce dossier, spectaculaire, ne surprend que si on ignore l’histoire antérieure, avec la remise volontaire 1° à la Reichsbank par la BRI, Banques d’Angleterre et de France en tête, de l’or (physiquement à Londres) de la Banque nationale d’Autriche en mars 1938, puis de la Banque nationale de Tchécoslovaquie en mars 1939 ; 2° à la Banque d’Espagne par la Banque de France, en juillet 1939, de l’or (physiquement à Lannemezan) que sa consœur lui avait confié au début de la république (1931), or que Berlin exigeait de Franco en paiement des services rendus depuis juillet 1936.
La Banque nationale de Belgique avait en 1939 et 1940 confié ses 200 tonnes de réserves d’or à sa consœur française qui, en juin 1940, les évacua avec le sien en Afrique de l’Ouest, inaccessible à la Wehrmacht. Mais certains dirigeants de la Banque de France voulaient autant que Laval plaire à la Reichsbank, qui revendiquait aussi l’or belge – plus grosse réserve d’Europe continentale après celle de France. Son gouverneur Pierre Fournier avait déjà guidé les trois opérations précédentes et répugnait à recommencer. Début septembre 1940, il céda donc son poste (pour prendre la présidence de la SNCF) au piaffant vice-gouverneur de la Banque de France, Yves Bréart de Boisanger. Celui-ci, également chef de la délégation française à la Commission allemande d’armistice, signa avec Hemmen, ravi de son empressement, deux « accords » franco-allemands déguisant la Reichsbank en mandataire de la Banque nationale de Belgique : 1° une prétendue « Convention franco-belge sur l’or du 29 octobre 1940 », qu’aucune autorité bancaire belge, tant « en exil » que revenue en Belgique occupée (le président de la Banque nationale de Belgique Janssen), n’accepta de signer; 2° un « protocole additionnel » à cet accord », le 11 décembre 1940. De Boisanger balaya les mises en garde écrites répétées du responsable de son service des études économiques Jean Bolgert contre ce grave manquement à l’honneur et « aux obligations fondamentales du dépositaire ». Mais il fit rédiger par le même responsable juridique qu’en 1939 pour l’or espagnol le même décret (secret) de protection étatique contre toute poursuite ultérieure. L’affaire s’acheva le 4 mai 1942 après 21 « transports d’or » Kayes (Soudan français)-Alger-Marseille effectués depuis le 3 novembre 1940 et pris en charge à Marseille (en zone non occupée) par des délégués de la Reichsbank. La « précieuse intervention » de Boisanger à toute étape et le zèle général valurent aux Français les « remerciements les plus sincères » du directoire de la Reichsbank le 8 juin 1942.
Boisanger, après avoir tenté de maquiller en 1943-1944 ses œuvres de 1940-1942, dut céder sa place à la Libération, et la Banque de France livra en octobre 1944 200 tonnes de son propre or, sis à New York, à sa consœur belge lésée, désormais satisfaite et muette. C’est le contribuable français qui « remboursa », par un bon du Trésor de 10 milliards de francs, à la Banque de France le « dommage » ainsi occasionné. Harcelant l’État gaulliste depuis l’été septembre 1944 pour s’assurer le remboursement stipulé en cas de contestation future par le décret secret de Vichy, elle l’obtint à l’été 1945. Le même mutisme qu’en Belgique régna en France sur toute l’affaire, « remboursement » inclus : les juristes de la Banque de France avaient mesuré le péril politique d’une publicité de ce recours aux Français, victimes de « dommages de guerre » ou non, afin de compenser la perte subie pour s’être mise dans « une situation déshonorante », alors que les juifs spoliés du « fait du Gouvernement français [Vichy] » ne seraient, sauf exception, pas indemnisés par l’État gaulliste.
7) Votre livre concerne essentiellement les industriels et les banquiers français sous l’Occupation. Est-ce que la Belgique, ou d’autres pays en Europe, ont entretenu des relations similaires avec l’Occupant ?
Oui, c’est même par l’étude du cas belge qu’ont été abordés, dès 1977, les liens entre collaboration d’avant-guerre et d’Occupation, via la thèse de John Gillingham, Belgian Business in the Nazi New Order.
8) Ce qui interpelle dans votre livre, c’est que la déportation des populations dans les camps, et la « solution finale » d’Hitler importent finalement peu. Si la collaboration était économique, l’était-elle aussi sur le plan des idées ?
Violences idéologique et économique, aggravées par la crise et la guerre, ne se distinguaient pas. Cette réalité est illustrée par l’évacuation-destruction du Vieux Port de Marseille des 23-24 janvier 1943, modèle de liaison entre répression policière et spéculation immobilière des banques pour la rénovation du quartier, planifiée « depuis 1929 » : l’opération, préparée depuis 1942, entraîna l’expulsion de 40 à 50 000 personnes et l’arrestation de 6 000, dont des juifs, étrangers et français, tous déportés. Elle fut planifiée tout janvier 1943 à Paris et Marseille par le Français René Bousquet et l’Allemand Helmut Knochen, l’un des deux chefs de la Gestapo en France, qui, dûment informés des aspects immobiliers du dossier, la dirigèrent sur place. Les travaux de destructions et de réaménagement suivirent immédiatement.
9) Aujourd’hui, comment réagissent les grandes industries qui ont entretenu des relations troubles avec l’Occupant. Y a-t-il des tentatives de réhabilitation ?
La Suisse a été pionnière d’études indépendantes, avant les enquêtes officielles imposées depuis 1995 par les plaintes d’héritiers américains de juifs européens déportés. Aux États-Unis, en Allemagne, les firmes également poursuivies ont financé des « universitaires particulièrement prestigieux (highly acclaimed academics) » pour étudier leur histoire de 1933 à 1945, leur soumettant leurs archives, certes lacunaires. La France a échappé au tumulte international, SNCF exclue (qui a surmonté l’obstacle). La réhabilitation des entreprises privées ou publiques y est d’autant plus aisée qu’elles ont développé depuis une vingtaine d’années une « histoire de communication » en subventionnant des historiens. Évacuant les sources d’avant-guerre et d’Occupation, proscrivant le terme de « collaboration », cette production historique jouit d’une grande publicité éditoriale, à l’inverse des travaux indépendants.
10) On imagine que votre discours doit en surprendre plus d’un dans l’Hexagone. Comment est-il accueilli ?
Certains historiens ont vivement réagi par voie de presse ou académique quand, dans les années 1990, j’ai continué à user du concept de « collaboration » en voie d’abandon et cité, parmi ses exemples, la livraison à l’Allemagne du Zyklon B fabriqué par une société mixte Ugine-Degesch (propriété Degussa-IG Farben). Quand j’ai publié sur la collaboration franco-allemande, économique et politique préparatoire à l’Occupation, l’indignation a fait place au mutisme. J’attends la suite.
12) Au cours de vos recherches, qu’avez-vous appris qui vous ait le plus surprise ou choquée?
J’ai été surprise, au début, que l’antisémitisme mêlé d’avidité ait aboli jusqu’au respect de la propriété privée, en découvrant la recommandation par des personnages comme François de Wendel ou Pierre Taittinger d’obligés, parents ou familiers pour la direction d’affaires aryanisées, et la proposition réitérée du président « aryen » du comité d’organisation du vêtement, Jacques Guénin, aryanisateur inlassable depuis l’automne 1940, de « récupérer » après la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942, les machines à coudre – proclamées « d’importance vitale pour notre profession » des juifs tout juste déportés, dont il avait forcément compris qu’ils ne reviendraient pas.
Depuis 1999, j’ai lu tant de documents sur la violence sociale, politique, ethnique que rien ne me surprend. Quant aux chocs, je m’efforce d’appliquer à « l’effarante réalité » livrée par les sources (Alexandre Jardin) l’examen au scalpel qu’a prôné Raul Hilberg dans son maître livre, à l’origine rejeté par toutes les éditions universitaires ou commerciales, La destruction des juifs d’Europe.
Annie Lacroix-Riz est historienne professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris VII-Denis Diderot
auteur notamment des livres suivants :
Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, coll. « Références » Histoire, 1999, 661 p.réédité en septembre 2007
L’histoire contemporaine sous influence, Pantin, Le temps des cerises, 2004, 145 p.,2e édition (1e, 120 p.), tirage 2010
Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006, 671 p., réimprimé en janvier 2007 et novembre 2008, nouvelle édition complétée
et révisée, janvier 2010, 679 p.
L’intégration européenne de la France. La tutelle de l’Allemagne et des États-Unis, Pantin, Le temps des cerises, 2007, 108 p.
De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, ArmandColin, 2008, 408 p.
Annie Lacroix-Riz est également membre du PRCF.